dimanche 28 septembre 2025

 

UNE SOIREE HORS NORME

 

 

On parle beaucoup en ce moment d’une « rencontre du 3 eme type » avec l’affaire de 3I/ATLAS : un corps céleste de plusieurs kilomètres de diamètre repéré par le télescope James Webb sous les apparences d’une comète, venu on ne sait de quelle galaxie à une vitesse six fois supérieure à nos fusées et qui croise dans les environs du soleil … Quel que soit ce corps, son noyau dégage des effets si étrangers à nos conceptions qu’ils ont mis à genoux toutes nos théories scientifiques en la matière. Le problème est que repartant bientôt vers les espaces interstellaires pour ne plus jamais revenir, l’humanité n’a que quelques semaines pour amasser, croiser, filtrer et ordonner les données les plus rigoureuses quant à un « univers autre » que ce corps transporte comme notre propre ADN transporte les informations de notre espèce depuis la nuit des temps… Ici et maintenant se joue donc un temps décisif pour toute l’humanité…


Le télescope spatial James Webb

 

Mais ici même sur le sol de nos steppes d'Algérie qu’en est-il d’une multiplicité de comètes qui risquent la disparition, elles qui ne sont autre que l’âme volatile du patrimoine de poésie populaire (créé au moins depuis le 18 eme siècle), son extraordinaire diversité régionale, sa richesse d’images et de sagesse extraite, comme on extrait une huile essentielle que seules de rares personnes (« the happy few ») gouttent et préservent jusqu’à y consacrer une grande partie de leur vie ?...

Comme pour 3I/Atlas, le temps pour nous et pour notre identité culturelle joue de grande vitesse et d’opportunité… Saurons-nous citoyens du 21 eme siècle maitriser l’un et l’autre ?

 

CONTEXTE GEOGRAPHIQUE

 Mes amis Ahmed Khireddine et Mohamed Bencherif m’invitent chacun de son côté par téléphone pour participer à une soirée inédite de découverte de la poésie populaire chez eux dans la wilaya de Djelfa, à Ain Maabed.

Alger -Ain Maabed c’est près de 300 kms d’autoroute traversant d’abord vers l’ouest la plaine de la Metidja, puis vers le sud les gorges de la Chiffa en s’élevant jusqu’au col de Benchicao (1230 mètres) avant de redescendre à partir de Berrouaghia sur les vastes hauts plateaux riches de terres à blé qui s’étendent jusqu’à Ksar El Boukhari (vieux ksar à plus de 700 mètres d’altitude) puis, de là, traverser la grande steppe, un plat billard parsemé de villes et projets tels que Bouguezoul, Ain Ouessara, Hassi Bahbah et ses oliveraies ; un territoire aussi grand qu’une portion notable d’un grand pays européen avant de pénétrer dans la wilaya de Djelfa et, à ses portes, arriver enfin à Ain Maabed…


Sur l’autoroute du sud


Là, dans ce village tranquille de maisons basses, village dont la commune abrite une très grande foret naturelle, une soirée poétique rassemblant une douzaine d’invités est organisée dans la grande maison de Mohamed Bencherif ; réunion qui va se tenir du doux crépuscule de fin septembre jusque loin après minuit qui annonce une autre aube… Village de naissance du poète Tahar Belmir, éxilé à Ksar Echallala au 19eme siècle, puis décédé à Ain Maabed vers 1902…

 

AIN MAABED QUI RASSEMBLE ET QUI HONORE



Canyon dominant la plaine de Ain Maabed.

 

Tout a été soigneusement organisé avec ferveur et gout pour la rencontre avec le poète Mohamed Behnas en l’honneur de qui un diner traditionnel, digne des générosités d’antan a été préparé.…


Echa3ir Mohamed Behnas

 

Je n’avais jamais vu Mohamed Behnas, ni ne l’avais lu ou entendu déclamé sur les réseaux sociaux. Dahcha (étonnement) bien évidemment à le voir et l’entendre pour la première fois…

Parmi les invités j’en connaissais bien plus : des universitaires de Djelfa (rencontrés en juillet dernier lors d’un colloque sur la bataille du Djebel Boukhail de septembre 1961) ; le directeur du centre culturel islamique de Djelfa ; un grand collectionneur de cartes postales et de livres d’époques révolues ; d’anciens maires de la ville ;  un député ;  d’anciens cadres des forêts ; un mémorialiste ; des écrivains ; les propres frères de l’hôte avec certains de ses petits enfants dont un revenu du service national dans le désert du Hoggar et un autre travaillant sur un master de sciences po sur la question de la Chine à l’université de Blida… 



