mercredi 28 août 2019

Portrait / Mémoire : EVOCATION D'UN LOINTAIN SAINT AUGUSTIN D'HIPPONE...




En quoi le penseur et homme d’Eglise tant célébré qui vécu entre les Vème et VIème siècles après Jésus Christ intéresse-t-il les inquiets du 21ème siècle que nous sommes ? Car ce sont bien quinze siècles qui nous séparent de lui ! Un temps plus long qu’il ne faut à une sonde spatiale pour voyager à travers le système solaire, passer par chacune de ses planètes avant de disparaître vers l’infini…


Stèle tombale de Saint Augustin, à la Basilique Saint Augustin de Annaba. La tombe d’Augustin se trouvant depuis plus de 12 siècles à la Basilique San Pietro in Ciel d’Ora à Pavie (à une vingtaine de kms de Milan, au nord de l’Italie), la stèle recèle ici, un morceau de l’os de son avant bras seulement… 

Heureusement, l’œuvre manuscrite attribuée à Saint Augustin, riche de quelques dizaines de milliers de pages presque toutes dictées par lui en Afrique, a pu traverser les sombres vicissitudes des siècles et parvenir quasiment intacte jusqu’à nous. En latin.


Mais que savons-nous exactement de l’homme qui se disait être Africain, d’origine berbère, de culture grecque et latine mais pas Romain? De celui qui était né dans une famille aisée de petits propriétaires terriens de Souk Ahras, alors nommée Taghaste ? De celui, enfant, que chaque jour un esclave conduisait en lui portant son cartable jusqu’à l’école de M’Daourouche (Madaure), la bourgade même d’où était issu trois siècles avant lui Apulée, l’auteur du premier de tous les romans: « L’Ane d’or »?..

Quel pouvait bien être son quotidien lui qui, jeune homme libertin, partit faire ses études de rhétorique au grand centre intellectuel qu’était Carthage, pour ensuite enseigner à Rome et Milan, avant de revenir, « saisi enfin par la grâce divine », s’installer définitivement en sa terre Afrique et y être intronisé évêque pour les trente cinq dernières années les plus marquantes de sa vie à Annaba, l’Hippone des romains et des premiers siècles chrétiens?…

Comment aujourd’hui imaginer pareil homme volontairement engagé dans la discipline d’une vie physiquement et intellectuellement active, mais austère et pauvre, monastique et toute vouée à Dieu ?..

C’est ce que notre curiosité a voulu satisfaire en rencontrant le professeur Otto Wermelinger, enseignant d’histoire de l’Eglise ancienne depuis 1973 à l’université de Fribourg, en Suisse (qui en fut aussi un moment le vice-recteur) et l’un des animateurs de l’encyclopédie multilingue, l’Augustinus Lexicon (dont le second tome paraîtra en 2003), qui a bien voulu pour cela partager avec nous sa mémoire de chercheur. 


Actes du colloque international d’Alger , avril 2001


A cette époque, dit-il, confortablement assis dans l’un des grands fauteuils de la salle d’hôtes qui surplombe la belle pelouse du jardin de la Résidence de l’ambassade de Suisse à Alger, « à cette époque, il n’y avait évidemment pas d’électricité. Ce n’est que grâce à la production d’huile d’olive que l’on pouvait s’illuminer, les nuits, en alimentant des lampes en argile munies de mèches »… Etat à peu de chose prés égal à celui de nos grands parents des villes ou des campagnes, qui eux aussi s’illuminaient été comme hiver à la mèche d’un quinquet. La différence étant que ce dernier était muni d’un réservoir à alcool en lieu et place d’huile…

Le professeur sourit en opinant de la tête à ma naïve comparaison pour ajouter : « L’huile d’olive était la grande richesse de l’Afrique du nord d’alors. Comme aujourd’hui le pétrole et le gaz… Cette huile était  exportée par navires dans tout l’empire romain méditerranéen…Il n’y avait d’ailleurs pas que de petites lampes d’argile ; il existait aussi dans les intérieurs riches des lampadaires en bronze qui soutenaient plusieurs lampes alimentées directement par un système de distribution d’huile… » 


Vitrail de la Basilique de Annaba montrant le jeune Augustin, accompagné de sa mère, au port d’ Hippone lors de son départ pour Rome où il devait suivre ses études ecclésiastiques…. Le port d'Hippone n'existe plus aujourd'hui...
  

