samedi 9 avril 2016

De Tigditt à Mesra: le drame de Souk Enssa…

…Il a existé à Mostaganem, bien avant ma naissance, un marché que visitaient nos grands parents et  parents dans la vielle cité de Tigditt: « Souk enssa » que d’autres nommaient « Souk el Djem3a » (le souk du vendredi), raconte Mostefa Abderrahmane, comédien ayant côtoyé de prés Ould Abderrahmane Kaki ainsi que son frère Maazouz, devenu photographe  (primé par l’UNESCO) puis humble et talentueux vidéaste de films documentaires sur la mémoire de notre 20ème siècle qui ne cessent de nous interpeller…
Un souk, dit-il où les bonnes femmes venaient tout simplement acheter et vendre, ce qui n’était qu’un prétexte pour communiquer entre elles dans le plaisir, le bonheur et la convivialité.

Ce marché s’était tenu d’abord tous les vendredi à Souika, prés d’une place publique, sur un espace mitoyen du cimetière de Sidi Maazouz el Bahri qui reste lui-même une des légendes de la ville, parce que, dit-on, andalou venu par la mer jusqu’à Moustghanem où il trouva refuge, vécut, mourut et y fut enterré… 

Tigditt s’appelait encore couramment El Qahira il y a quelques décennies pour avoir donné naissance à une belle élite sportive, culturelle, artistique et politique parmi lesquels Azouz Bouadjaj, Ould Abderrahmane Kaki, Mohamed Khadda,  Abdallah Benanteur, Bensaber Djamel, Mustapha Chograni, Abdelkader Benmokadem, Mohamed Chouikh, Allal Bachali, Osmane Fethi, etc, etc.


Ensuite ce souk enssa s’est déplacé de Souika a Dar el Hana, quartier populaire des pauvres d’entre les pauvres (« el guelil i 3aoun el guelil », où le pauvre aide le pauvre). On continua à l’appeler : souk enssa-souk el djem3a. Et toutes les pauvres gens de la ville et des alentours, des douars, des villages (parce que Mostaganem est entouré de dizaines, sinon de centaines de douars), venaient là échanger, commercer, se rencontrer, se dire la bonne parole. Et c’est là que je rencontrais souvent Kaki homme de théâtre et amoureux du cinéma dans la foule de souk enssa… Durant l’année 1990, après le passage de « Fin de partie » à Avignon, adaptée par Ahmed Haroun et que j’avais mis en scène à Mostaganem, je l’ai convaincu sans peine de l’interviewer sur sa pratique théâtrale dans le souk même, où il évoqua Samuel Beckett et le théâtre de l’absurde tout en discutant avec un vendeur ou un autre. Malgré une caméra amateur, on en a tiré un film de 45 minutes comprenant d’ailleurs des extraits filmés de sa pièce « Fin de partie » et qui a beaucoup circulé…



Quatre photogrammes extraits du film où l’on voit Ould Abderrrrahmane Kaki évoluer à l’aise avec les jeunes vendeurs,
un fume-cigarette et une canne en mains…





Et ce souk enssa , comme de très nombreuse autres activités  régulières dans le pays, au nord et au sud, à l’est comme à l’ouest, a été interdit à partir du début des années 90 sous les prétextes de hlal et hram, etc. Situé dans le quartier pauvre et « chaud » de Dar El Hana, la masse des jeunes omnibulés par les slogans extrémistes du FIS firent totalement déserter cet espace.  Les femmes avaient peur de sortir. Les institutions de la ville étaient aux mains du parti islamiste. L’espace fut divisé en lots qui finirent pour la plupart en locaux commerciaux ou en logements de fonction. L’occupation du terrain par les femmes en tant que souk ne fut plus qu’un souvenir pour ceux et celles qui étaient en âge de s’en rappeler. Rappel amer. Souk virtuel…

Mais qu’est-ce venait faire là Kaki avant la « décennie noire »?...

