Il
est des hasards qui font resurgir des moments d’histoire telle une chute d’eau
qu’on ne s’attend pas à voir dévaler des centaines de mètres à la verticale …
Ainsi
de ce vénérable voisin de quartier, Nadir, bien connu 720 lgs de la banlieue
sud d’Alger parce qu’il n’a cessé a 70
ans d’âge de planter laborieusement et sans fléchir des arbres mimosas et des
cyprès pour égayer l’espace commun ; les protéger jeunes pousses contre les
stationnements sauvages, les enfants terribles, la saleté du plastique, des
canettes et autres innommables détritus…
Krai Nadir Ben Arab
Nous avons commencé à nous connaître au fil des rencontres brèves et
respectueuses, de cérémonies mortuaires de proches voisins, de rares mariages
ou de problèmes délicats de proximité pour employer un terme à faible densité
de violence… L’entrée de son bâtiment est toujours propre, parce qu’il la
balaie et dit bonjour (ou y répond) à chaque passant.
Le peu que je savais de lui au fil des échanges sur le coût de la vie et
les innombrables « riens »
de la vie quotidienne de banlieue, est qu’il était originaire de Bordj Bou
Arreridj et avait émigré très jeune comme des dizaines de milliers d’autres afin
de gagner sa vie à la force des bras dans la région parisienne…
Quand des tas de gens n’arrêtent pas de claironner leurs « hauts faits de guerre », des bribes
dites par Krai Nadir Ben Arab, je compris qu’orphelin il fut contraint de quitter
sa dechra en 56 à l’âge de 15 à 16
ans pour faire là bas du
terrassement, un travail physique épuisant… Mais il se souvenait aussi très bien,
alors qu’il n’était encore que jeune ado, de Amirouche, le colonel Amirouche
venant faire halte prés de leur hameau parce cette zone dépendait de lui. Il me
disait, « allah yerhmou, il passait
par Kessabia, El Haraz et ses montagnes. Les « frères » à l’époque
m’ayant vu orphelin et ne possédant presque rien m’ont fait don d’une
kachabiya. J’habitais encore la maison de mes parents qui était à l’ouest de
Bordj, vers El Kassabia, les montagnes de Maillot, en direction de la wilaya de
M’sila. » Il se souvient nettement des ces jours où l’armée de
libération venait se restaurer dans leur dechra
dont des gens comme Hadj Mohamed Ben Said et Graini Bachir du village s’occupaient
(« Allah yerhamhoum ») de
superviser ces opérations après que Amirouche eut fait faire à ses troupes un
spectaculaire mouvement de marche en armes, une
deux, une deux, devant la population émerveillée…
Mais devant l’escalade de la guerre et ne voulant pas que l’armée
française ne l’habille en harki,
Nadir se vit obligé en 1956 de partir loin ailleurs subvenir à sa vie. « Alors, j’ai coupé, vers la France,
directement vers Paris, en avion que m’avait payé mon grand frère allah
yerhmou, qui avec le déclenchement de la
révolution était revenu de France aider et protéger ses enfants… »
Ainsi des bribes d’info et chaleureuses poignées de mains, lorsqu’un jour
d’été, je ne sais plus sous quel prétexte, il me fit une véritable
révélation : lui Nadir, le pacifique planteur d’arbres des 720 avait activement
participé aux tragiques événements du 17 octobre 1961 au centre de Paris…
Nanterre, d’abord…
« Nanterre c’est à l’ouest
de Paris. Il y avait là des bidonvilles comme il y avait des immeubles
d’habitation ; mais les bidonvilles étaient les plus grands, les plus
peuplés. Bien plus que le bidonville de Hai Eremli. Les gens en famille
habitaient leurs cases et baraques seuls. Et il y avait ceux qu’on appelait
« ezzoufriya », la main d’œuvre…
« En 56, les messalistes
étaient puissants à Paris. La force et l’organisation c’était eux. Le Front a
commencé à travailler tout petit et peu à peu. Mais très vite entre eux a
commencé la mort. De temps à autre il y avait échange de tirs d’armes entre le
Front et les Messalistes en plein dans les bidonvilles. Des accrochages de nuit
et des bagarres. Il y eu beaucoup de morts des deux cotés… Le front avait
constitué des forces de fidayines dans les baraques de Nanterre, avec à chacun
une mission déterminée. A l’époque comme j’étai jeune on m’a attribué la
responsabilité d’une cellule de cinq dont j’étais le sixième. Je percevais les
cotisations, j’assurais les réunions ; je courais avec les frères pour
distribuer les tracts ; on enrôlait aussi les gens qui ne travaillaient
pas, on les faisait agir pour le Front… Et peu à peu tout s’organisa :
cellules, groupes… Un commissaire de police qu’on savait haineux, on
l’attaquait. Un traitre qui donnait les noms et les filières de l’organisation,
on l’exécutait. Le Front s’implantait et devenait toujours plus fort au-delà de
Nanterre, vers le 15 eme arrondissement, vers le 18 ème, Gennevilliers …
Nanterre était le centre qu’on l’appelait « El Qahira » parce qu’il
était le quartier général du Front de libération national.
