En quoi le penseur et homme d’Eglise tant célébré qui
vécu entre les Vème et VIème siècles après Jésus Christ intéresse-t-il les inquiets du 21ème
siècle que nous sommes ? Car ce sont bien quinze siècles qui nous
séparent de lui ! Un temps plus long qu’il ne faut à une sonde spatiale
pour voyager à travers le système solaire, passer par chacune de ses planètes
avant de disparaître vers l’infini…
Stèle
tombale de Saint Augustin, à la Basilique Saint Augustin de Annaba. La tombe d’Augustin
se trouvant depuis plus de 12 siècles à la Basilique San Pietro in Ciel d’Ora à
Pavie (à une vingtaine de kms de Milan, au nord de l’Italie), la stèle recèle ici,
un morceau de l’os de son avant bras seulement…
Heureusement, l’œuvre
manuscrite attribuée à Saint Augustin, riche de quelques dizaines de milliers
de pages presque toutes dictées par lui en Afrique, a pu traverser les sombres
vicissitudes des siècles et parvenir quasiment intacte jusqu’à nous. En latin.
Mais que savons-nous exactement
de l’homme qui se disait être Africain,
d’origine berbère, de culture grecque et latine mais pas Romain? De celui qui
était né dans une famille aisée de petits propriétaires terriens de Souk Ahras,
alors nommée Taghaste ? De celui, enfant, que chaque jour un esclave
conduisait en lui portant son cartable jusqu’à l’école de M’Daourouche (Madaure),
la bourgade même d’où était issu trois siècles avant lui Apulée, l’auteur du premier de tous les romans: « L’Ane d’or »?..
Quel pouvait bien être son
quotidien lui qui, jeune homme libertin, partit faire ses études de rhétorique
au grand centre intellectuel qu’était Carthage, pour ensuite enseigner à Rome
et Milan, avant de revenir, « saisi enfin par la grâce divine »,
s’installer définitivement en sa terre Afrique et y être intronisé évêque pour
les trente cinq dernières années les plus marquantes de sa vie à Annaba,
l’Hippone des romains et des premiers siècles chrétiens?…
Comment aujourd’hui imaginer
pareil homme volontairement engagé dans la discipline d’une vie physiquement et
intellectuellement active, mais austère et pauvre, monastique et toute vouée à Dieu ?..
C’est ce que notre curiosité a
voulu satisfaire en rencontrant le professeur Otto Wermelinger, enseignant
d’histoire de l’Eglise ancienne depuis 1973 à l’université de Fribourg, en
Suisse (qui en fut aussi un moment le vice-recteur) et l’un des animateurs de
l’encyclopédie multilingue, l’Augustinus
Lexicon (dont le second tome paraîtra en 2003), qui a bien voulu pour cela
partager avec nous sa mémoire de
chercheur.
Actes du colloque international d’Alger , avril 2001
A cette époque, dit-il, confortablement assis dans
l’un des grands fauteuils de la salle d’hôtes qui surplombe la belle pelouse du
jardin de la Résidence de l’ambassade de Suisse à Alger, « à cette
époque, il n’y avait évidemment pas d’électricité. Ce n’est que grâce à la
production d’huile d’olive que l’on pouvait s’illuminer, les nuits, en
alimentant des lampes en argile munies de mèches »… Etat à peu de
chose prés égal à celui de nos grands parents des villes ou des campagnes, qui
eux aussi s’illuminaient été comme hiver à la mèche d’un quinquet. La
différence étant que ce dernier était muni d’un réservoir à alcool en lieu et
place d’huile…
Le professeur
sourit en opinant de la tête à ma naïve comparaison pour
ajouter : « L’huile d’olive était la grande richesse de
l’Afrique du nord d’alors. Comme aujourd’hui le pétrole et le gaz… Cette huile
était exportée par navires dans tout
l’empire romain méditerranéen…Il n’y avait d’ailleurs pas que de petites lampes
d’argile ; il existait aussi dans les intérieurs riches des lampadaires en
bronze qui soutenaient plusieurs lampes alimentées directement par un système
de distribution d’huile… »
Vitrail de la Basilique de Annaba montrant le jeune
Augustin, accompagné de sa mère, au port d’ Hippone lors de son départ pour
Rome où il devait suivre ses études ecclésiastiques…. Le port d'Hippone n'existe plus aujourd'hui...
