dimanche 21 février 2016

Patrimoine artistique : Jean Sénac le long périple d’un pied noir à la rencontre du peuple algérien

Hamid Nacer Khodja, Professeur de littérature à l’université à Djelfa, a consacré l’essentiel de sa carrière de chercheur à l’exhumation, la mise à jour et mise en contexte de l’œuvre littéraire de Jean Sénac. Le poète a tant écrit ! Lui qui a aussi  abordé le champ des arts plastiques, crayonnant lui-même portraits et dessins au fil des rencontres… Pour nous entretenir avec le chercheur et écrivain, nous avons passé la barrière de l’Atlas blidéen et emprunté la route des hauts plateaux jusqu’à la lisière de la steppe (boisée) où se trouve le gros centre urbain qu’est Djelfa. L’homme et ses proches nous reçoivent comme on reçoit un membre de la famille…

Hamid Nacer Khodja (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Globalement, tu as consacré tous tes travaux d’universitaire, toutes tes recherches, tes décryptages de documentations et rédactions de quelques milliers de pages «à tonton Sénac » comme tu l’appelles affectueusement. C’est, sur plusieurs décennies, une œuvre monumentale. Pourquoi ce choix et cette concentration ?

D’abord, parce que j’ai connu Sénac personnellement. Dans son dernier testament, qui date du 2 mai 1973, je suis membre de son comité littéraire qui doit s’occuper de son œuvre posthume. Un testament où il dit que ses œuvres appartiennent à l’Algérie, et qu’il cède tout à la Bibliothèque nationale : ses œuvres, ses manuscrits, les livres de sa bibliothèque, ses revues, ses émissions, ses films, dont « Diwan echams » qu’il avait produit à la télévision. Une émission qui donnait la parole à la relation existant l’art et l’image.
Il avait aussi fait une émission sur « Les Aouchimistes », le groupe Aouchem ; sur Baya également. C’est d’ailleurs Sénac qui a révélé Baya en Algérie. Baya était connue grâce à André Breton, à la Galerie Maeght, etc, en novembre 47 en France. Mais en Algérie elle était curieusement méconnue.

Et quand as-tu connu Sénac ?

J’étais jeune ! Il faisait une émission à la radio qui s’appelait « Poésie sur tous les fronts ». C’était entre 1967 et 1971. Cette émission était très écoutée par les jeunes. C’était une émission d’avant-garde qui donnait la parole aux poètes du tiers-monde qui étaient à la mode. Aux poètes engagés. A la revue « Souffles » du poète Laabi. A la poésie arabe, mais surtout, surtout aux jeunes poètes algériens. C’est ainsi qu’il a révélé beaucoup de jeunes talents, comme Rachid Boudjedra, Ahmed Azeggagh, Youcef Sebti, Malek Alloula et tant d’autres… Et moi aussi, évidemment…

Avant d’aller plus avant, quel était la composition de ce comité institué par testament …

Ou cénacle sénaquien. Parmi les membres de ce comité littéraire, j’étais le dernier, avec Djamel Eddine Bencheikh, Rachid Boudjedra,  Jean de Maisonseul, Malek Alloula, Jean Pélégri, Anne Krief, la fille du grand journaliste Claude krief ami de Sénac ; autour de Jacques Miel qui est le fils adoptif de Sénac.

Mais tu sembles être un des rares, si ce n’est le seul, à avoir respecté l’engagement de mener ce travail, et ce d’une manière prodigieuse…

Hélas ! J’aurais aimé que d’autres s’occupent de l’œuvre de Sénac. Mais cela ne s’est pas fait pour des raisons qui leur appartiennent. C’est à eux de justifier, pour ceux qui sont vivants, parce que la plupart sont morts. Il ne reste plus grand monde de ce petit comité…

Revenons aux débuts de Jean Sénac qui commence sa carrière d’écrivain en tant que critique d’art…

Déjà adolescent, Sénac adorait dessiner dans un style très académique. Il avait obtenu plusieurs prix de dessin durant la deuxième guerre mondiale, lors de concours floraux, ou de reproduction de l’image de Jeanne d’Arc…

A partir de 18 ans, à Oran où il habite, il commence à fréquenter les galeries notamment la fameuse galerie Colline de Charles Martin qui était le pôle artistique de tout l’oranais. Cette galerie exposait des européens et parfois des autochtones…
A partir de là, Sénac commence à écrire sur l’art dans ses carnets intimes, ensuite des articles dans la presse locale d’Oran, notamment dans Oran républicain, un journal qui était né dans la mouvance du Front populaire. Ses articles aient d’ailleurs très estimés, parce qu’il était réellement connaisseur.