« Jusqu’en 58 où il fut
décidé de faire grève générale des 8 jours, de tout arrêter. Et nous les
jeunes, le Front nous avait chargé de presser tous ceux qui voudraient quand
même aller travailler, de les convaincre du contraire. Il ne fallait pas qu’il
y ait une seule personne qui rejoigne son poste de travail durant 8 jours. Ceux
qui refusaient étaient obligés de fuir Nanterre, surtout les messalistes… Ordre
était venu du Front de ne pas faire moins que ce faisaient les Frères en
Algérie même. Nous étions au courant de tout, cela faisait quatre ans de feu et
de sacrifices ; la révolution était générale…
« Passa l’année 58- 59
et ainsi de suite jusqu’à 1961, je suis devenu membre d’un groupe de
volontaires (parfois armés) et chacun dans l’organisation devait réaliser la
mission qui lui était dictée sans savoir ce qu’elle serait à l’avance. On
t’affectait là où on avait besoin de toi. En même temps j’avais trouvé un
emploi grâce à des connaissances de mon oncle dans une usine de goudron à
Courbevoie, prés de la Seine…»
Est
venu le 17 octobre….
A ce niveau du récit, j’ajoute ici un autre témoignage humain reçu. Alors que je me trouvais récemment à la maison de la radio du boulevard des Martyrs pour une émission sur la poésie et les livres édités sur la révolution de Novembre, on y lut une lettre hommage à Ali Laroum, qui avait quitté Alger pour Paris en 1956 à l’âge de 18 ans… Né en 1939, décédé en 1995, Laroum fut militant actif des marches du 17 octobre à Paris qui fut sauvé in extremis de la mort grâce au sang froid de son ami…
Paris années 60
Dans la lettre citée ci-dessus, un morceau éclaire d'ailleurs bien la situation dans laquelle se présentait la marche du 17 octobre.
« ... A la demande des syndicats
de policiers, le préfet de police de Paris, Maurice Papon (politicien sous
Vichy) instaure dès le 5 octobre un couvre-feu en demandant aux travailleurs algériens
de ne plus circuler de nuit dans la capitale de 20h30 à 5h30.
« Pour protester contre ce
couvre-feu discriminatoire, la Fédération de France du FLN appelle les français
musulmans d’Algérie de Paris et de la région parisienne à manifester pacifiquement.
Malgré l’interdiction de manifester par les autorités françaises, ils répondent
à l’appel ainsi que femmes et enfants à partir de 20h30 – début donc de l’heure
du couvre-feu.
