mardi 3 mai 2016

Patrimoine artistique : Jean Sénac, l’art moderne algérien et la Guerre de libération



Hamid Nacer-Khodja a fait un travail remarquable et fiable d’accompagnement critique de l’œuvre du poète algérien Jean Sénac. Il a consacré à son dépouillement ainsi que sa mise à la disposition du public plus d’une quarantaine d’années de sa carrière d’universitaire-chercheur.
Aujourd’hui  malgré l’état  où Hamid Nacer-Khodja se trouve du fait de la maladie, il a tenu encore a évoquer avec sérénité à son domicile à Djelfa, devant les lourds rayonnages de sa bibliothèque, l’une des périodes les plus denses et engagée de Sénac, celle de sa contribution méconnue consistant à amplifier avec ses seuls moyens de poète et d’homme de culture le mouvement pour l’indépendance du peuple algérien dans les consciences d’ici et d’ailleurs.

SENAC ET LES PREMIERS PAS DE KHADDA A PARIS

Dés le début de guerre d’Algérie, en 1955,  Sénac a été le premier à parler de Mohamed Khadda en France. Pourquoi ? Parce que, explique Hamid Nacer Khodja, le hasard avait fait que  Maria Menton et Louis Nallard, un couple de peintres typiquement pieds noirs qui avaient faits leurs études à l’Ecole des Beaux arts d’Alger, que Sénac connaissait bien tous deux, s’étaient installés à Paris dès 1947 et avaient d’abord gérés le fameux hôtel du Vieux Colombier prés du quartier mythique de Saint Germain des Près. Un établissement  où se croiseront après la deuxième guerre mondiale de célèbres musiciens de jazz comme Sidney Bechet, des comédiens tel Robert Hossein, le sculpteur César ou plus tard encore des auteurs tels Jean Sénac et Kateb Yacine

Mais une fois une fois abandonné l’hôtel du Vieux Colombier, les Nallard, créent une galerie d’art qui va jouer un rôle important dans l’Ecole de Paris et le mouvement artistique français des années 50 : Le salon des réalités nouvelles. Et c’est là qu’en 1955, pour la première fois, Khadda expose. Le jeune Khadda à propos de qui  Sénac disait : « L’art du signe est là, il est né ». Déjà la fameuse appellation du signe !…

Khadda, à droite, à l’exposition du Salon des réalités nouvelles, 1955

Dans une notice du livre Visages d’Algérie, poursuis Hamid Nacer-Khodja, j’écrivais  à propos de Khadda et Sénac que le poète et le peintre sympathisèrent,  y compris sur le plan politique en militant pour l’indépendance de l’Algérie. Et évaluant déjà hautement son œuvre naissante, Sénac a été un des premiers à publier un des dessins du peintre dans le numéro spécial « Algérie » de la revue Entretiens sur les lettres et les arts parue à Rodez en février 1957…

Aquarelle de Khadda :  Composition, Ville ; 1956


[Dans un beau livre sur l’œuvre de Mohamed Khadda sous la signature de M-G Bernard, je trouve moi-même cette phrase « … En 1955 un de ses amis, écrivain pour enfants, lui présente le propriétaire d’un grand atelier de gravure, dans lequel se côtoient aussi bien des élèves des Beaux-arts que des graveurs renommés qui viennent y faire tirer leurs épreuves.
Parce que la gravure est en rapport avec son métier d’imprimeur, mais aussi par curiosité pour cette technique, il s’initie donc à elle, dans cet atelier. Sa première œuvre en sort en 1956 « couple et olivier » en linoleum, et sa seconde, en 1960 « Cosmos » en cuivre taille-douce »]

Mais outre Khadda à cette galerie Le salon des réalités nouvelles il y a aussi Benanteur ; ce qui a fait que tout le milieu artistique algérien à Paris, tous plus ou moins nationalistes, Ismail Ait Djaffar, Kateb Yacine, Malek Haddad, Tidafi, venaient fréquenter la galerie du couple Nalard. C’est d’ailleurs à l’une de ces occasions que Sénac a rédigé un poème et un manifeste avec l’acceptation du groupe des jeunes algériens, tous d’accord pour soutenir le premier Congrès des écrivains et artistes noirs qui a lieu en septembre 56 à la Sorbonne et où intervint Frantz Fanon.
A la fin de son poème, Sénac écrit :

