mercredi 9 décembre 2015

BELKHODJA PERE ET FILLE AU TROT DES HAUTES PLAINES CEREALIERES

Belkhodja père et fille, Tiaret (Photo abderrahmane Djelfaoui)

Tout d’abord, reconnaissance et félicitations à Khadidja, la grande fille de Amar, pour avoir conçu et mené le projet d’un tel livre rare, chez nous.
Ce livre est « une somme » qu’on a plaisir à avoir à portée de main tant c’est un ouvrage qu’on ne lira pas nécessairement en ligne droite, de bout en bout,  mais peut être et surtout au bon hasard de la vie, de la surprise, de la découverte….
Parce que ce livre est celui des petits et grands témoignages, des reportages multiples et incessants, des rencontres en flux continu, des voyages et des réflexions, des coups de cœurs et des coups de gueule…. Un peu comme un immense jardin à moitié domestiqué et à moitié sauvage qu’on ne peut visiter que d’une façon neuve qu’en fonction, à chaque fois, de la lumière du jour, d’un souci, d’un insecte, de la trouée passagèrement lumineuse d’un nuage ou d’un souvenir….


« Amar Belkhodja, l’Arpenteur de la mémoire », est un long récit de vies concocté sous forme de puzzle par l’auteure, mais qui en racontant tant d’autres faits de sociétés, certains plus saillants et « étranges » ou « fous » que les précédents, finit par croquer le portrait en pied de Amar Belkhodja : un homme de parole ; un chercheur curieux et tenace, un citoyen bonhomme et récalcitrant qui aspire à la pleine citoyenneté et se donne à voir dans le sens même des témoignages sur son temps et, surtout, ne perd rien de sa confiance, de son rire, à travers les combats qui lui sont imposés par la Bêtise et la Duplicité de ce temps….
Fort impressionné par la complicité entre le père et la fille sur un tel projet biographique, nous avons rencontré la spécialiste des chevaux, la vétérinaire Khadija Belkhodja à l’occasion d’une dédicace …

L’ORIGINE DU PROJET

« Au départ, il y a prés de cinq ans, je voulais faire un recueil de toutes les dédicaces faites par mon père. Chacune d’elles était comme un poème et était très particulière, parce qu’il lui faut à chaque fois discuter avec la personne afin de personnaliser la dédicace. En même temps il faut que Amar lance un message ; une philosophie… J’ai donc commencé à faire des photocopies, mais au fur et à mesure j’ai vu que ce n’était pas pratique, puisque souvent mon père n’est pas à Tiaret, il est en voyage   ailleurs…
« L’autre raison, c’est que je suis son ainée, par rapport à mes frères et sœurs. Je l’ai suivi dans tous ses écrits. Je me rappelle de son premier livre, de 20 pages sur Ali Maachi, à compte d’auteur, de couverture verte ; j’en ai fait la vente. C’était l’époque où les partis politiques montaient sur scène. J’ai frappé à toutes les portes en rencontrant Boukrouh, les responsables du FFS, Ben Bella. Et c’est El Hachemi Cherif, que je ne connaissais pas, qui a acheté le plus d’exemplaires de ce livre. Les gens de Ben Bella m’ont dit : vous êtes en train de faire du trabendo avec le livre…
« J’ai vu aussi que pour la rédaction d’Ali El Hammami c’était très difficile pour lui, notamment dans la collecte des données. Il demandait aux gens de Tiaret de lui prêter leurs documents, des lettres, des manuscrits, des photos, des journaux, etc. Observant cela, je me disais que si pour Ali El HAmmami qui est très proche, à 60 ans de distance, c’était si difficile, qu’en serait-il si nous nous projetons dans les 60 ans à venir, dans un  siècle même : les gens diront : Belkhodja ? On ne connait pas ….