Sans électricité ni montre, le temps pourtant manque…
« Un
évêque tel que Saint Augustin dans une ville importante comme Hippone avait un
rythme de vie et de travail fortement conditionné par le jour et la nuit, toute
l’année. Pour allonger le jour, il fallait illuminer la nuit… Pendant la
journée il dictait sa correspondance ordinaire, comprenant des milliers de
lettres et qui a du lui prendre un temps considérable. A 64 ans, par exemple,
il énumère dans une lettre récemment découverte qu’il a dicté, entre septembre
et novembre 418 ou 419, l’équivalent de quelques 220 pages de traités et de
lettres! Mais jamais Augustin n’a écrit directement de sa propre main. Il
dictait toujours sa correspondance et ses autres écrits à un sténographe qui s’asseyait en face de
lui pour graver, sous sa dictée, sur une plaque de cire… »
« Cette
masse de lettres s’explique entre autre par le fait que les querelles
ecclésiastiques et civiles de son temps étaient innombrables et incessantes.
Elles étaient tranchées et résolues devant le tribunal dont il était
maître en tant qu’évêque d’Hippone. Il faut savoir que de tout l’Empire,
l’Afrique avait en ce temps le plus fort pourcentage d’avocats et de procès. Et
certains jours, dit Saint Augustin lui-même, il en souffrait beaucoup ; ce
qu’il souligne bien au livre 11 des Confessions en disant: chaque
goutte de temps m’est précieuse …»
Mais comment
calculait-on ce temps ainsi dévoré si l’on ne connaissait à cette époque ni
montre ni horloge ?
« On
utilisait simplement des cadrans solaires », dit le professeur,
« et si l’on n’avait pas de soleil, on disposait de la clepsydre. Une
sorte d’horloge à eau qui fonctionne au goutte à goutte tombant de façon
régulière dans un récipient gradué…. » Horloge à eau inventée par les
Egyptiens de l’antiquité pharaonique…
Et puis :
la terre ne tournait-elle pas sur elle-même depuis toujours, traçant ainsi à
tous les humains, animaux et végétaux ses rythmes presque identiques d’aube, du
midi et des crépuscules ?..Tout comme notre propre « montre
biologique », depuis l’époque préhistorique jusqu’à nos jours (l’ère
d’Augustin comprise) ne cessera de rythmer quotidiennement, au delà de notre conscience
et de notre volonté, nos sommeils et les différents cycles de nos besoins…
C’est pourquoi
le temps des repas, collectifs, était important. « Là où Saint Augustin
et ses compagnons prenaient leurs repas, - généralement faits de pois chiches,
de couscous aux légumes flatulents avec viande de mouton ; des
fruits, tels les cerises ou les grenades; mais pas de maïs et, évidemment,
pas de pommes de terre -, il y avait dans cette salle, dit Wermelinger, un
écriteau sur lequel était écrit la devise : la conversation ne doit
pas porter sur les absents pour éviter tout jugement négatif sur eux…. »
Ce qui suggère combien ce théologien de l’Antiquité tardive, malgré les
« guerres sociales et civiles » de son temps comme il dit lui-même,
était un homme de dialogue orienté vers le positif…
Mais, précise
le professeur Otto Wermelinger revenant à la question du repérage de
l’écoulement des heures: « Dés le quatrième siècle, les moines ont dû
se plier aux fractions régulières du temps données par la nécessité de faire
leurs prières de 9 heures, 15 heures, 17 heures et celle d’avant le sommeil… »
Un peu comme, trois siècles plus tard, les premiers musulmans des déserts
d’Arabie durent eux aussi plier le rythme de leurs vies à la succession de cinq
prières, toujours égales, d’el fadjr
jusqu’à celle d’el ‘ichâ…
Monique, la mère de Saint Augustin agenouillée suppliant l’évêque
Navigateur de l’âme, Saint Augustin n’a pas le pied marin…
Pas d’ampoule
électrique ni de montre ; pas de diligences non plus pour se déplacer