« Frères Noirs, les Ecrivains Algériens
s’ils osent élever la voix tandis que leurs frères tombent
c’est pour vous transmettre le relais de leur Espérance,
cette flûte de nos montagnes
où la Liberté s’engouffre,
s’unit au souffle de l’homme
et chante ! »


« ELEMENTS D’UNE POESIE DE LA RESISTANCE ALGERIENNE »

Malgré les risques de censure qui pesaient  sur lui Sénac écrit dans son livre « Le Soleil sous les armes (Eléments d’une Poésie de la Résistance Algérienne) », publié aux éditions Subervie en 1957 : « La vie artistique en Algérie a été à tel point humiliée, saccagée et livrée aux médiocres, avec la complicité précise et vigilante de l’Administration, que les véritables créateurs ont du « fuir » et s’exiler, à Paris par exemple, pour trouver les moyens moraux de s’exprimer et une audience attentive à leur travail » (page 17)….
Comme je le note dans mon livre « Jean Sénac critique algérien » (que j’ai publié en 2013 chez l’éditrice Kalima) : « Le soleil sous les armes » est à l’origine une conférence de presse donnée par Sénac le 13 mars 1956 à Paris à la salle de géographie, à l’initiative de l’Union des Etudiants de la Nouvelle Gauche. Il donnera encore la même conférence aux étudiants algériens de l’UGEMA dont Ahmed Taleb Ibrahimi est un des dirigeants avec Layachi Yaker...


Dans le livre lui-même, tiré à 1000 exemplaires, on peut lire dans la prière d’insérer signée de Claude Roy: « … On y trouvera, avec un grand nombre de poèmes populaires, Jean Amrouche et Kateb Yacine ; on y découvrira un aspect peu connu de Mohamed Dib et Mouloud Mammeri ; on y voit se révéler des poètes comme Mostefa Lacheraf, Ait Djafer, Henri Kréa, Nourredine Tidafi, Boualem Taibi, et quelques anonymes dont les poèmes viennent de très loin. Sans oublier Jean Sénac lui-même, qui n’est pas le moindre des chantres d’un peuple digne et déchiré »…
Des écrits de l’Emir Abdelkader également ainsi que des poésies orales kabyles et arabes traduites en français.

C’est donc un grand rassemblement de textes plus ou moins inédits et inconnus d’auteurs algériens, une sorte d’anthologie ?...

Oui, à la fois un essai, une anthologie et un  manifeste de la poésie de résistance algérienne de 1830 à 1957 et qui va servir fortement la cause algérienne auprès de l’opinion publique française et internationale. Il ne cite pas moins dans ce livre des poètes français qui ont condamnés le colonialisme ou la guerre d’Algérie depuis Arthur Rimbaud jusqu’à Jean Grosjean et Louis Amade…
Il faut signaler que des personnalités de premier plan se verront adresser ce petit livre de 56 pages directement par l’éditeur ou l’auteur : Alain Robbe-Grillet (tenu pour l’un des initiateurs du Nouveau Roman), Louis Aragon, Kateb Yacine, Assia Djebar, François Mauriac (éditorialiste à l’Express), Francis Ponge (qui va recevoir le Prix International de poésie en 1959), Gaston Gallimard éditeur, Camus, Mouloud Feraoun, André Mandouze, Monseigneur Duval, Max Pol-Fouchet (créateur de la revue Fontaine, à Alger, durant la deuxième guerre mondiale), Jean Paul Sartre, etc… « Le soleil sous les armes » sera très souvent cité ou même plagié pour nombre de ses pièces poétiques mais sans qu’on cite l’auteur de ce travail fondamental, Jean Sénac …
Si durant la période de la guerre d’Algérie, Sénac n’a pas écrit beaucoup de critiques d’art, il va tisser des relations très étroites avec des artistes comme les comédiens Laurent Terzieff et Silvia Monfort, par exemple, avec lesquels il devait monter sa propre pièce « Le soleil interdit » , toujours inédite, une tragédie qui traite de l’amour impossible entre Jérôme (qui n’est autre que Sénac lui-même….) et Malika, une jeune fille de la Casbah à la veille de novembre 1954...
Début juin 1958, Sénac est à Bruxelles  pour la première de la pièce « Le cadavre encerclé » de Kateb Yacine, qui avait été interdite à Paris. Il accompagne le couple des Moati qui jouent les rôles principaux dans cette pièce… Il est en relation avec le poète espagnol Blas de Otéro, qu’il rencontre à Paris, à la Sorbonne à l’occasion d’une commémoration faite au poète Antonio Machado. Il devient l’ami de Blas de Otéro dont il publie des poèmes qu’il a lui-même traduit dans la revue « Esprit ». Il rencontre à nouveau Blas de Otéro en Espagne en 1959….