Parce que sa valeur ou son utilisation aujourd’hui ne sera pas celle qui apparaitra nécessairement dans un siècle. C’est comme cela que l’idée est née de faire une livre qui rassemble des travaux ; ceux de ses livres divers, mais aussi d’articles censurés qui n’ont pas été publiés par la presse. Donc rassembler pour faciliter le travail de futurs étudiants, les générations à venir. Ils auront la matière… »

BIOGRAPHIE AVANT ? APRES ?...

« Ce genre de biographie on les fait généralement après la disparition de la personne. Quand elle n’est plus vivante. Je me suis dit : c’est mieux maintenant, pour savoir sur quoi il est ou n’est pas d’accord…Finalement c’est lui qui se raconte. Ce n’est pas moi qui parle de mon père. Il n’y a que quelques pages. La collection de photos qui accompagne les textes c’est lui. Je voulais lui faire plaisir : qu’il s’exprime et choisisse ce qu’il veut mettre dans cet ouvrage…. C’est comme si je lui faisais une interview…
« Depuis des décennies, nous sommes ensemble, nous nous rencontrons très souvent, mais en faisant ce livre je découvre beaucoup de choses sur mon père que je ne connaissais pas. Par exemple il ne parlait pas beaucoup de ses déboires, notamment quand il a été exclu de la ville de Tiaret. Je ne me rappelais plus des détails ni pour quelles  raisons… »

Exemple, ce petit morceau où le père se raconte : « …fonctionnaire de l’Etat et correspondant de journal….Les responsables de la wilaya ne pouvaient plus tolérer que quelqu’un de la maison puisse continuer à noircir des pages entières d’un journal, noircissant en même temps la réputation des autorités politiques et administratives locales. Les menaces devenaient de plus en plus ouvertes… » Ne dirait-on pas  du Gogol ?... Je vois d’ici le magnifique sourire critique d’un Abdelkader Alloula, metteur en scène au théâtre du « Journal d’un fou » (Homk Salim),  vis-à-vis de notre Belkhodja Amar radié de la fonction publique algérienne un 1er mai 1976 ; - oukase de province…. C’était, écrit ailleurs Belkhodja père, comme si on avait « décidé de me frapper d’une interdiction de séjour dans ma résidence principale Tiaret »… Et un premier mai par-dessus le marché ! La journée internationale du travail et des travailleurs. N’est-ce pas là un vrai morceau d’anthologie? Peut être est-il déjà né le jeune romancier de province, peut être même de la même province que le vénérable et truculent Belkhodja, qui par jeu, par sympathie ou juste par volonté de connaissance approfondira grâce à ce livre biographique les sombres arcanes  d’un autre siècle ; notre premier demi-siècle d’indépendance…

Avec René Vautier (collection Belkhodja Amar)


UNE QUESTION :

