mardi 15 janvier 2019

A UNE PEINTURE SANS TITRE, LE SENS FAIT TITRE



Cela faisait des mois que nous nous promettions Klimo Bakli et moi une rencontre à son domicile pour voir ses tableaux de peinture. J’en avais déjà vu certains sur son mur face book, mais la qualité de l’image numérique (plate, lisse et sans bon contraste) me laissait sans avis, retenu…

Pour moi, une toile de peinture est d’abord à voir de mes yeux, sans médiation d’aucun support virtuel ou autre. La voir jusqu’à la trame… Et j’avoue n’avoir eu l’occasion de n’assister à aucune des expositions de l’artiste…


(Ici : un e muet en plus dans le titre de cette expo.

Mais, étrangement, à « éliminer » ce e, une partie de la clarté du titre s’estompe)


Imaginez (natif et habitant du Mzab a effectivement imaginé) que les sables aux étendues ondulées, leurs pierres et caillasse à perte de vue avec des vents glacés ou brulants, des nuits noires ou lunaires n’étaient qu’une mer à l’horizon infini.
Un horizon aveuglant de creux et de crêtes depuis toujours. C'est-à-dire avant même l’émergence de toute conscience humaine ; conscience depuis laquelle « l’Homme » a voulu sa mise en perspective et sa connaissance intime en osant dépasser l’horizon, tout horizon… 


En fait : la toile de Klimo Bakli est une mer mouvante, une mer qui « monte » à faire exploser son énergie en dehors de toute attente ; en dehors de toute structure ou rivage préétabli. Déferlement. Danse spontanée. Puissance et Potentiel…


Telle qu’elle m’est apparue dés l’entrée dans la maison…


Une vague verticale tel un jet de lune !.
Une fluidité qui s’élève Ici et maintenant.
Avec ses couleurs, faisant gouttes aux fibres de la toile.
Jusqu’au plafond…
Aussi simple qu’un battement d’aile de pigeon sur dix mille…

Que représente-t-elle, je lui demande. Et lui de répondre, spontanément :
« du feu, de l’eau ou une plante qui pousse »…

Mais restera-t-elle ainsi?
Suspendue comme La Vague d’Hokusai ?...
Silence vibrant, - silence confessé de notre regard par une question inquiète: quel avenir aura-t-elle dés le maintenant de tout regard ? Même si statistiquement ici ou ailleurs ce ne sera probablement qu’un regard sur des cent et des mille qui sera possible…
Je me demande même s’il est pensable qu’elle retourne (du verbe : retourner) au calme, qu’elle puisse se ré-habiller de brouillard ou d’un horizon d’aube ou de crépuscule pour redevenir banale mer d’huile (mer vineuse comme disait il y a 28 siècles l’aveugle poète Homère dans son Odyssée)?…

Le vœu secret de de Klimo Bakli est que le regard de l’Autre (du Frère, du Semblable, du Prochain) doit parfaire le sens de la toile, l’élever en la faisant partiellement sienne…



Première entente : exposée en galerie ou juste posée sur le sol de la maison en attente d’un nouvel accrochage, la toile continue et continuera malgré tout sa trajectoire à travers sables et continents, jeunesse et sens de la vie.
Cette toile « Sans titre » (parmi les premières qu’il aura peintes à Alger et non à son atelier de Ghardaia ) aura traversé espaces et temps sans autre bagage que l’âme d’elle-même. Celle qui nous émerveille, nous inquiète, nous interroge par sa nudité sur le fond de la sensibilité (et du sens éthique) de notre siècle…

Si, en tant qu’artiste, Klimo n’aime pas à devancer par un titre ou une légende le contenu de l’œuvre pour le spectateur il n’en n’est pas moins convaincu que : « Si on arrive à produire du beau, il fera son chemin à l’intérieur de l’être de chacun qui le recevra »… Il ajoute posément, après quelques secondes de réflexion: « si nul d’entre nous n'échappe au capharnaüm du quotidien qui nous colle à la peau, cela ne nous empêche pas de garder la main sur le beau sous toutes ses formes »…



Ce qui n’est pas une simple formule de langage, mais un concentré d’expérience à  méditer, comme par ailleurs une des phrases  prophétiques de Lao Tseu qui disait six siècles avant Jésus Christ : « La beauté est dans les yeux de celui qui regarde »…

[Ici, je suis bien obligé de mettre entre parenthèse la très longue expérience de l’artiste qui depuis les premiers croquis et aquarelles de l’école communale,  du jardin saharien de son père ou la salle des métiers à tisser de la maison paternelle d’où montaient des chants,  puis les écoles d’art du nord, l’influence de l’impressionniste Claude Monet, l’enseignement de Choukri Mesli, les encouragements à exposer prodigués par Denis Martinez, les dictionnaires des savoirs achetés à grand prix dans une librairie de la rue de Tanger où il découvre Pierre Soulages, ainsi que la force cosmique de Zao wou-Ki, tout cela qui l’a progressivement amené à se dépouiller des illusions et fioritures pour consacrer l’essentiel… Un long itinéraire qui l’emporte du local berbère vers l’universel et qui pourrait d’ailleurs être, pourquoi pas, l’objet d’un film documentaire de court métrage donnant « à voir » une mémoire du travail, de la curiosité, de l’interrogation créatrice et du partage…]

Comment terminer le résumé de cette première rencontre sans voir une de ses  « dernières » toiles, parmi les plus simples et musicales inspirée de façon libre par la riche histoire de la calligraphie ?...



Ce qui pousse mon hôte, Klimo Bakli, (mais par quel étrange lien du temps et de la mémoire ?) à se rappeler (tout en me montrant cette toile) d’un fait des années 1986 où, voyageant avec un groupe de touristes toulousains à dos de chameaux vers l’ermitage du Père de Foucault dans l’Assekrem, il avait alors clairement pensé et dit en lui-même :
« Chercher à entrevoir quelque chose de plus grand que l’Assekrem, cela ne fera que tuer notre foi, car Dieu est en nous et en l’Assekrem »…
Ayant moi-même escaladé l’Assekrem je comprends et acquiesce.

C’est alors en conclusion (provisoire ?) qu’il m’exprime son crédo :

« J’ai bien peur qu’on ne détruise notre maison, notre planète… Tellement nous sommes égoïstes ; tellement on saccage…
« C’est la raison pour laquelle j’essaie de m’éloigner des biens matériels de ce monde et de m’élever spirituellement… Ce que je fais à travers la peinture ou même par l’écriture…
«  Je veux prendre plus de recul et voir la vie de façon plus globale…
« J’avoue que ce qui me fait mal dans l’humanité ce n’est pas tant qu’il y ait des amis ou des ennemis, mais plutôt qu’il n’y ait que des intérêts…
« S’il n’y a que cela, alors quel ordre moral peut on espérer et avoir ?... »


Retour à l’étrange beauté de la mer qui avait, dés le départ,  animé l’échange de notre rencontre…








Abderrahmane Djelfaoui

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