UNE SOIREE HORS NORME
On parle
beaucoup en ce moment d’une « rencontre du 3 eme type » avec
l’affaire de 3I/ATLAS : un corps céleste de plusieurs kilomètres de diamètre repéré par le télescope James
Webb sous les apparences d’une comète, venu on ne sait de quelle galaxie à une
vitesse six fois supérieure à nos fusées et qui croise dans les environs du
soleil … Quel que soit ce corps, son noyau dégage des effets si étrangers à nos
conceptions qu’ils ont mis à genoux toutes nos théories
scientifiques en la matière. Le problème est que repartant bientôt vers les
espaces interstellaires pour ne plus jamais revenir, l’humanité n’a que quelques
semaines pour amasser, croiser, filtrer et ordonner les données les plus
rigoureuses quant à un « univers autre » que ce corps transporte
comme notre propre ADN transporte les informations de notre espèce depuis la
nuit des temps… Ici et maintenant se joue donc un temps décisif pour toute l’humanité…
Le télescope spatial James Webb
Mais ici même
sur le sol de nos steppes d'Algérie qu’en est-il d’une multiplicité de
comètes qui risquent la disparition, elles qui ne sont autre que l’âme volatile
du patrimoine de poésie populaire (créé au moins depuis le 18 eme siècle), son
extraordinaire diversité régionale, sa richesse d’images et de sagesse
extraite, comme on extrait une huile essentielle que seules de rares personnes
(« the happy few ») gouttent et préservent jusqu’à y consacrer
une grande partie de leur vie ?...
Comme pour
3I/Atlas, le temps pour nous et pour notre identité culturelle joue de grande
vitesse et d’opportunité… Saurons-nous citoyens du 21 eme siècle maitriser l’un
et l’autre ?
CONTEXTE GEOGRAPHIQUE
Alger -Ain
Maabed c’est près de 300 kms d’autoroute traversant d’abord vers l’ouest la
plaine de la Metidja, puis vers le sud les gorges de la Chiffa en s’élevant
jusqu’au col de Benchicao (1230 mètres) avant de redescendre à partir de Berrouaghia
sur les vastes hauts plateaux riches de terres à blé qui s’étendent jusqu’à
Ksar El Boukhari (vieux ksar à plus de 700 mètres d’altitude) puis, de là,
traverser la grande steppe, un plat billard parsemé de villes et projets tels
que Bouguezoul, Ain Ouessara, Hassi Bahbah et ses oliveraies ; un
territoire aussi grand qu’une portion notable d’un grand pays européen avant de
pénétrer dans la wilaya de Djelfa et, à ses portes, arriver enfin à Ain Maabed…
Sur l’autoroute du
sud
Là, dans ce
village tranquille de maisons basses, village dont la commune abrite une très
grande foret naturelle, une soirée poétique rassemblant une douzaine d’invités est
organisée dans la grande maison de Mohamed Bencherif ; réunion qui va se
tenir du doux crépuscule de fin septembre jusque loin après minuit qui annonce
une autre aube… Village de naissance du poète Tahar Belmir, éxilé à Ksar Echallala au 19eme siècle, puis décédé à Ain Maabed vers 1902…
AIN MAABED QUI
RASSEMBLE ET QUI HONORE
Canyon dominant la plaine de Ain Maabed.
