mercredi 21 septembre 2016

Said Debladji : quand la créativité jaillit du désordre !


CONSOLATION VI, disparaissant en partie derrière l’amas de toiles de petites dimensions

dans l’atelier de Said Debladji.(photo Abderrahmane Djelfaoui)

Une fois ouvert le garage et les lumières allumées: le fouillis est égal à celui d’une cave… Dans ce qui avait été initialement un garage d’environ cent mètres carrés on n’avance plus qu’en slalomant entre tables basses et amas pyramidal de petites toiles ; éléments de rangement débordés de CD, de revues et livres uniques grand format en cours de façonnage ; des bouteilles et des tubes à même le sol voisinant avec des bombes à laque ou un rouleau à pâtisserie ; une multitude de cartons éparpillés contenant toutes sortes d’ instruments, du fil, des fioles et des tubes de colle;  ici et là de gros sacs en plastique servent de poubelles…

Mais, paradoxe d’artiste, dans ce fatras, des œuvres issues de multiples coups de cœur sont tout de même bien rangées. Par dizaines on frôle des inédits faits au défi de tel ou tel sentier de peindre sinon entrepris avec une nouvelle encre que l’artiste a fait venir d’Orient ou de teinturiers du Maroc…  Ici, presque tous types de châssis et supports sont repérables. Le mur le plus illuminé est envahi d’une immense toile en cours… On ne sait si ce qui s’amoncelle sur les étagères sont des sculptures ou des masques mais un mini drapeau algérien est bien en vue !... Des appareils photos sont à portée de main pour aussi réaliser digitalement des compositions en N&B. Enfin (mais est-ce bien le mot enfin ?), a  coté d’un tuyau à gaz derrière le portail du garage: un numéro du sérieux Monde diplomatique a servi à faire un buste de femme en or (suspendue…), le journal disparaissant dans l’antre douce des seins……

La bien nouée de Said Debladji (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Même si le buste est accroché par un bon bout de ficelle  pour y être bien vu de n’importe quel angle de l’atelier, il ne représente qu’un aspect des multiples « emportements » de l’artiste dans son travail. Une sorte d’exercice ou d’entrainement dont j’ai pu voir nombre de cas, achevés ou non,  dans cet espace où heureusement le plafond est assez haut . Sculptant différents matériaux dont le bois pour des masques à l’africaine, le plasticien Said Debladji n’en est pas moins un peintre, surtout un peintre. C’est sa première grande passion. Quand il en parle ses yeux achèvent comme une double rotation mentale de plaisir… Et pas seulement pour le motif peint, mais tout autant pour les pigments et leurs mélanges par lesquels il atteint à ce qui l’animais jusqu’à l’enivrement dans l’acte de créer…

Dans la voie de garage : l’Alep de Syrie…

Me montrant une des doubles pages d’un de ses livres d’art en cours (après qu’il est comme d’habitude fait lui même la découpe et l’assemblage du papier, la reliure, la mise en relief de la surface de la couverture, le sceau de cire de sa signature, etc), il m’explique là avec la concision de l’enseignant d’art qu’il est à l’université de Mosta le pourquoi et le comment…

Un  des ouvrages d’art du plasticien (photographie Abderrahmane Djelfaoui)

« …Cette encre, ce « hibr » est un pigment, qui contient aussi de l’indigo…. C’est un ami syrien, aujourd’hui réfugié avec sa petite famille en Algérie qui me l’a rapporté… Il a vu mes peintures « talismans » ce qu’il ne connaissait pas en tant qu’artiste calligraphie qui travaille selon les règles classiques. Il a donc  vu mon « et-talssam »,  qui n’est même pas de l’ordre des « houroufiyates » mais de petites folies « bel harf » avec des lettres que j’utilise comme motif, comme trace,  sans plus de fonction d’une langue ou de sens sacré et qui par cette transformation deviennent une force graphique et plastique ; une image mentale. Lui expliquant ce travail de démystification, il m’a offert cette encre qui m’aiderait surement me dit-il... En fait c’est une encre qui ressemble au smagh avec laquelle on écrit sur les planchettes de l’école coranique. J’ai d’ailleurs la recette pour réaliser le smagh selon tout son rituel depuis la laine brûlée…Quant à l’encre de Syrie elle vient du coté de Alep où il y a beaucoup d’usines de fabrication de tissus et où on utilise une très grande variété de pigments pour les colorer ou les imprimer … »