d’une province d’Afrique à l’autre. Annaba- Cherchell, par exemple… Pour
voyager, il y avait soit la nef par mer, le long des cotes, soit la marche à
pied (quelque fois à dos d’âne ou de mulet) en empruntant les longues voies
romaines, dallées, qui reliaient d’est en ouest les principales villes de cette
partie du monde habitées de populations paysannes plutôt rebelles…
Saint Augustin
voyage beaucoup. Le problème, fait remarquer le professeur Wermelinger, « est
que Augustin ne supporte pas du tout les
voyages par mer ». C’est qu’aussi raffinée soit sa culture générale et
riches ses lectures littéraires et philosophiques, Augustin est un homme tout
de même originaire de la campagne, un homme des monts de l’Atlas, un homme de l’intérieur des terres. Un navigateur de
l’âme, pas des mers…
Vitrail de la Basilique de Annaba, montrant, au centre,
Saint Augustin écrivant à l’aide d’une plume, avec à sa droite et à sa gauche deux
autres évêques africains : Saint Cyprien de Carthage (berbère converti au
christianisme prés de deux siècles avant Saint augustin), et Saint Flugentius,
d’origine noble, qui fut évêque d’une ville de Tunisie
Quand au mois
de septembre 418, rappelle le professeur Wermelinger, Augustin reçoit de
l’évêque de Rome mission pour aller d’Hippone (Annaba) à Cesarée (Cherchell),
il fera ce long voyage tour à tour à pied et à dos de mulet ». Plus de 500
kilomètres rien qu’à vol d’oiseau !
« Augustin était alors âgé de 64 ans. On peut estimer qu’un homme comme
lui pouvait faire en moyenne 35 km par jour, avec les intercales de jours de
repos, ainsi que les différents arrêts lui permettant de discuter avec les
clergés des différentes villes qu’il traversait… »
« Au-delà
de cette mission, il y avait beaucoup d’assemblées régionales d’évêques et de
théologiens pour débattre des questions de doctrine, les conciles. Ces conciles
se tenaient à Cirta (Constantine), Cuicul (Djémila), Milev (Mila), Calama
(Guelma), Carthage et Hippone également. Cela faisait qu’Augustin était souvent
en déplacement sur les routes. Ce qui laisse supposer qu’il devait avoir une
santé de fer pour supporter les voyages dans de pareilles conditions. On sait
par exemple qu’en 397, il était gêné par des hémorroïdes ; époque où il
écrivait « Les confessions » et où se tenait un grand concile à
Carthage auquel il devait participer… Ces continuels déplacements hors
d’Hippone, provoquaient de multiples et longues absences ; ce que ses fidèles lui reprochaient.» On
estime en effet qu’Augustin a dû passer un tiers de son temps en dehors
d’Hippone…
La Basilique Saint Augustin sur la colline d’Hippone, à
l’entrée de Annaba, que les annabis appellent affectueusement : Lala Bouna…
L’Hippone des rentiers et de l’esclavage…
« Hippone était une ville portuaire. On y
parlait donc toutes les langues connues de la Méditerranée, c’est à dire le
grec, le latin, le punique, peut être même le gaulois, le syriaque, l’araméen…
C’est à l’époque de Saint Augustin une ville grouillante avec ses esclaves, ses
marchands, ses banquiers et ses usuriers,
ses marins et ses soldats. Augustin se plaint même de la saleté et des
mauvaises odeurs de certaines parties de la ville… »
Mais alors,
face aux réalités contradictoires de cet étonnant plurilinguisme, quelle langue parlait
Augustin ? Dans laquelle dictait-il ses lettres et traités ? Comment
s’adressait-il aux simples fidèles de son église, de sa ville ? Et
lorsqu’il partait, comme il lui arrivait si souvent, hors d’Hippone vers l’intérieur des terres, en quelle langue
communiquait-il avec les gens?…
« Augustin
avait été instruit en grec à Taghaste, puis le latin durant tout le restant de
son cursus. Il était donc bilingue. Toutefois sa langue usuelle quotidienne