Il avait une solide culture autant plastique que littéraire ?

Non. C’était plutôt intuitif pour lui au départ. L’avantage de Sénac est qu’à cette époque l’orientalisme dominait quasiment la peinture officielle en Algérie, avec le semi figuratif, soutenus par des salons financés par le Gouvernement général et certaines sociétés, dont une créée par Etienne Dinet à la fin du 19 ème siècle à Paris…  Sénac, prenant le contre pied de ce courant dominant, a été le premier à défendre l’art abstrait qui était totalement inconnu en Algérie alors qu’il était né au début du siècle en Europe. C’est dire la coupure artistique entre la France et sa colonie…. Sénac a débuté sa critique sur les peintres européens d’Algérie qui commençaient à émerger. Ses articles ont provoqués un réel intérêt et étaient demandés par les lecteurs (en tenant compte de la correspondance du directeur d’Oran républicain à Sénac qu’on trouve à la Bibliothèque nationale d’Algérie).
Puis, par le plus grand des hasards, quand il vient s’installer à Alger, -il avait été engagé durant la deuxième guerre mondiale à Blida-, il rencontre le petit microcosme littéraire et artistique de l’Algérie.
La capitale de l’Empire n’était pas Oran (même si la galerie Colline a joué un rôle déterminant), mais Alger où il y a l’association des écrivains algériens promotrice de l’algérianisme  (première école littéraire française née hors de France), il y avait aussi Emmanuel Roblès, les écrivains de l’Ecole d’Alger ; beaucoup de galeries d’art  dont celle d’Edmond Charlot.

Maria Manton, La Fête arabe
Huile, 1946


C’est à partir de là que Sénac se met à fréquenter Sauveur Galliéro et tous les peintres natifs d’Algérie tels Louis Bénisti, Jean de Maisonseul, Maria Menton de Blida et Louis Nallard (qui ont joué un rôle important dans sa vie) et bien d’autres. Il écrivait sur eux d’excellents ou magnifiques articles soit dans Oran républicain, quotidien, soit dans l’Africain, un hebdomadaire d’extrême droite où Sénac arrivait à passer des articles de gauche!...
Ce qui est curieux, c’est qu’à cette époque Sénac n’écrit sur aucun peintre algérien, aucun.

Même Abdelkader Guermaz qui expose à la galerie Colline?

Même Guermaz. Il ne les connaissait pas tout simplement parce qu’il vivait encore dans un milieu exclusivement européen. Il se sentait bien et n’avait alors aucun problème de conscience comme à partir de 1950…

Sénac rencontre Simone de Beauvoir en février 1946 à l’Hôtel Aletti et en fait immédiatement un dessin


 Mais contrairement aux peintres, il a déjà écrit sur des écrivains algériens. Il est le premier à écrire sur Mouloud Feraoun en janvier 1946 ; parce que Feraoun avait participé au Grand prix littéraire de l’Algérie, et il en rend compte à deux reprises dans la presse. La première fois avec son préjugé de pied noir en disant « Ce petit instituteur indigène qui participe avec son roman Mérad instituteur kabyle»…
Il est également le premier à parler de Mohamed Dib. Parce qu’il l’a rencontré à Sidi Madani, prés de Blida. Aux réunions de Sidi Madani , entre janvier et mars 1948, ont lieu d’importantes rencontres entre les écrivains français et les écrivains algériens et autres artistes. C’est là que Sénac fait la connaissance de Mohamed Racim, Malek Benabi. C’était quelque chose de novateur et de sensationnel dans le contexte colonial d’alors puisqu’il y avait Louis Guilloux, Jean Tortel, Jean Cayrol qui venaient de France rencontrer leurs collègues algériens qui débutaient. Kateb Yacine était lui en voyage en France, mais il y eut la venue de Camus.
Les Algériens vont beaucoup profiter de ces rencontres. C’est Jean Cayrol qui va introduire Mohamed Dib aux éditions du Seuil à Paris et Emmanuel Roblès qui va les éditer dans sa collection Méditerranée. Côté algérien, les rencontres de Sidi Madani sont des entrevues capitales.
Il y a des revues qui naissent, comme la revue Forge de Roblès, de Louis Julien qui était communiste et d’El Boudali Safir qui était chargé des ELAK : Emissions en langues arabe et kabyle à Radio Alger. C’est d’ailleurs El Boudali Safir, musicologue de formation, qui va inventer à ce moment là la fameuse expression de « musique châabi » en 1947-48.