Sénac en compagnie de Blas de Otéro et sa femme Clara à Barcelone

En 59 c’est également la rencontre avec l’écrivain américain Henri Miller à Chatillon, dans la Drôme, où Sénac avait un logement. Le romancier de « Tropique du cancer », avait publié à cette époque : « Jours tranquilles à Clichy » en 1956 et « Le carnet rouge » en 1959…
Il est par ailleurs en relation avec le jeune éditeur italien Feltrinelli qui a publié « Le Docteur Jivago » de Boris Pasternak et des auteurs du Tiers monde. Sénac le contacte pour un projet sur la poésie algérienne traduite en italien. Malgré le fait que Sénac fasse le voyage en Italie en stop, le projet n’aboutira pas…
Par delà les continents il est en rapport avec le poète américain Alain Guinzberg, le pape de la Beat Generation, et le libraire-éditeur de ces poètes à San Fransisco : Lawrence Ferlinguetti… Il n’en écrit  pas moins sur un peintre américain d’origine italienne Marck Borgatta mort jeune, sur un irakien et sur Jean Dubuffet avec lequel il était en très bons termes ; Dubuffet qui adorait Sénac et avec qui il avait correspondu depuis Alger dés la fin des années 40.

SENAC / BENANTEUR, LE PREMIER LIVRE D’ART

Incroyable croisement des choses de la vie! Parce que c’est Dubuffet justement qui avait un jour mis son appartement parisien, plein de ses toiles, à la disposition d’un petit groupe –était-ce une délégation plus ou moins clandestine ?- du PPA/MTLD dont faisait partie Mostefa Lacheraf et Djelfaoui Mansour

Une bonne information… Mais en écrivant sur Abdellah Benanteur, Sénac écrit déjà sur ce que sera le futur art algérien. C’était à propos d’une exposition de Benanteur à Tunis, Sénac écrit un article qui parait … je ne sais plus si c’est dans Afrique Action ou dans Le temps… Parce qu’au vu de ses positions pro-algériennes il n’avait plus accès aux journaux officiels français. Il était à cette époque plus ou moins maudit et carrément chassé, y compris des journaux de gauche qui ont peut être le cœur à gauche mais le porte feuille à droite… Il écrit alors un papier sur Bananteur précisant et soulignant que le futur art algérien doit être au service du peuple, ne doit pas être un art bourgeois réservé à une élite ; qu’il doit s’inspirer déjà des motifs arabes et berbères ancestraux pour qu’il soit plus authentique… Le fameux retour aux sources qui était déjà très à la mode …



Et c’est là que Sénac réalise son fameux livre d’art « Poésie », qui date de mars 1959 et non pas d’avril 1962 comme il sera mentionné dans le journal algérien Le Peuple, en date du 15 décembre 1962 qui fait le compte rendu du dépôt d’un exemplaire de ce beau livre à la Bibliothéque nationale d’Alger en présence de Abderrahmane Benhamida ministre de l’Education nationale et de la culture (ami de Sénac, ils s’étaient connu du temps de l’UGEMA à Paris). A propos de l’Algérie de 62 presque totalement dans le chaos, il faut se rappeler que la rentrée scolaire n’avait pu se faire que fin novembre et la rentrée universitaire fin décembre…
Pour en revenir au livre, c’était en fait Paul Gilon, un dessinateur communiste ayant dessiné « Fils de Chine », une BD qui chantait les louanges de Mao et de la révolution chinoise naissante qui réalisa en imprimerie ce premier livre d’art. Un livre aujourd’hui introuvable, et même si on le trouve, qui doit coûter une fortune…