En dehors de ce rapport filial serein et fort, quel rapport Khadidja Belkhodja a-t-elle à l’écriture  pour initier et s’atteler au projet d’un livre dont le sous titre (emprunté à un ami journaliste) est : L’arpenteur de la mémoire ?...
« En fait c’est ma première expérience. Je me disais en moi-même : mon père a une belle plume. Je ne peux pas le dépasser dans l’écriture…Mais pour moi-même c’est surtout lorsque je suis en colère que j’essaie d’écrire de façon personnelle…
« Ceci dit, même dans ma profession de vétérinaire et de chercheur j’ai eu à faire plusieurs études écrites et communications dans des colloques maghrébins et autres rencontres internationales… Je rédige beaucoup… Il m’est arrivé une fois, à partir d’un projet de communication sur les viandes et la sécurité alimentaire, de tomber sur des archives de 1945 projetant la construction d’un abattoir frigorifique à Tiaret qui ne fut bâti qu’en 1950. Ca m’a intéressé. J’ai alors préparé une maquette de cet abattoir moderne avec un architecte en fonction des plans dont je disposais et j’ai développé toute une étude sur la question : pourquoi un abattoir frigorifique à Tiaret ?
« Le fait est qu’il est à 2 heures de route  du port de Mostaganem. A 2 heures du Sud et de la steppe. C’est le grenier des français. Le lieu de rencontre de tous les transhumants qui s’y rassemblent au printemps. Donc une région agro-pastorale. Ils ont donc conçu une chaine. Années 40, ils exportaient les ovins sur pieds en France par bateaux. Mais la bête arrivant là bas était fatiguée, surmenée par le voyage avec perte de poids. On sait que pour l’abattage de bêtes surmenées, leur viande est impropre à la consommation ; elle est saisie. Ils ont donc construit un pôle à Tiaret, avec un aérodrome et des structures de froid qui dépassaient les structures de froid de l’Europe de l’époque…
« Mais le hic : il n’a jamais ouvert…Le journal « Echos de Tiaret » a crié au scandale. J’ai même retrouvé les lettres du sénateur de Tiaret au Gouverneur général sollicitant l’ouverture de cet édifice. Et c’est un sujet toujours d’actualité. Dans les années 80, à l’époque de Chadli, on a dissous toutes les structures de froid. Or on ne cesse de dire que la conservation par le froid c’est l’avenir…En fait ce sont les maquignons de Marseille qui n’étaient pas d’accord avec la construction de cet abattoir moderne qui allait casser les prix. C’était un rapport de force, et il n’a jamais ouvert…
« Aujourd’hui cet édifice se trouve encastré dans la ville. La ville a grandie. Mais ces dernières années le ministre de l’agriculture projette de construire des complexes de ce type, de reprendre le projet…. 
« De cette étude, j’ai rédigé un écrit d’une dizaine de pages que j’ai communiqué  au 1er Salon international de la santé animale d’Alger en 2001, qui a créé un gros débat avec les spécialistes du froid de Bab Ezzouar…
« A la s suite à cette communication où j’ai voulu raconter une partie d’une histoire pas très connue, nous avons décidé mon père et moi de construire un ouvrage sur Roland Miette, un technicien de l’agriculture qui était pour la cause algérienne. Disposant de ses archives, je compte traiter de son profil en tant que technicien agricole et ce qu’il développait à l’époque ; mon père, lui, traitera de l’aspect politique »

Le Dr. Belkhodja en compagnie d’un berger de Beni Soltane, daïra de Nachrafa.(Photo Abderrahmane Djelfaoui)


PROSPECTION MEMORIELLE ET RESISTANCE

Avant d’aller plus à fond dans cet entretien, une idée surgit en moi, dépassant le strict cadre de cette expérience. C’est que le travail du Dr Khadidja Belkhodja, les travaux de Amar Belkhodja aujourd’hui au nombre d’une trentaine, m’en rappellent d’autres, devenus peut être déjà classiques chez nous, même si les uns et les autres n’ont ni la même importance, ni la même écriture ni a fortiori le même ton ; je veux dire : chacun ayant son propre la de mesure, ses images et les sons de sa métrique…. Parmi eux les livres de Mouloud Feraoun, son Journal. Les études de Mostefa Lacheraf et surtout la dernière d’entre elles : Des noms et des lieux. D’autres …Le grand lien pour moi entre ces précieux travaux est comme dans l’intuition d’une nécessaire germination d’une culture plurielle, interpellatrice et vivante malgré les crues de poussières et leurs miasmes qui malheureusement ont tant pris le dessus dans notre Maison Algérie.