Toutes ces personnes n’étaient pas là pour écouter passivement mais participèrent de façon directe, en prenant la parole, coupant même parfois celle du poète, se répondant l’un à l’autre, se chevauchant en apportant des précisions sur les tribus des poètes cités, leurs sources, faisant l’effort frémissant de se remémorer des dires d’anciens tout en activant leur propre portable sur des sites de poésie populaire pour se référer à tel ou tel passage ; puis demandant à Behnas de nous déclamer l’intégralité de telle ou telle poésie, connue ou complétement méconnue, avant de nous faire le plaisir de déclamer les siennes …

 

RECHERCHE ET ECRITURE DE LA POESIE POPULAIRE ORALE

 

Après une ouverture amicale et néanmoins solennelle faite par Ahmed Khireddine, précisant le cadre et les objectifs visés par cette soirée et remerciant tous les invités qui sont venus    véhiculés seuls ou en petits groupes de dizaines de kilomètres à la ronde, Mohamed Behnas commence par expliciter le long historique de son travail de recension, de recoupement, de comparaison, de refonte des poésies sans nombre qu’il a pu rassembler jusqu’à l’heure. Il souligne sa chance, encore étudiant d’avoir pu rencontrer certains des plus vieux poètes encore vivants et de les avoir interviewés, enregistrer, etc. Certains souvenirs sont cocasses, notamment avec ce très vieux poète et encyclopédie vivante, Touil Belgacem Edhaïdi qui le renvoya sans ménagement plusieurs fois avant d’accepter finalement de le rencontrer et l’informer… Un poète très connu des cercles poétiques de Had Sahari, de Hassi El Oeuch, Hassi Bahbah et Djelfa. Il décédé récemment cet été à l’âge de cent et un an ! 



 Ce travail laborieux, ingrat, incessant de critique sur les sources, mais travail ô combien fabuleux, passionnant et riche de découvertes lui permit d’ailleurs en cours de route de passer avec succès un Master sur la question même à l’université du patrimoine de Djelfa.

 

LA POESIE N’EST PAS QUE PAROLE DANS L’AIR DES JOUTES ET DES RIMES.

 

Au fil de la soirée, au fil surtout de l’intervention vive de Mohamed Behnas, les yeux lumineux, le verbe rapide et la mémoire océanique, se dégage d’abord l’ampleur géographique de ce corpus poétique de tribus bédouines vivant dans leurs tentes sous le soleil et les constellations d’étoiles ; poètes qu’il piste autant chez les Ouled Nail, à Messad au Djebel Boukhil, aussi bien qu’à Laghouat, Aflou puis remontant jusqu’à Ksar Echallala… Espaces des horizons ; espaces de vie et de mort des sebkhas et des steppes… « Espaces numériques » du nombre même des poètes recensés : près d’une centaine dans cette seule région depuis au moins le début du 19 eme siècle. Autrement dit depuis juste quatre générations…

 

Cela nous rappelle le cas, en Kabylie, de Si Mohand u M’hand et autres poètes de sa région au 19 eme siècle. Mais également pour l’ouest de l’Algérie, le beau livre que feu Boualem Bessaieh avait consacré au poète analphabète Belkhir de la fameuse tribu combattante des Ouled Sidi Cheikh, né en 1835 près d’El Bayadh et mort à Mascara en 1905 après sa détention à la forteresse de Calvi en Corse… Livre intitulé : « Etendard interdit : poèmes de guerre et d’amour » 



De toutes les poésies recensées par Mohamed Behnas, il va particulièrement déclamer l’intégralité de trois d’entre elles.

Celle du duel poétique entre deux poètes d’âges et de conditions sociales opposées. En l’occurrence entre le grand Aissa Ben Allal natif de Chellala en 1885 et un jeune inconnu. Cela se passe en 1930 suite à la proposition d’un ami de ce grand poète d’accepter une joute poétique avec un tout jeune berger du nom de Hameur El Aïn, né en 1904, ayant donc différence d’âge de 19 ans avec lui…

Le texte de cette rencontre, de cet affrontement entre » le pot de fer et le pote de terre » est inouï, savoureux et déconcertant. Imaginez seulement le premier interpellant l’autre à chacune de ses interventions de « toi le gosse, toi le jeunot » et son invité de répondre à chaque fois avec simplicité, intelligence et respect : « ô toi mon maître, toi le maitre », etc.