Et c’est là que commence l’aventure de Benanteur avec le livre, parce que, comme Khadda, Benanteur est un ouvrier typographe en même temps que peintre. C’est à partir de ce livre avec Sénac que Benanteur va avoir l’idée de développer des livres uniques, à partir de lettres manuscrites et de deux ou trois œuvres originales. Ce qui deviendra sa spécialité après l’indépendance. Installé en France, il réalisera même deux ou trois livres en un seul et unique exemplaire après la mort de Sénac, en 1973, avec les lettres originales que lui envoyait le poète de son vivant…

La couverture du Livre Sénac/ Benanteur


A propos de « Poésie », Abdellah Benanteur témoigne d’ailleurs sept ans après la réalisation de cet ouvrage d’art, dans un entretien à une revue parisienne en 1966: « Pendant la guerre d’Algérie, nous nous demandions avec Jean Sénac ce que nous pourrions bien faire pour servir notre pays. Sénac avait ses poèmes, j’avais envie de les illustrer. L’édition d’art m’avait toujours intéressé, mais j’étais rebuté par les problèmes financiers. Alors nous nous sommes dit : avec le peu de moyens, ceux dont nous disposons, nous allons donner à l’Algérie une édition digne d’elle. Les gens de métier criaient à la folie. Et pourtant nous y sommes arrivés. Une année de travail pour ce premier livre, 5000 anciens francs pour acheter 50 feuilles de papier, et aujourd’hui ces éditeurs d’art qui nous mettaient en garde m’envient ».

Abdellah Benanteur ; une  de ses toiles de la période de la guerre de libération

« MATINALE DE MON PEUPLE »

« Matinale de mon peuple », explique Hamid Nacer-Khodja, regroupe prés d’une décennie  de poèmes déjà publiés en France dans des revues et dans la presse auxquels s’ajoutent des inédits. La fin de l’ouvrage est composée de poèmes en prose et d’aphorismes sur la culture et l’engagement intitulé « Min Djibalina » (« J’ai vu trop d’enfants crever de faim dans le soleil et rire.  Le soleil, oui, mais qu’il ne soit pas l’alibi ou le masque, complice muet de la mort. Une littérature du soleil, non plus exotique mais d’une impitoyable franchise »)
Le livre parait en novembre 1961, c'est-à-dire à l’époque des négociations d’Evian. C’est la période de la décolonisation et de l’émergence du Tiers-monde. A ce titre deux poèmes sont dédiés à l’Afrique, « Angola » à Mario de Andrade, l’autre « Demain Lumumba ». Le dernier : « Pour saluer Cuba »….



Comme indiqué sur la couverture, la préface du recueil est de la plume de Mostefa Lacheraf qui l’avait écrite en prison en mai 1961. Lacheraf n’est libéré qu’en juin et le livre édité en novembre…

Mais alors, comment Sénac a-t-il pu être en contact avec Lacheraf emprisonné pour lui demander une préface ? Je demande à celui qui consacra des décennies à enseigner la littérature à l’université de Djelfa.

Le fait est que Sénac était en contact avec les prisonniers de Fresnes par l’intermédiaire de l’avocate Michèle Beauvillard, qui s’était engagée auprés de la cause algérienne dés 1954 après sa rencontre avec Ali Boumendjel…Ait Ahmed, Ben Bella, Khider et Lacheraf  l’avaient désigné comme leur avocate…
Dans ce recueil justement, un émouvant poème dédié à Mohamed Larbi Ben M’hidi et Ali Boumendjel :

« Pieds et poings liés,
Ils se sont pendus ?
Ils se sont jeté des hautes terrasses ?
Feu sur vos mensonges !
[…]
De vos cordes de mort
nous tressons nos fouets
Le dernier souffle des héros
Alimente nos forges »

Et toute la presse française de saluer ce dernier recueil, alors que Sénac avait été boycotté par cette même presse notamment pour « Le soleil sous les armes »…
Pour conclure, Hamid Nacer-Khodja note que d’après les témoignages mêmes du poète Djamel Amrani, le livre de Sénac fut largement diffusé avant la fin de la guerre dans les camps du FLN d’Oujda au Maroc. Il soulignait que beaucoup de djounoud connaissaient par cœur certains des poèmes de « Matinale de mon peuple » et les récitaient fièrement… C’est la tout un symbole de la force des liens entre l’art et le mouvement de libération, mais tout autant entre un poète, un animateur culturel hors norme, et le patrimoine de son peuple.

Hamid Nacer-Khodja aux Glycines d'Alger




Abderrahmane Djelfaoui

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