Louis Guilloux, auteur de Le pain des rêves (1942) et Albert Camus à Sidi Madani en 1948


Sénac comme les écrivains algériens vont être baignés dans toute cette atmosphère, et qui avec le recul du temps va s’avérer être déterminante pour beaucoup d’entre eux. Pour Sénac aussi puisqu’il rencontre là pour la première fois Camus et sa femme, avec qui il était en correspondance. Et Camus va lui faire lire le poète René Char qu’il ne connaissait pas avant Sidi Madani… Il y a comme ça des rencontres heureuses ! Des rencontres déterminantes pour un homme. Sénac a eu cette chance d’être là au bon moment, après la deuxième guerre mondiale…


Mohamed Dib et Jean Senac à Tlemcen en 1952



COUSCOUS POUR PICASSO ET REVELATION NATIONALITAIRE POUR SENAC

L’autre chance et bonne rencontre c’est celle qu’il a avec Baya?

Oui. C’est lui qui lui organise une exposition en avril 1950 à Alger, à l’occasion de la sortie du numéro 2 de la revue « Soleil », qu’il dirigeait. Le numéro comprenait des dessins de Baya et des boqala
Mais bien avant qu’il ne la rencontre, Baya vivait chez Margueritte Mac Owen, Margueritte Camina de son nom de jeune fille. Elle avait épousée monsieur Mac Owen qui était un écossait travaillant au consulat de Grande Bretagne . Il y travaillait comme attaché culturel et lui-même était peintre. Et c’est la grand-mère de Baya qui allait travailler chez les Mac Owen qui avaient une ferme à Fort de l’eau. C’est grâce à cette grand-mère qu’on a découvert le talent de Baya…

Dessin de Baya,
Pour la revue Soleil, n°2


Puis Margueritte Mac Owen élève Baya. Elle lui fournit tout ce qu’il faut pour peindre en lui disant de « ne pas imiter les autres »… Miracle ! En 1947 vient Aimé Maeght à Alger pour une succession du peintre Bonnard. Jean de Maisonseul lui présente Camina, parce que Jean de Maisonseul sera le futur époux de la nièce de Camina Mac Owen, Mireille… Et Maeght va être surpris et émerveillé par la fraicheur des travaux de la jeune Baya, qui n’a que 17 ans. De là il lui organise la fameuse exposition de la rue de Téhéran. Imaginez : une gamine qui fait une exposition dans la plus merveilleuse, la plus prestigieuse  galerie d’art parisienne ! Avec des textes d’André Breton, d’Emile Dermenghem, de Maeght aussi ; et un conte Baya « Le grand zoizo »… Et Baya devient célèbre du jour au lendemain ! Elle obtient la une dans tous les journaux français, et même  dans le magazine international Vogue, et signé par qui ? Par Edmonde Charles Roux qui vient de mourir… C’est en fait elle qui a signé le tout premier article de presse sur Baya !