Sans électricité ni montre, le temps pourtant manque…


« Un évêque tel que Saint Augustin dans une ville importante comme Hippone avait un rythme de vie et de travail fortement conditionné par le jour et la nuit, toute l’année. Pour allonger le jour, il fallait illuminer la nuit… Pendant la journée il dictait sa correspondance ordinaire, comprenant des milliers de lettres et qui a du lui prendre un temps considérable. A 64 ans, par exemple, il énumère dans une lettre récemment découverte qu’il a dicté, entre septembre et novembre 418 ou 419, l’équivalent de quelques 220 pages de traités et de lettres! Mais jamais Augustin n’a écrit directement de sa propre main. Il dictait toujours sa correspondance et ses autres écrits  à un sténographe qui s’asseyait en face de lui pour graver, sous sa dictée, sur une plaque de cire… »
« Cette masse de lettres s’explique entre autre par le fait que les querelles ecclésiastiques et civiles de son temps étaient innombrables et incessantes.  Elles étaient tranchées et résolues devant le tribunal dont il était maître en tant qu’évêque d’Hippone. Il faut savoir que de tout l’Empire, l’Afrique avait en ce temps le plus fort pourcentage d’avocats et de procès. Et certains jours, dit Saint Augustin lui-même, il en souffrait beaucoup ; ce qu’il souligne bien au livre 11 des Confessions en disant: chaque goutte de temps m’est précieuse …»

Mais comment calculait-on ce temps ainsi dévoré si l’on ne connaissait à cette époque ni montre ni horloge ?

« On utilisait simplement des cadrans solaires », dit le professeur, « et si l’on n’avait pas de soleil, on disposait de la clepsydre. Une sorte d’horloge à eau qui fonctionne au goutte à goutte tombant de façon régulière dans un récipient gradué…. » Horloge à eau inventée par les Egyptiens de l’antiquité pharaonique…

Et puis : la terre ne tournait-elle pas sur elle-même depuis toujours, traçant ainsi à tous les humains, animaux et végétaux ses rythmes presque identiques d’aube, du midi et des crépuscules ?..Tout comme notre propre « montre biologique », depuis l’époque préhistorique jusqu’à nos jours (l’ère d’Augustin comprise) ne cessera de rythmer quotidiennement, au delà de notre conscience et de notre volonté, nos sommeils et les différents cycles de nos besoins…

C’est pourquoi le temps des repas, collectifs, était important. « Là où Saint Augustin et ses compagnons prenaient leurs repas, - généralement faits de pois chiches, de couscous aux légumes flatulents avec viande de mouton ; des fruits, tels les cerises ou les grenades; mais pas de maïs et, évidemment, pas de pommes de terre -, il y avait dans cette salle, dit Wermelinger, un écriteau sur lequel était écrit la devise : la conversation ne doit pas porter sur les absents pour éviter tout jugement négatif sur eux…. » Ce qui suggère combien ce théologien de l’Antiquité tardive, malgré les « guerres sociales et civiles » de son temps comme il dit lui-même, était un homme de dialogue orienté vers le positif…

Mais, précise le professeur Otto Wermelinger revenant à la question du repérage de l’écoulement des heures: « Dés le quatrième siècle, les moines ont dû se plier aux fractions régulières du temps données par la nécessité de faire leurs prières de 9 heures, 15 heures, 17 heures et celle d’avant le sommeil… » Un peu comme, trois siècles plus tard, les premiers musulmans des déserts d’Arabie durent eux aussi plier le rythme de leurs vies à la succession de cinq prières, toujours égales, d’el fadjr jusqu’à celle d’el ichâ