Kaki venait s’y ressourcer, répond Abderrahmane Mostefa. Autrement dit être il voulait être en contact avec les humbles gens qu’il évoque dans ses pièces tout comme Abdelkader Alloula le faisait de son coté dans ses pièces. Il venait là écouter la bonne parole, comme on dit. Il achetait ce faisant un peu de grain d’orge (dchicha), un peu de figues, du raisin… Le théâtre de Kaki est un théâtre où ne rencontre que d’humbles gens. Les gens simples. Ceux qui l’ont inspiré… C’est comme ça qu’un jour téléphonant à Kaki pour savoir où il serait pour le rencontrer, il me dit : Souk enssa. Ce qui supposait que je prenne le bus communal pour m’y rendre, qu’on appelait « le taxi communal ». Kaki y allait  souvent seul. Parfois je l’accompagnais en véhicule, à l’époque où j’avais un véhicule. On se baladait dans ce souk. Un jour j’ai dit à un ami caméraman : prends une caméra, n’importe, et suis-moi dans ce souk. C’était merveilleux ! Le travail d’une journée.

Kaki était très connu pour avoir monté « En attendant Godot » à Mostaganem avec sa troupe El Garagouz dans laquelle j’avais moi-même joué alors que j’étais comédien sous la direction de son frère Maazouz Ould Abderrahmane qui est décédé au Canada il y a trois ans... Kaki avait également monté plus tard « Fin de partie »… Je suis donc allé le chercher chez lui, à la rue 34 où il habitait à Tigditt et nous sommes allés à pied au souk. Et je l’ai fait parler, oubliant tous deux la caméra…



Au souk, alors qu’on y voit des centaines de pauvres gens de Tigditt et des alentours vendre ou faire leurs petits achats, personne n’a fait attention à nous ni à la petite caméra. Kaki était à l’aise. Il était parmi les siens ; c’était la grande mise en scène. Il était né dans un quartier populaire et il y était resté profondément attaché aussi bien à ses gens qu’a ses traditions ; à sa halka…. Un jour il m’avait dit : « J’ai fais pas mal de capitales dans ma vie ; j’ai traversé pas mal de pays mais Mostaganem c’est mon port d’attache »…
Autre chose, avant même que ce souk enssa de Tigditt ne se déplace ailleurs en ville puis par la suite au village de Mesra, il y avait aux alentours toute une effervescence culturelle. Il y avait la célèbre école Jeanmaire, la toute première école « indigène » de Tigditt…  
Il faut à ce propos rappeler qu’au moment où l’OAS terrorisait la ville de Mostaganem, les trois quarts des algériens abandonnant leurs habitations dans la ville européenne ou alentours  ont basculé vers la Casbah de Tigditt. Je me rappelle qu’on vivait là  à plus de trente par maison ! Les gens ont été sauvés et adoptés par Tigditt !  Malgré le terrorisme, la placette de la vieille ville regorgeait de cafés populaires ; de troubadours ; d’orchestres châabi….On croisait des hommes de théâtre, des dockers, des pécheurs, des animateurs du mouvement scout, toutes sortes de personnalités, etc.  Tigditt et la zaouia Alaouia donnaient une seconde vie à Mostaganem.
Il y avait juste à coté un cinéma mythique, le Cinélux, cinéma de quartier où on avait vu pratiquement tous les films, ceux de Charlie Chaplin (qu’on appelait Charlot), les péplums en cinémascope, les films de guerre, tous les westerns sans lesquels on ne pouvait pas respirer… Le Cinélux  organisait même des séances spéciales pour les femmes… Kaki qui y allait très souvent m’avait dit dans une interview que je lui avais faite lors  d’un déplacement avec lui à Oran en 1987: « … si j’ai fais du théâtre, c’est que je ne pouvais pas faire de films. Le cinéma était couteux et demandait trop de moyens… Et je me suis inspiré de beaucoup de films de John Huston, notamment  La Sierra Madre avec Humphrey Bogart pour lancer ma première pièce Cabane»


Ould Abderrahmane Kaki photographié en argentique par Abderrahmane Mostefa en en 1983 au square Boudjemaa, 
au centre ville de Mostaganem