Image du visage adolescent de Baya extrait d’un film de moins de deux minutes
réalisé à l’exposition de 1947 à la Galerie Maeght à Paris


Portrait de Jean Sénac, par Orlando Pelayo, Alger, avril 1950



Ce n’est qu’au retour de Baya en Algérie que Senac va la rencontrer. Parce que Baya est resté un certain temps en France et a même travaillé avec Picasso à l’atelier céramique de Madoura, à Vallauris… Picasso lui-même était surpris qu’une pareille gamine sache si bien faire et si rapidement de la poterie alors que lui mettait du temps ! Elle faisait du couscous à Picasso ! Il adorait ! Mais elle n’était pas consciente de la chance de rencontrer des hommes aussi illustres, surtout des géants comme Breton et Picasso…
Quand elle est rentrée, elle a été justement prise en charge par madame Camina qui va devenir madame Benoura, en épousant le juge cadi Mohamed Benoura, de l’Association des Musulmans Algériens, le tuteur de Baya qui n’avait pas de parents. Camina qui va mourir en 1989 à Cuers (dans son Var natal), élèvera Baya à Alger jusqu’à son mariage en 1953 avec Mahieddine, alors à ses secondes noces avec enfants. Mahieddinne était musicien (chaâbi et andalou), d’où  l’apparition d’instruments de musique dans les œuvres de Baya après l’indépendance car elle n’a rien produit d’artistique entre 1953 et 1963 si ce n’est cinq beaux enfants. Née en 1930 Baya a alors 23 ans, elle est majeure. Comme Sénac était ami des Maisonseul, c’est dans ce cadre qu’il connu Baya.

Baya,
par Sauveur Galliéro, 1950


Sénac est enthousiasmé. Il écrit  même: « Dieu a créé le monde en 7 jours, ensuite il a créé Baya »… Il voyait en Baya non seulement une merveilleuse artiste à qui il a dédié deux ou trois poèmes, non seulement celle qui l’a aidée à traduire les boqala, mais aussi il y voyait déjà un symbole de son peuple.
Car dès 1950, Sénac prend conscience qu’il n’appartient plus lui-même au peuple pied-noir, parce que raciste, avec des tas de préjugés, mais qu’il appartient au « peuple arabe ». Ce qui lui a fait prendre conscience de cela c’est non seulement Baya, mais aussi Sauveur Galliéro, un autre peintre… Et c’est curieux que ce soit deux peintres qui lui font prendre conscience de son lien profond et politique avec le peuple algérien…



Galliéro (sur qui Sénac écrit plusieurs articles et des poèmes) habitait en bordure de la Casbah. C’était un puissant artiste anticonformiste. Un hipie avant la lettre, et qui habitait « avec les arabes ». Il parlait arabe. Il avait de très bonnes relations avec ses voisins. C’est lui qui fait connaitre à Sénac non pas la Casbah mystérieuse, exotique, des touristes à la « Pépé le Moko » mais la Casbah des travailleurs, la Casbah de la misère, la Casbah de la musique, des marchands de beignets et de jasmin… Ce qui a bouleversé Sénac, surtout de voir des enfants pauvres, qui pouvaient dormir entre deux cartons… C’était insupportable. Il disait : « je suis pauvre, mais il y a des gens encore plus pauvres que moi ! Plus miséreux que moi ! Ce n’est pas possible que l’Eglise laisse faire une telle misère, que le Gouvernement général accepte une pauvreté si intolérable…».

A un moment donc où l’histoire se nouait…

Oui, époque où en France il y avait après la guerre une réelle volonté de renouvellement, de construction, d’esprit nouveau. Le Lettrisme venait de naitre. L’Existentialisme était à son apogée. Saint Germain des près était le quartier mondial qu’il fallait fréquenter à l’époque. Même si tout cela n’existait pas à Alger il y avait de petites revues, des expositions mais surtout le fait que les Musulmans, les Indigènes, les Autochtones comme on les appelait, commençaient à émerger en nombre appréciable au plan littéraire et artistique.