Au premier plan tableau de la série IWAN, 2009 (photo Abderrahmane Djelfaoui)

J’étais émerveillé par ces travaux qui sortaient ainsi « du sommeil » de leurs livres uniques, là dans un coin du garage. Et il en ouvrait d’autres, à l’envers pour mon regard,  en en tournant rapidement les grandes pages tant les œuvres étaient nombreuses, différentes, superbes, d’une inventivité et d’une luminosité surprenante par leurs tracés et leurs ombres.
Cela ne fit qu’aiguiser ma curiosité. Sachant bien que cet art des lettres porté à l’abstraction inédite est en train de gagner ses lettres de noblesse tout autant en Algérie que partout ailleurs dans le Maghreb,  il n’en est pas moins évident que chaque artiste y atteint par un cheminement propre, sinueux, particulier, souvent secret…
Qu’en est-il pour Said Debladji ?... Il sourit, mais il ne se fait pas prier…

Un grand père écrivain de talismans

« … On l’appelait Si Larbi. Il avait une échoppe au Derb et habitait à Tigditt. En tant que Koutteb, il enseignait le Coran et il écrivait… De temps en temps on venait le voir pour un talisman. J’étais enfant, mais je sais que ce n’était pas un taleb charlatan mais un taleb qui guérissait. Il travaillait beaucoup, était sincère. Les gens de cette époque étaient humbles. Son travail (ce n’était pas un artiste mais un artisan) il le faisait avec foi. Il utilisait des ingrédients naturels et des matériaux nobles comme le bois ou le salsal…  Jamais il n’aurait fait quelque chose de malveillant ou de diabolique. Lui comme mon autre grand père qui était également taleb… De voir ainsi écrire des talismans, c’est comme si je vivais un conte. C’est comme ça, dés le primaire, que j’ai commencé à dessiner et écrire. Pour moi écrire ou dessiner c’était la même chose. J’échangeais en récréation mes dessins avec mes camarades contre leurs desserts…

Signature de Said Debladji (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

J’étais attentif à ce que mon grand père faisait ; mais plus tout ce qui attirait fortement mon regard et ma curiosité était le grand nombre de manuscrits qu’il avait. Certains étaient de sa propre plume, la plupart des autres des ouvrages de Coran, de fiqh… Malheureusement mes parents étaient presque illettrés. Aussi quand mon grand père est mort, - j’avais peut être 6 ans -, les gens de ma famille venu d’un peu partout, de Mazouna,  de la zouia de Ben Heni ont emporté tous ses livres. Il ne me reste de lui qu’un Coran, en fait quelques feuillets d’un Coran manuscrit en maghribi.
Cela m’a tellement frappé enfant que j’ai fait, plus tard, une transcription de ces images sur du sable travaillé avec du smagh, le tout sur un panneau de bois. Une œuvre que j’ai vendue… »

Photo Said Debladji

Nous avons ensuite très naturellement élargi l’échange sur la question du travail même du peintre dans son atelier. Aspects des choses qui nécessitent eux aussi le développement d’autres articles tant les pratiques artistiques sont dans un croisement perpétuel, inouï et fabuleux  avec l’inattendu … Toute la discussion étant à l’évidence zébrée de constats difficiles « à avaler », tels le non achat d’œuvres d’art par les institutions publiques  aux artistes ; la difficulté de trouver des galeries d’art conçues aux normes modernes tant dans leurs espaces que leur gestion ; le manque de supports de communication spécialisés en matière de revues, films documentaires, émissions, etc…



Tout cela n’empêchant pas qu’une poignée d’artistes d’ouvrir en continu des brèches neuves de sens et de beauté, d’innerver les sens et les imaginaires de tous les compagnons et les amoureux de l’art…


Abderrahmane Djelfaoui


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