Le Dr Kadidja Belkhodja rebondit sur cet aspect des choses et développe :
« En fait, pour ce qui me concerne, ce ne sont pas particulièrement des lectures qui m’ont embrayées sur ce projet de livre. J’ai commencé a Tiaret il ya quelques années par reconstituer le parcours de personnes intègres, compétentes, ayant un profond amour du pays, parce que ces personnalités, artistes ou fonctionnaires, après leur mise en retraite avaient quasiment été oubliées par la société… Je réalisais cela conjointement avec les proches de ces personnalités sans les avertir… Jusqu’au jour de la rencontre en salle où le public, nombreux, était convié ; jour coïncidant généralement avec leur date anniversaire…
« Je montais l’évènement dans une salle de la ville qui était presque toujours bondée. Le parterre et les premières rangées composés par les amis et les proches de la personnalité fêtée. C’était une incursion dans la mémoire de gens humbles, mais un événement en salle pour une reconnaissance publique de la personne, pour la reconnaissance de leur parcours qui fasse aussi trait d’union avec la génération d’aujourd’hui. Mais aussi un parcours qu’on essaie de retracer de façon artistique et agréable.
« C’était comme des spectacles de joie, de belles émotions, d’une culture partagée. En fait une thérapie de la mémoire. Notre mémoire. 
« Ainsi d’un fonctionnaire modèle doublé d'un  musicien et d'un comédien, monsieur Meghraoui Mohamed né en 1927, qui avait fait parti du fawj El Manar des scouts musulmans algériens en 1943 avant de devenir un chef scout…  Il fut de 1945 à 1958 le compagnon du chahid Ali Maachi, son accordéoniste et musicien dans la  troupe Safir Tareb. De 1945 à 1962 il travailla comme opérateur dans l’une des deux salles de cinéma de Tiaret. En 1958, ce militant intègre est arrêté et torturé par les autorités coloniales. Après l'indépendance, intègre et dévoué,  il a longtemps occupé le poste de secrétaire  général de la commune de Tiaret. Major de sa promotion pendant tous les stages liés à sa fonction il a été un fonctionnaire modèle. On commémorait dans la joie et la liesse son itinéraire alors qu’il avait 85ans. Lui était ému et heureux de cette reconnaissance.

« On a de la même manière rendu hommage à des personnes assassinées, ce qui n’est pas du tout facile… Une fois en allant au cimetière, alors qu’un grand monde entourait une tombe d’une personne assassinée durant la décennie rouge, une femme, la mère du disparu m’a dit : Ca fait 20 ans… Et ce n’est qu’aujourd’hui que je fais le deuil de mon fils, 20 ans après…Elle disait cela parce qu’à l’époque de l’enterrement, cela avait été fait trop rapidement, avec juste la présence de quelques militaires dans le cimetière…Elle n’avait pas pu faire le deuil de son fils…

« Avec certaines femmes du mouvement associatif d’Alger, dont Madame Chitour Fadela –qui m’a beaucoup sollicitée- on a projeté de faire le même travail au profit de moudjahidate dont on a commencé de faire des enregistrements, des moudjahidate qu’on méconnait, qui ont pris de l’âge… Mais avec la distance entre Alger et Tiaret, ce n’est pas encore évident…
« En tout cas ces manifestations fait boule de neige à Tiaret et sont en train de devenir une tradition.».

Maghraoui Mohamed lors de la manifestation mémoire en son honneur (photo de la collection Belkhodja)


Pour clore cet entretien, nous avons demandé au Dr Belkhodja son sentiment sur le monde de l’écriture et surtout celui de l’édition dans lequel elle fait ses premiers pas…
« Dans ce domaine j’ai profité de l’expérience de mon père. D’ailleurs L’Arpenteur de la Mémoire avait été  donné d’abord à une autre éditrice. Le lisant elle m’a demandée de revoir un passage parce le publier de cette manière c’était trop fort…J’ai consulté d’autres amis qui ont vécu le type de tragédie dont il était question dans l’écrit, ils ont trouvé que le texte reflétait la vérité. Belkhodja Amar m’a dit : on ne change rien…. On a décidé alors de donner le manuscrit à un autre éditeur. Mais cela a pris du temps, beaucoup de temps pour paraître. J’ai donc senti que l’édition n’est pas du tout une affaire facile. Mais également la distribution et la diffusion du livre. L’auteur est même obligé de mettre la main à la pâte…Ce qui ne me dérange pas. Ce que je fais… »

Le Dr. Khadidja Belkhodja dédicaçant son livre
à la Librairie générale d’El Biar le 5 decembre 2015 (photo Abderrahmane Djelfaoui)




Entretien réalisé par Abderrahmane Djelfaoui

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