Monique, la mère de Saint Augustin agenouillée suppliant l’évêque

 

Navigateur de l’âme, Saint Augustin n’a pas le pied marin…


Pas d’ampoule électrique ni de montre ; pas de diligences non plus pour se déplacer d’une province d’Afrique à l’autre. Annaba- Cherchell, par exemple… Pour voyager, il y avait soit la nef par mer, le long des cotes, soit la marche à pied (quelque fois à dos d’âne ou de mulet) en empruntant les longues voies romaines, dallées, qui reliaient d’est en ouest les principales villes de cette partie du monde habitées de populations paysannes plutôt rebelles…

Saint Augustin voyage beaucoup. Le problème, fait remarquer le professeur Wermelinger, « est que Augustin  ne supporte pas du tout les voyages par mer ». C’est qu’aussi raffinée soit sa culture générale et riches ses lectures littéraires et philosophiques, Augustin est un homme tout de même originaire de la campagne, un homme des monts de l’Atlas, un homme de l’intérieur des terres. Un navigateur de l’âme, pas des mers…


Vitrail de la Basilique de Annaba, montrant, au centre, Saint Augustin écrivant à l’aide d’une plume, avec à sa droite et à sa gauche deux autres évêques africains : Saint Cyprien de Carthage (berbère converti au christianisme prés de deux siècles avant Saint augustin), et Saint Flugentius, d’origine noble, qui fut évêque d’une ville de Tunisie



Quand au mois de septembre 418, rappelle le professeur Wermelinger, Augustin reçoit de l’évêque de Rome mission pour aller d’Hippone (Annaba) à Cesarée (Cherchell), il fera ce long voyage tour à tour à pied et à dos de mulet ». Plus de 500 kilomètres rien qu’à vol d’oiseau ! « Augustin était alors âgé de 64 ans. On peut estimer qu’un homme comme lui pouvait faire en moyenne 35 km par jour, avec les intercales de jours de repos, ainsi que les différents arrêts lui permettant de discuter avec les clergés des différentes villes qu’il traversait… »

« Au-delà de cette mission, il y avait beaucoup d’assemblées régionales d’évêques et de théologiens pour débattre des questions de doctrine, les conciles. Ces conciles se tenaient à Cirta (Constantine), Cuicul (Djémila), Milev (Mila), Calama (Guelma), Carthage et Hippone également. Cela faisait qu’Augustin était souvent en déplacement sur les routes. Ce qui laisse supposer qu’il devait avoir une santé de fer pour supporter les voyages dans de pareilles conditions. On sait par exemple qu’en 397, il était gêné par des hémorroïdes ; époque où il écrivait « Les confessions » et où se tenait un grand concile à Carthage auquel il devait participer… Ces continuels déplacements hors d’Hippone, provoquaient de multiples et longues absences ;  ce que ses fidèles lui reprochaient.» On estime en effet qu’Augustin a dû passer un tiers de son temps en dehors d’Hippone… 


La Basilique Saint Augustin sur la colline d’Hippone, à l’entrée de Annaba, que les annabis appellent affectueusement : Lala Bouna…