Tout a été
soigneusement organisé avec ferveur et gout pour la rencontre avec le poète
Mohamed Behnas en l’honneur de qui un diner traditionnel, digne des générosités
d’antan a été préparé.…
Echa3ir
Mohamed Behnas
Je n’avais
jamais vu Mohamed Behnas, ni ne l’avais lu ou entendu déclamé sur les réseaux
sociaux. Dahcha (étonnement) bien évidemment à le voir et l’entendre
pour la première fois…
Parmi les
invités j’en connaissais bien plus : des universitaires de Djelfa
(rencontrés en juillet dernier lors d’un colloque sur la bataille du Djebel
Boukhail de septembre 1961) ; le directeur du centre culturel islamique de
Djelfa ; un grand collectionneur de cartes postales et de livres d’époques
révolues ; d’anciens maires de la ville ; un député ; d’anciens cadres des forêts ; un
mémorialiste ; des écrivains ; les propres frères de l’hôte avec
certains de ses petits enfants dont un revenu du service national dans le
désert du Hoggar et un autre travaillant sur un master de sciences po sur la
question de la Chine à l’université de Blida…
Toutes ces
personnes n’étaient pas là pour écouter passivement mais participèrent de façon
directe, en prenant la parole, coupant même parfois celle du poète, se
répondant l’un à l’autre, se chevauchant en apportant des précisions sur les
tribus des poètes cités, leurs sources, faisant l’effort frémissant de se
remémorer des dires d’anciens tout en activant leur propre portable sur des
sites de poésie populaire pour se référer à tel ou tel passage ; puis
demandant à Behnas de nous déclamer l’intégralité de telle ou telle poésie,
connue ou complétement méconnue, avant de nous faire le plaisir de déclamer les
siennes …
RECHERCHE ET
ECRITURE DE LA POESIE POPULAIRE ORALE
Après une
ouverture amicale et néanmoins solennelle faite par Ahmed Khireddine, précisant
le cadre et les objectifs visés par cette soirée et remerciant tous les invités
qui sont venus véhiculés seuls ou en
petits groupes de dizaines de kilomètres à la ronde, Mohamed Behnas commence
par expliciter le long historique de son travail de recension, de recoupement,
de comparaison, de refonte des poésies sans nombre qu’il a pu rassembler jusqu’à
l’heure. Il souligne sa chance, encore étudiant d’avoir pu rencontrer certains
des plus vieux poètes encore vivants et de les avoir interviewés, enregistrer,
etc. Certains souvenirs sont cocasses, notamment avec ce très vieux poète et
encyclopédie vivante, Touil Belgacem Edhaïdi qui le renvoya sans ménagement
plusieurs fois avant d’accepter finalement de le rencontrer et l’informer… Un
poète très connu des cercles poétiques de Had Sahari, de Hassi El Oeuch, Hassi
Bahbah et Djelfa. Il décédé récemment cet été à l’âge de cent et un an !
LA POESIE
N’EST PAS QUE PAROLE DANS L’AIR DES JOUTES ET DES RIMES.
Au fil de la
soirée, au fil surtout de l’intervention vive de Mohamed Behnas, les yeux
lumineux, le verbe rapide et la mémoire océanique, se dégage d’abord l’ampleur
géographique de ce corpus poétique de tribus bédouines vivant dans leurs
tentes sous le soleil et les constellations d’étoiles ; poètes qu’il piste
autant chez les Ouled Nail, à Messad au Djebel Boukhil, aussi bien qu’à
Laghouat, Aflou puis remontant jusqu’à Ksar Echallala… Espaces des
horizons ; espaces de vie et de mort des sebkhas et des steppes…
« Espaces numériques » du nombre même des poètes recensés : près
d’une centaine dans cette seule région depuis au moins le début du 19 eme
siècle. Autrement dit depuis juste quatre générations…
Cela nous
rappelle le cas, en Kabylie, de Si Mohand u M’hand et autres poètes de sa
région au 19 eme siècle. Mais également pour l’ouest de l’Algérie, le beau
livre que feu Boualem Bessaieh avait consacré au poète analphabète Belkhir de
la fameuse tribu combattante des Ouled Sidi Cheikh, né en 1835 près d’El
Bayadh et mort à Mascara en 1905 après sa détention à la forteresse de
Calvi en Corse… Livre intitulé : « Etendard interdit : poèmes de
guerre et d’amour »
De toutes les
poésies recensées par Mohamed Behnas, il va particulièrement déclamer
l’intégralité de trois d’entre elles.
Celle du duel
poétique entre deux poètes d’âges et de conditions sociales opposées. En
l’occurrence entre le grand Aissa Ben Allal natif de Chellala en 1885 et un
jeune inconnu. Cela se passe en 1930 suite à la proposition d’un ami de ce
grand poète d’accepter une joute poétique avec un tout jeune berger du nom de
Hameur El Aïn, né en 1904, ayant donc différence d’âge de 19 ans avec lui…
Le texte de
cette rencontre, de cet affrontement entre » le pot de fer et le pote de
terre » est inouï, savoureux et déconcertant. Imaginez seulement le
premier interpellant l’autre à chacune de ses interventions de « toi le
gosse, toi le jeunot » et son invité de répondre à chaque fois avec
simplicité, intelligence et respect : « ô toi mon maître, toi le
maitre », etc.