A la fin de cette joute hors norme de plus d’une heure, le grand Aissa Ben Allal clôtura ce « combat » en lui avouant : « « je m’excuse, je vais désormais t’appeler maître aussi » …

 

La seconde est celle du refus du poète Belgacem Ettaïbi d’accepter la mort et l’enterrement de son frère décédé très loin de la tribu dans le triangle entre Bereyane, Grara et Safel ... Le poète, à cheval, va transporter vers Messad, le corps de son frère à dos de chameau cinq jours durant tout en dialoguant de façon presque shakespearienne avec lui comme s’il n’était en réalité somnolent…

 

Le débat passionné qui s’en suit remet à l’honneur les noms d’autres géants du sahara prédésertique tels que Ahmed Laakef et son fils Tahar Laakef, tout comme ceux de Benabdellah, Chleghem et Si Ramdane Etoabi…

 

Enfin une autre belle poésie, d’un tout autre genre, est celle de Mohamed Behnas lui-même, qui est le dialogue que ce poète tient avec un pistachier à qui il parle, et ce pistachier qui ne cesse de l’entendre et lui répondre ! Le pistachier étant connu pour être souvent un arbre millénaire… Le poème est en fait plus largement un hommage au patrimoine végétal particulier du terroir de naissance de Mohamed Behnas avec un focus sur l’Alfa, le Chih (armoise blanche) et le Sedra (jujubier) qui protège le pistachier quand il n’est que graine… Son endroit de prédilection (El Waqr)…



Trois pièces poétiques d’une originalité qui élève cette parole à l’universalité. Toutes trois d’une pureté et d’une richesse de langue, d’entrelacs et chocs de mots, d’images, de rimes et de rythmes qu’on n’imaginerait jamais avant de les avoir entendues, goutées et remémorées par bribes…

 

UN DES OBJECTIFS DE CETTE RENCONTRE

 

Au bout de ces si courtes heures d’écoute j’étais plus que jamais imbibé du vœu annoncé et affirmé par mes amis en début de soirée : à savoir qu’il fallait que ce travail gigantesque accompli par le poète Mohamed Behnas soit consigné dans un ouvrage, qu’il soit édité, imprimé, diffusé en librairies et dans les bibliothèques publiques pour la revivification de notre patrimoine immatériel et pour la paix de l’âme de tous ces valeureux poètes disparus pour la plupart dans la nuit coloniale…

Je peux aussi affirmer que l’espoir de mes amis et celui des invités est que les étudiants se rapprochent pour travailler sur les axes de ce thème ; mais aussi, in cha-allah, que des musiciens puissent en faire des compositions à l’instar de l’inoubliable Khilifi Ahmed qui avait ainsi fait connaitre Abdellah Benkriou, Aissa Benalal et d’autre…


« Qalbi tfekar ‘ourban rahala » (Benallal)

  

Les invités se quittèrent, après fortes poignées de main et embrassades, hors de la maison au clair d’un quart de lune…

 

J’avoue que je ne pus m’endormir immédiatement.

Je restais longtemps pensif et rêveur…

Malgré le fait que ma formation en arabe soit moins que moyenne, je restais allongé quasiment habité par les flux de cette poésie, certaines bribes, certaines images, le ton rapide de déclamation souriante du poète, l’aura d’écoute fervente de nous tous invités alors que la plupart de ces poètes n’étaient plus de ce monde mais que leur voix n’existait et ne s’élevaient que par la voix de ce poète d’une soirée hors norme.

Miracle immatériel…

 

Le lendemain matin je reprenais l’autoroute en sens inverse, vers le nord. Je traversais des centaines de kilomètres de terre et de steppe gorgées d’eau par les pluies de la veille… Le ciel léger de ses lourds nuages jusqu’aux plus lointains horizons était zébré d’éclairs… Magnificence de la route vitres ouvertes !





Abderrahmane Djelfaoui

Aïn Maabed- Alger

27 septembre 2025


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