« ... ils
étaient pour la plupart des ouvriers, et ils se sont rendus à la capitale en
costume du dimanche comme s'ils allaient à "un mariage ou à une
fête". Pour certains, c'était la première fois qu'ils quittaient leurs
bidonvilles. Plus de 30.000 Algériens seront accueillis par des milliers de
policiers à Paris »…
Nadir de Ain Naadja reprend la parole…
« A cette époque, nous
étions toute une semaine en réunion pour préparer la manifestation. Chacun dans
sa cellule, groupe et section devait donner son avis pour savoir comment nous
allions faire. Il fut arrêté que la manifestation serait pacifique, qu’il n’y
aurait aucun type d’arme. La décision fut prise que les Algériens d’un bord à
l’autre de toute la région parisienne seraient sur les boulevards le 17
octobre à 19 heures. Sortant de mon travail avec mon cousin nous traversions le
15ème pour rejoindre par le métro de Denfert Rocherau le
regroupement à l’Etoile. Sortant du métro de l’Etoile on a vu la police et les
CRS prêts à la guerre qui empêchaient tout regroupement. Ils avaient déjà
préparé les lieux où ils nous déporteraient ! Ils ont commencé à embarquer
vers la porte de Versailles… Ne pouvant rien faire nous avons rebroussé chemin
vers Nanterre. »
Matraques,
armes à feu, crosses et noyades organisées…
« … Du haut Nanterre comme à
la gare de Nanterre c’était une foule immense de milliers de personnes qui à 19
heures se déversait dans la rue ! Hommes et femmes ! Et même des
enfants portés par leurs parents. Une nuit de bouleversement. Et nous avons
foncés malgré la pluie pour traverser main dans la main la Seine par le pont de
Neuilly. Là on rencontre une force jamais vue ! Et ils ont foncé sur nous
à coups de matraques ! Comme ils se sont rendu compte de la solidité de
nos rangs, mains dans la main, et qu’on clamait haut et fort TAHYA FARHAT
ABBAS, ALGERIE ALGERIENNE, ils ont tout bouclé ! Tout a été arrêté, fermé:
le métro, les magasins, les cafés. Nous ne restions que nous, policiers et CRS
face à face, aux prises ! Le premier rang de la marche est tombé sous les bales. Ces
premiers, allah yerhamhoum, chouhada. On les voyait devant nous comme de la
volaille qu’on égorgeait ! Ils
se débattaient dans leurs râles… On était
obligé de reculer devant les policiers, les CRS et même l’armée avec des chars.
Une puissance de frappe incroyable ! Les femmes ensanglantées
fuyaient ; on essayait de les aider de notre mieux. C’était horrible à
voir ; une horrible nuit de pluie, sombre ! Il y avait la mêlée, les
morts, les blessés, les fracassés, les estropiés et ceux qui avaient perdus
leur œil, leur enfant, leur mari… Hajouj ou majouj… Il y aura ensuite tous les
disparus, ceux qui auront été exécutés sans qu’on sache où ils les avaient
jetés. Morts sans tombes !…
Il
y avait pendant ce temps les marcheurs d’Argenteuil qui se dirigeaient vers nous. A
peine qu’on était en vue que policiers
et CRS ont commencé à les balancer du haut pont dans la Seine ! Certains
avaient été ceinturés avant d’être jetés par-dessus le pont, d’autres
directement matraqués, poussés, jetés. En cette seule nuit 500 personnes ont
été noyées ! Dont un ami : Djelid Lakhdar de la même dechra que moi,
avec qui je partageais la même chambre est mort chahid .On fuyait sous les
balles tout en observant ce qui se passait là bas, de loin… »
La
seconde nuit, nuit du 18 octobre…
« La deuxième nuit, ceux des
baraques et bidonville sont sortis vers la gare de Nanterre. On passait devant
le commissariat de Nanterre en scandant VIVE FERHAT ABBAS, VIVE L’ALGÉRIE ALGÉRIENNE, VIVE, VIVE, VIVE… Ils ont éteint toutes les lumières de la placette
et ont placé les pièces d’armes face à nous. Et ils ont tiré ! Ceux du
premier rang : Allah yerhamhoum. Tous, pas un n’est resté debout.. On a
reculé ; en fuyant certains ont été électrocutés par la voie de chemin de
fer. Devant nous les tirs des armes à feu… J’ai vu un bâtiment, je me suis
engouffré avec un ami du Souf, que Dieu ait son âme –peut être est-il encore
vivant…On ne pouvait pas répondre par les armes ; on ne pouvait que fuir
la tuerie … Au moment de sortir, un fourgon de police passe. AH ILS SONT
LA !... MAINS EN L’AIR ! J’ai entendu l’un d’eux : FAUT PAS
TUER. ATTENDS ! Et vlan coups de crosse sur la tète. Le Soufi par terre.