Et pour en revenir à cette matinée passée avec lui dans le souk, j’avais trouvé l’idée de le faire parler de Samuel Beckett dans le souk ! C’était magistral. Il parlait de toute son expérience du théâtre de l’absurde à Mostaganem dans les années 56-58 autour de la pièce « En attendant Godot »… Il en parlait là en ce début des années 90 tout en faisant ses courses… Il parlait de Beckett, puis un laps de temps il demande à un jeune vendeur : cette veste tu l’as vend combien ?... L’autre donne un prix. Kaki de s’exclamer en rigolant: tu me prends pour un américain !...  Puis il reprend passionnément son discours interrompu sur Samuel Beckett, passe aux poètes troubadour et au Chi3r El Melhoun qu’il connaissait bien, tout en ignorant totalement la caméra.
Et cette ballade dans le souk enssa nous a ramené sur son lieu de prédilection qui est Gas3a Sidi M’Hamed El Mejdoub qui est aussi un autre « gardien » de Mostaganem parmi les cinq marabouts mythiques qui protègent la ville de cataclysmes, d’invasions et autres catastrophes…
Après cela nous sommes descendus au bord de la mer, presque les pieds dans l’eau,  où il me raconte l’histoire extraordinaire de El Djoher ; un personnage que l’on ne voit pas sur scène dans la pièce « Koul ouahed ou hekmou » (Chacun sa justice) montée au TNA et qui avait fait de nombreuses tournées… C’est l’histoire de El Djoher, fille d’un pauvre citadin qui, endetté, voulu donner sa fille en mariage à un personnage âgé mais qui a de l’argent. La jeune fille acceptera-t-elle…

[ Courte vidéo à voir :

C’est une parabole extraordinaire que le théâtre de Kaki a fait joué avec des moyens minimes, sans décor ; une scène nue, celle d’un théâtre pauvre,

Pour en revenir au souk enssa, ce souk a malheureusement disparu par le fait de la bêtise des autorités Fis de l’époque. Et, du coup, nous enfants de Mostaganem, notre souk a disparu… Cette disparition implique-t-elle la disparition de la mémoire de Kaki elle-même ? Je ne le souhaite pas. Je ne le pense pas, mais… Je le répète, pour Kaki c’était une sorte d’obligation qu’il aille en visite à ce souk tous les vendredi matins. C’est pour ça que son appellation balançait entre souk enssa-souk el djem3a… Il me disait : « Je ne peux pas m’en empêcher »….
On a perdu Kaki. On a perdu Maazouz son frère. On a perdu le souk des femmes de Tigditt , et voilà l’état dans lequel nous sommes, presque un état d’orphelins aujourd’hui …

Mesra : les femmes elles mêmes m’invitent à photographier

Ceci dit, j’apprends il y a une dizaine d’années l’existence d’un nouveau souk enssa à Mesra, une localité à prés de 12 kilomètres au sud-est de Mostaganem.

Mais  bien avant de rencontrer ces femmes dont je n’avais jamais entendu parler, j’allais déjà au souk des hommes qui se tenait chaque vendredi à Mesra. Un souk archi connu et pratiqué non seulement par les gens de la localité mais aussi par des gens venant de toute l’oranie, des hauts plateaux de Sougheur dans la région de Tiaret et même de plus loin. Un souk à l’intérieur des terres où l’on vend et on achète autant du poisson et du bétail que des voitures… J’y allais un vendredi sur trois et offrais les semaines d’après les photos à ceux dont j’avais fait le portrait. Parfois je ne les retrouvais plus. On me disait que telle personne avait disparue. Morte…Je me débrouillais pour transmettre la photo à la famille…
J’avais même réalisé un documentaire de 26 minutes « Ferjet El Meddah » (le spectacle du barde) sur des meddah qui, depuis Mehdia, des hauts plateaux du Sersou ou de Rahouniya venaient là de la fin des moissons jusqu’à l’automne avec un petit répis durant le ramadhan… J’ai tourné une séquence mémorable, sous l’orage ! C’était l’époque où Israël avait attaqué Gaza avec des bombes au phosphore. Les meddah se suivaient pour chanter la Palestine sous l’orage devant un public inébranlable et attentif à chaque mot, à chaque image…
Et un jour, en pleine période terroriste, entre 95 et 98, j’apprends que des femmes de ce même village de Mesra avaient leur propre souk qui se tenait dans un cimetière ancien de Sidi Ben Dhiba….