Une toile de Azwaw Mammeri qui avait commencé d’exposer à Paris dés 1917



Avant, les musulmans exposaient à part dans des foyers musulmans. Racim était presque un peintre officiel. Azwaw Mammeri. Hacène Benaboura. Baya. Yelles. Benanteur et Khadda ont commencé à exposer… Ca germait. Ce sont des peintres qui vont s’illustrer pendant la guerre d’Algérie. Azwaw Mammeri va avoir le Grand prix artistique d’Algérie que n’o nt pas eu beaucoup de peintres y compris de la Villa Abdelatif qui était la Médicis de ce côté ci de la Méditerranée. Benaboura aura ce grand prix d’Algérie avant Galliéro qui …ne l’aura qu’en 1961, à la veille de l’indépendance. C’est d’ailleurs le dernier à l’obtenir… Tous ces peintres Sénac va les évoquer avant 1954 ou alors …en France pendant la guerre d’Algérie.
On peut parler en ce commencement des années 50 de la montée d’un art plastique typiquement algérien, même s’il y avait beaucoup plus d’artistes européens qu’algériens.


Le peintre Hacène Benaboura (1898-1960)

Lauréat du Grand prix artistique de l’Algérie en 1957 dessiné par André Assus




Propos recueillis par Abderrahmane Djelfaoui

dimanche 14 février 2016

Le Cheval Algérie

Le hasard a voulu que je participe récemment à une visite de la ferme d’élevage Chikhaoui située entre les hauts plateaux du Sersou et les plaines steppiques qui commencent au-delà de la montagne du Nador, dans la région de Sougheur, wilaya de Tiaret. Dans le petit groupe qui eut à partager l’agréable disponibilité et sympathie du propriétaire de ce haras pour nous présenter ses poulinières, ses poulains et ses étalons, se trouvait une personne qui possède une profonde connaissance des chevaux d’Algérie tout en pratiquant le métier de préhistorienne, son enseignement et sa recherche depuis au moins quatre décennies …

La jument "Semra"  âgée de 4 ans, née à la ferme Chikhaoui  (photo Abderrahmane Djelfaoui)


« Il y a chez les Algériens du bled, me dit madame Ginette Aumassip, un amour du cheval qui dépasse l’entendement »… Effectivement, ayant fait remarquer à notre hôte éleveur que ses chevaux étaient très bien traités, parce qu’ils étaient très doux et sans peur avec des mères que l’on pouvait approcher (« ce qui n’est pas toujours le cas et est même rarement le cas ailleurs dont en France», notait-elle, « parce qu’il faut que l’animal sente bien qu’il est en toute confiance et qu’on a pour lui de l’affection, voire de l’amour »), l’éleveur qui est aussi un fin connaisseur de la vie quotidienne de la région  depuis le 18 ème siècle avait répondu  simplement: « Ils sont comme nos enfants ». « Autrement dit, souligne madame Aumassip,  le cheval n’est pas un simple objet de prestige comme dans beaucoup de sociétés contemporaines, mais dans l’Algérie des hauts plateaux, que ce soit vers Tiaret ou vers Sétif, le cheval est en un membre de la famille… D’ailleurs comme les villes à l’heure actuelle sont constituées de beaucoup de migrations en provenance des campagnes, il y a dans les villes une fraction importante de la population qui est encore extrêmement liée au cheval. Et une autre partie de la population, peut être par snobisme, acquiert pour elle et ses enfants un contact particulier avec le cheval, pour laquelle il est devenu un compagnon, un hobby… Le cheval fait partie de l’identité des Algériens et pour cela je lui accorde personnellement une position très forte.»

De ce type de constat, et de fil en aiguille, la discussion me mena personnellement à questionner madame Aumassip, préhistorienne, sur ce que, justement, avait pu être le cheval dans l’aire géographique représentée par l’Algérie d’aujourd’hui à l’époque de l’antiquité gréco-romaine, d’abord, puis de façon plus précise dans la lointaine, très lointaine préhistoire…

Où repère-t-on des dessins ou des peintures préhistoriques de chevaux ?