A la fin de
cette joute hors norme de plus d’une heure, le grand Aissa Ben Allal clôtura ce
« combat » en lui avouant : « « je m’excuse, je vais
désormais t’appeler maître aussi » …
La seconde est
celle du refus du poète Belgacem Ettaïbi d’accepter la mort et l’enterrement de
son frère décédé très loin de la tribu dans le triangle entre Bereyane, Grara
et Safel ... Le poète, à cheval, va transporter vers Messad, le corps de son
frère à dos de chameau cinq jours durant tout en dialoguant de façon presque
shakespearienne avec lui comme s’il n’était en réalité somnolent…
Le débat
passionné qui s’en suit remet à l’honneur les noms d’autres géants du sahara
prédésertique tels que Ahmed Laakef et son fils Tahar Laakef, tout comme ceux
de Benabdellah, Chleghem et Si Ramdane Etoabi…
Enfin une autre
belle poésie, d’un tout autre genre, est celle de Mohamed Behnas lui-même, qui
est le dialogue que ce poète tient avec un pistachier à qui il parle, et ce
pistachier qui ne cesse de l’entendre et lui répondre ! Le pistachier
étant connu pour être souvent un arbre millénaire… Le poème est en fait plus
largement un hommage au patrimoine végétal particulier du terroir de naissance
de Mohamed Behnas avec un focus sur l’Alfa, le Chih (armoise blanche) et le
Sedra (jujubier) qui protège le pistachier quand il n’est que graine… Son
endroit de prédilection (El Waqr)…
Trois pièces
poétiques d’une originalité qui élève cette parole à l’universalité. Toutes
trois d’une pureté et d’une richesse de langue, d’entrelacs et chocs de mots,
d’images, de rimes et de rythmes qu’on n’imaginerait jamais avant de les avoir
entendues, goutées et remémorées par bribes…
UN DES
OBJECTIFS DE CETTE RENCONTRE
Au bout de ces
si courtes heures d’écoute j’étais plus que jamais imbibé du vœu annoncé et
affirmé par mes amis en début de soirée : à savoir qu’il fallait que ce
travail gigantesque accompli par le poète Mohamed Behnas soit consigné dans un
ouvrage, qu’il soit édité, imprimé, diffusé en librairies et dans les
bibliothèques publiques pour la revivification de notre patrimoine immatériel
et pour la paix de l’âme de tous ces valeureux poètes disparus pour la plupart
dans la nuit coloniale…
Je peux aussi
affirmer que l’espoir de mes amis et celui des invités est que les étudiants se
rapprochent pour travailler sur les axes de ce thème ; mais aussi, in
cha-allah, que des musiciens puissent en faire des compositions à l’instar de
l’inoubliable Khilifi Ahmed qui avait ainsi fait connaitre Abdellah Benkriou,
Aissa Benalal et d’autre…
« Qalbi tfekar ‘ourban rahala » (Benallal)
Les invités se
quittèrent, après fortes poignées de main et embrassades, hors de la maison au
clair d’un quart de lune…
J’avoue que je
ne pus m’endormir immédiatement.
Je restais longtemps
pensif et rêveur…
Malgré le fait
que ma formation en arabe soit moins que moyenne, je restais allongé quasiment
habité par les flux de cette poésie, certaines bribes, certaines images, le ton
rapide de déclamation souriante du poète, l’aura d’écoute fervente de nous tous
invités alors que la plupart de ces poètes n’étaient plus de ce monde mais que
leur voix n’existait et ne s’élevaient que par la voix de ce poète d’une soirée
hors norme.
Miracle
immatériel…
Le lendemain
matin je reprenais l’autoroute en sens inverse, vers le nord. Je traversais des
centaines de kilomètres de terre et de steppe gorgées d’eau par les pluies de
la veille… Le ciel léger de ses lourds nuages jusqu’aux plus lointains horizons
était zébré d’éclairs… Magnificence de la route vitres ouvertes !
Abderrahmane
Djelfaoui
Aïn Maabed-
Alger
27 septembre
2025
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