Avec mon visage ensanglanté et enflé ils nous ont emmenés au commissariat de
Nanterre ; il était peut être trois heures du matin…
« Quand je me rappelle cette
nuit j’en pleure. Ils ont commencé avec le robinet d’eau froide ! C’était
le mois d’octobre !.. ALLER, NETTOYER ! ALLER ! Et je tombais…
Ils nous ont tirés pour nous mettre dans
les toilettes. Jusqu’à peut être neuf du matin quand j’ai entendu :
ENVOYER L’EAU ! Ils nous sortent des WC et l’un d’eux dit : POURQUOI
LEUR FAIRE CA ? MIEUX VAUT LES TUER. C’était je crois le commissaire
lui-même. J'ai entendu alors un adjudant répondre : NON, PAS TUER... Et le chef de reprendre: ALLEZ, ENVOYEZ LES A PORTE DE VERSAILLES. ENVOYEZ CES CHIENS ! Hachek…Et
nous n’étions pas les seuls, un grand nombre de frères avaient subis le même
sort. Ils nous ont mis au sol dans le car sous leurs bottes. Versailles. Dans
le bâtiment couvert de sports, plein de grillages et sans revêtement de sol que la terre, on est accueilli par les frères. Il y avait
foule de milliers d’Algériens parqués dans ces hangars pleins de
poussière! Que des hommes, dans le froid. Pas de couches, pas de quoi se couvrir,
rien à manger! Il y avait là même des gens nés de mère française et de père
algérien ! Pour dire : il suffit que tu sentes un peu
l’Algérien ! On avait nous-mêmes fait place aux blessés. Quatre jours
passés là sans qu’on puisse distinguer le jour de la nuit. Avec notre sang qui
coulait encore. Et si tu allais au WC les CRS en profitaient pour te donner des
coups de crosse…Courage ; Dieu nous a donné la force de résister malgré
tout. Ce n’est qu’au quatrième jour qu’est venue la Croix rouge et qu'on nous a donné quelques draps et des os à ronger…»
Krai Nadir Ben Arab insiste sur les procédures humiliantes de fichage (« leur contrôle ») dont la police usa
sans limite envers les milliers des parqués à Versailles avant de les lâcher,
petit à petit, plusieurs jours après les horreurs qu’ils subirent et continuèrent,
pour les vivants, de subir dans leur mémoire… Une partie des hommes fut envoyée
vers les prisons ; nombre d’autres furent expulsés en Algérie ; les
autres comme nous, diminués, blessés étaient autorisés à rejoindre leurs
baraques…
Mais là ne s’arrêta pas le 17 octobre, me dit-il, parce que le
lendemain du 18, une autre manifestation de femmes eut lieu encore à
Nanterre. « Elles sont sorties
seules, alors que la plupart des hommes étaient arrêtes, blessés, elles sont
sorties marcher dans la rue tout en cassant des assiettes…Et le quatrième jour
nous avions cassé le couvre-feu ! C’était très important pour nous parce
que la plupart nous travaillions dans la journée et ce n’est qu’avec la nuit
que nous pouvions nous réunir, sortir et marcher, faire des rondes, transporter
des tracts, faire d’autres opérations… Ils ont voulu nous étouffer et ils
n’ont pas pu !»
Une autre action de grande envergure menée par le FLN me dit enfin Nadir
fut de ne pas laisser les manifestants blessés rejoindre leurs baraques de peur
que les CRS, toujours enragés, n’aient le prétexte de les charger encore et les
tuer. Le Front mis sur le champ au point un vaste réseau de prise en charge des
blessés dans des familles algériennes le temps qu’ils guérissent, reprennent
leurs forces et aient à nouveau une digne allure…
Krai Nadir Ben Arab m’avait dit le fond de son cœur, mais je sentais
bien qu’il y avait encore un puits sombre qu’il lui faudrait peut être bien un
jour éclairer lui qui n’a pas établi ses papiers d’ancien moudjahid mais ne
garde sur qu’une carte d’immatriculation de la sécurité sociale de Nanterre
datée de 1956, plastifiée, comme si elle datait juste d’hier…
Abderrahmane Djelfaoui
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