L’Hippone des rentiers et de l’esclavage…


« Hippone était une ville portuaire. On y parlait donc toutes les langues connues de la Méditerranée, c’est à dire le grec, le latin, le punique, peut être même le gaulois, le syriaque, l’araméen… C’est à l’époque de Saint Augustin une ville grouillante avec ses esclaves, ses marchands, ses banquiers et ses usuriers,  ses marins et ses soldats. Augustin se plaint même de la saleté et des mauvaises odeurs de certaines parties de la ville… »
Mais alors, face aux réalités contradictoires de cet étonnant  plurilinguisme, quelle langue parlait Augustin ? Dans laquelle dictait-il ses lettres et traités ? Comment s’adressait-il aux simples fidèles de son église, de sa ville ? Et lorsqu’il partait, comme il lui arrivait si souvent, hors d’Hippone vers l’intérieur des terres, en quelle langue communiquait-il avec les gens?…
« Augustin avait été instruit en grec à Taghaste, puis le latin durant tout le restant de son cursus. Il était donc bilingue. Toutefois sa langue usuelle quotidienne était le latin. Son nom même, Augustinus, est un nom latin rare. Par contre le nom de son fils, Adéodatus, est d’origine punique, ou berbère, si l’on veut, bien qu’à cette époque il soit très difficile de faire la différence entre les deux… Car la langue de la population berbère est le lybique avant l’arrivée des phéniciens aux 6ème et 5ème siècles avant J.C. Si ces envahisseurs imposent leur langue, la grande masse des berbères n’en continue pas moins de parler le lybique. Mais au fil du temps, il y a mélange entre le punique et le lybique, au point qu’à l’époque de Augustin on parlait de Punica Lingua… »

« En principe un Africain comme Augustin parle latin. Tous ceux qui ne parlent pas latin, parlent le lybique teinté de punique, la Punica lingua. C’est surtout la langue des populations numides qui ne se sont pas laissées romanisées. Autrement dit les ouvriers agricoles et les paysans pour l’essentiel. Ainsi, juste à coté d’Hippone on parlait punique… Aussi, quand Augustin s’en allait d’Hippone faire des sermons dans les campagnes ou petites bourgades, il se devait d’être accompagné d’un interprète qui traduise ses dires du latin au punique… Cette situation dualité linguistique peut en partie expliquer nombre de difficultés et de différents violents qui existaient entre la ville et les campagnes à l’époque… »

Ce fut, comme l’histoire en témoigne, une époque de bouleversements, de heurts violents, de guerres sociales et civiles. Une époque entièrement fondée sur l’esclavage, tant du point de vue économique (la production), que de la conception et la pratique du confort de vie domestique. Car, comme le rappelle à juste titre notre interlocuteur, « personne ne travaillait dans l’antiquité, sauf l’esclave…L’homme libre lui-même ne travaille plus guère après l’âge de 35 ans. Ceux qui ont amassé assez d’argent se retirent dans leurs villas pour écrire, publier, aller au théâtre… Ceux qui doivent encore travailler pour survivre sont des pauvres. Ainsi sont pauvres ceux qui ont peu d’esclaves et doivent travailler avec eux… Il faut se représenter qu’un tiers de la population du temps d’Augustin étaient des esclaves et que le centièmes des hommes libres restant étaient des gens riches… Augustin lui-même possédait trois esclaves… »

« Quand on lui demanda, quatre ans avant sa mort, dans son entourage de fidèles, comment lui qui se disait pauvre avait encore des esclaves, il répondit qu’il prévoyait de les libérer par son testament ; mais que vu qu’il était le chef d’une famille nombreuse (ses sœurs, ses neveux…) ses obligations de statut d’aîné le contraignaient à garder quelques esclaves pour les multiples tâches pratiques de la vie courante… »

Mais nul en effet ne fait bien fut-ce bien en soi ce qu’il fait à contrecœur. Cette phrase de Saint Augustin se trouve au livre premier de ses Confessions. Il l’exprimait à propos de l’instruction à l’école  où le maître battait couramment l’enfant. Elle laisse transparaître malgré tout l’impuissance d’un homme face à une époque fondée sur la puissance du Maître sur son esclave. Une époque certes très lointaine, mais que nous pouvons, nous gens du 21ème siècle, comprendre sans peine, nous qui vivons les affres d’un monde plus que jamais divisé entre riches et pauvres, démunis et privilégiés....



Statue de Saint Augustin devant la Basilique de Annaba.  Elle fut réalisée par le sculpteur marseillais Jules Cantini, qui fut aussi propiétaire de carrière de marbre en Algérie.  La statue de Saint Augustin fut érigée à Annaba en avril 1914



Texte et photographies: Abderrahmane Djelfaoui.
(Une version de ce texte avait paru en 2001 dans le quotidien Le Soir d’Algérie)









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