Vue générale du Souk enssa de Mesra photographié en argentique par Mostefa Abderrahmane


Là, j’avoue, ça m’a été difficile de travailler au début. Je marchais et marchais dans cet espace d’une centaine ou deux cent femmes que je ne connaissais pas. Je tournais, sans savoir comment m’y prendre… Une femme en haik m’avait remarqué. Une vendeuse parmi tant d’autres. Me voyant avec mon matériel elle me demanda si je voulais prendre des photos… Et elle devint mon guide en m’introduisant auprès des autres, moi qui craignais d’être rejeté. Elles m’ont accepté… Elles achetaient et vendaient de tout : des poules, des étoffes, des parfums, de la laine, des bracelets, des savonnettes, de l’encens, des œufs, de la semoule ; tout ce qui concerne le ménage. Des femmes merveilleuses, dont je compris vite que le principal objectif était de se rencontrer, d’échanger, de communiquer, de s’écouter et se raconter plus que de vendre… Depuis, j’y allais presque tous les jeudis matins très tôt jusque vers midi, heure où elles se dispersaient…


Femmes du pays en discussion conviviale entre elles photographiées par Abderrahmane Mostefa

Un jour j’ai invité mon ami peintre Hachemi Ameur à venir avec moi réaliser au crayon une série de croquis sur la résistance de ces femmes courage, de ces femmes humbles, de ces femmes vivantes et généreuses du peu qu’elles possédaient avant que la condamnation de hram (l’illicite !), condamnation sans appel ne vienne mettre fin à cette riche tradition populaire ; elles qui pourtant avaient des décennies durant résisté pacifiquement du mieux qu’elles pouvaient… Un vrai malheur que la société à laisser faire sans réagir…Le malheur du couperet des interdits, encore une fois…
Qu’en reste-t-il ? Plus riens, sinon le témoignage de mes photos et les croquis de Hachemi Ameur. Et mes photos étaient peu nombreuses, parce que en argentique ; je n’avais pas alors les moyens de travailler avec un appareil numérique.

Souk enssa de Mesra vu par le plasticien Hachemi Ameur


Que dire en fin de compte de tout cela des années après ?...

J’aurais souhaité que ce patrimoine vivant, ces lieux de rencontre et de réelle civilité conviviale continuent d’exister. J’aurais aimé voir les nouvelles générations s’y frayer un chemin, regarder, écouter, demander, comprendre et en transmettre un peu comme l’avons fait nous-mêmes. Alors pourquoi un tel gâchis, une telle cruauté ? Pour moi ces souk enssa représentent une perte terrible, une perte tragique et irréparable. A la place de riches rapports sociaux on a coulé du béton ! Les villes ont perdues leur âme ; défigurées. Et la dégringolade ou la descente dans l’abyme de la médiocrité et de l’absurde a commencé longtemps avant, avec la disparition des cinémas, des représentations théâtrales, des ciné clubs et tant d’autres activités nécessaires à la vie. Et je n’apprends rien à personne en disant que cet état de fait est loin d’être spécifique à Mostaganem et à sa région. Il concerne tout le pays, tout son territoire, toutes ses mentalités…

Evidemment, les grands souks d’hommes ont repris ces dernières années. De la cote méditerranéenne à la montagne, de la mer à la plaine, ce sont des dizaines de souks qui ont repris vie et où on peut voir à l’occasion de moussem un grand nombre de troubadours, de meddah déclamer leurs récits, leurs qacidate aussi bien dans le genre comique, le genre dramatique ou le genre religieux. Mais les souk enssa ont eux disparus. 




Seule la mémoire…. Photos Abderrahmane Mostefa


Propos recueillis à Mostaganem par Abderrahmane Djelfaoui

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