« On a de la gravure dans les zones rocheuses, dans la montagne. Ce qui veut dire qu’on a tout l’Atlas saharien et presque tout son long sur des centaines de kilomètres. Il y a évidemment des endroits qui sont peut être mieux connus et recensés comme la région de Djelfa et Laghouat pour ces chevaux. Il y a ensuite la Gara Benslaloum, au sud d’Ain Sefra où il y a pas mal de restes préhistoriques de chevaux gravés. On retrouve ces gravures dans les montagnes aujourd’hui arides, parce qu’il y a eu moins d’humidité et donc moins de détérioration de ces représentations à travers le temps. Elles ont été mieux conservées. Il est possible qu’il y en ait ailleurs. D’ailleurs de temps à autre on trouve des vestiges qui permettent de le confirmer. On en trouve ensuite énormément dans le Tassili. Cette région saharienne est d’une richesse inouïe. Mais de façon particulière, la représentation du cheval préhistorique est concentrée dans la région de Djanet et le long de la frontière libyenne.  Cette forte concentration reprend pour l’essentiel une image stéréotypée qui est celle d’un cheval dit  au galop volant… »


Madame Aumassip devant son ordinateur où elle montre l’arrivée de deux chars attelés chacun de deux chevaux
au galop peints sur une paroi du Tassili (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Peinture rupestre de deux chevaux de la préhistoire : Ce sont des chevaux dont le corps s’inscrit dans un carré. Ils ont la queue attachée bas, caractère propre au barbe. Environ 1500 ans avant JC 



La célèbre stèle d'Ibizar (Grande Kabylie), qui représente un cheval par sa queue plantée bas, sa forte encolure, sa tete fine aux orbites plates donne à penser que c'est un barbe.



Toujours à propos de cette question de course, madame Aumassip, fait un saut dans l’histoire pour rapporter une étonnante anecdote sur le cheval barbe écrite par Kadri. « En 1865, alors qu’il veillait au creusement du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps reçu en cadeau un cheval barbe venant de Tunis. Il fut plaisanté à ce sujet par le khédive d’alors Mohamed Said avec lequel il entretenait des relations d’amitié profonde (…) Lesseps riposta en organisant une joute. A ce défi participèrent 17 chevaux de choix de Syrie et d’Egypte (…) Le vainqueur de la course fut le barbe »…

Que peut-on déduire des caractéristiques de ce cheval préhistorique d’Afrique du nord?

« Le cheval préhistorique d’Afrique du nord était petit, c’est un fait certain. On le voit nettement sur les peintures du Tassili où l’on a le plus souvent deux chevaux qui sont en extension maximum attelés à un char. C’est une figure typique du Tassili qui pose aux spécialistes nombre de problèmes d’interprétation. Ces interprétations sont nombreuses. Pour ma part, je pense que ces gravures et dessins représentent des courses ; plus précisément le moment des arrivées de courses… Ainsi quand deux chars sont proches l’on remarque que le premier est en train d’arrêter ses chevaux, pendant que celui légèrement en arrière est encore en train d’arriver. On remarque que comme il ne gagnera pas, il baisse les bras… Pour moi ces deux peintures représentent tout à fait les caractéristiques d’une arrivée de course… C’est à une centaine de kilomètres de Djanet. C’est particulier à ce secteur là. On ne les retrouve pas tels que ailleurs… Ailleurs, nous n’avons pas de chevaux attelés, que ce soit dans le Hoggar, dans le sud oranais ou le sud algérois… Pendant longtemps certains préhistoriens mettaient cette différence sur le fait de la négligence du peintre puisque ce n’était pas conforme à tout le reste de la figure représentée qui est très précise, fine, stylisée. Toutefois des travaux de recherches ont été fait sur ce char et un ancien officier français, Jean Spruyte, qui s’y est beaucoup intéressé à démontré qu’en fait le nombre de rayon jouait sur la vitesse. Moins il y a de rayons et plus ça va vite. Cela a été un élément supplémentaire dans le travail d’interprétation pour aller vers la course, puisque, évidemment, dans la course la roue a un rôle des plus importants…»

Madame Aumassip qui est originaire de la Dordogne, me confiait en aparté, que c’est enfant, à l’âge de 8 ans, qu’elle avait vu les premières représentations préhistoriques dans sa région. On venait alors  à la fin de l’été 1940 de découvrir la grotte de Lascaux ( dans le Périgord noir  sur la commune de Montignac (Dordogne), à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Périgueux ) et elle eut comme les enfants de paysans et de la campagne de la région plaisir de découvrir étonnée, « mais sans comprendre ce que c’était » ces peintures avant le reste du monde, avant tous les officiels, les spécialistes, les journalistes  …

Gravure d’un cheval dans la grotte de Lascaux