était le latin. Son nom même, Augustinus, est un nom latin rare. Par contre le
nom de son fils, Adéodatus, est d’origine punique, ou berbère, si l’on veut,
bien qu’à cette époque il soit très difficile de faire la différence entre les
deux… Car la langue de la population berbère est le lybique avant l’arrivée des
phéniciens aux 6ème et 5ème siècles avant J.C. Si ces
envahisseurs imposent leur langue, la grande masse des berbères n’en continue
pas moins de parler le lybique. Mais au fil du temps, il y a mélange entre le
punique et le lybique, au point qu’à l’époque de Augustin on parlait de Punica Lingua… »
« En
principe un Africain comme Augustin parle latin. Tous ceux qui ne parlent pas
latin, parlent le lybique teinté de punique, la Punica lingua. C’est surtout la langue des populations numides
qui ne se sont pas laissées romanisées. Autrement dit les ouvriers agricoles et
les paysans pour l’essentiel. Ainsi, juste à coté d’Hippone on parlait punique…
Aussi, quand Augustin s’en allait d’Hippone faire des sermons dans les
campagnes ou petites bourgades, il se devait d’être accompagné d’un interprète
qui traduise ses dires du latin au punique… Cette situation dualité
linguistique peut en partie expliquer nombre de difficultés et de différents
violents qui existaient entre la ville et les campagnes à l’époque… »
Ce fut, comme
l’histoire en témoigne, une époque de bouleversements, de heurts violents, de
guerres sociales et civiles. Une époque entièrement fondée sur l’esclavage,
tant du point de vue économique (la production), que de la conception et la
pratique du confort de vie domestique. Car, comme le rappelle à juste titre
notre interlocuteur, « personne ne travaillait dans l’antiquité, sauf
l’esclave…L’homme libre lui-même ne travaille plus guère après l’âge de 35 ans.
Ceux qui ont amassé assez d’argent se retirent dans leurs villas pour écrire,
publier, aller au théâtre… Ceux qui doivent encore travailler pour survivre
sont des pauvres. Ainsi sont pauvres ceux qui ont peu d’esclaves et doivent
travailler avec eux… Il faut se représenter qu’un tiers de la population du
temps d’Augustin étaient des esclaves et que le centièmes des hommes libres
restant étaient des gens riches… Augustin lui-même possédait trois
esclaves… »
« Quand on lui demanda, quatre ans avant sa
mort, dans son entourage de fidèles, comment lui qui se disait pauvre avait
encore des esclaves, il répondit qu’il prévoyait de les libérer par son
testament ; mais que vu qu’il était le chef d’une famille nombreuse (ses
sœurs, ses neveux…) ses obligations de statut d’aîné le contraignaient à garder
quelques esclaves pour les multiples tâches pratiques de la vie courante… »
Mais
nul en effet ne fait bien fut-ce bien en soi ce qu’il fait à contrecœur.
Cette phrase de Saint Augustin se trouve au livre premier de ses Confessions.
Il l’exprimait à propos de l’instruction à l’école où le maître battait
couramment l’enfant. Elle laisse transparaître malgré tout l’impuissance d’un
homme face à une époque fondée sur la puissance du Maître sur son esclave. Une
époque certes très lointaine, mais que nous pouvons, nous gens du 21ème
siècle, comprendre sans peine, nous qui vivons les affres d’un monde plus que jamais divisé entre riches et pauvres, démunis et privilégiés....
Statue de Saint Augustin devant la Basilique de Annaba. Elle fut réalisée par le sculpteur marseillais
Jules Cantini, qui fut aussi propiétaire de carrière de marbre en Algérie. La statue de Saint Augustin fut érigée à
Annaba en avril 1914
Texte et photographies: Abderrahmane Djelfaoui.
(Une version de ce texte avait paru en 2001 dans le quotidien Le Soir d’Algérie)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire