vendredi 23 mars 2018

« … il rugit comme un tigre affamé… », le poète errant, le poète banni…


Sa vie durant Li Po a vécu au grand air et voyagé à pied ou poussant son cheval d’une cravache d’or pour traverser lentement d’innombrables plaines, hauts reliefs, forets, gorges et  fleuves du vaste pays de la Chine des Tang, il y a de cela treize siècles…
Des pérégrinations inouïes qui ne sont pas sans rappeler celles, plus harassantes  et misérables, de Si Mohand U Mhand, au 19 ème siècle, à travers monts et plaines d’une Algérie sous le joug colonial du sabre et du goupillon… Si l’un et l’autre poète, à 11 siècles de distance, vécurent presque le même nombre d’années (Li Po, 63 ans ; Si Mohand U Mhand, 57 ans), Li Po semble être le poète du plus grand des périples imaginables à une époque ou l’on n’avait même pas encore inventé l’horloge…


Joueuse chinoise de polo au 8 ème siècle, dynastie Tang
(musée des arts asiatiques Guimet, Paris)

La légende veut que Li Po soit né en pays tartare dans le Turkestan, puis qu’à l’âge de cinq ans il traverse, avec son père, des milliers de kilomètres pour s’installer dans la riche province du Sichuan… Si le Turkestan est constitué de steppes et de déserts, le Sichuan est une région de hautes montagnes, de 6000 à 7000 mètres d’altitude, difficiles d’accès, mais enserrant de belles rizières…

A dix ans, grâce à l’activité commerçante de son père intégré à « la route de la soie », Li Po communique avec différentes communautés perses, indoues, juives, chrétiennes, musulmanes ou « barbares » tout en apprenant plusieurs langues d’Asie centrale. (A ce propos, il faut savoir qu’après l’envoi en Chine d’une délégation musulmane par le 3ème calife, Uthman, l’empereur Huaisheng avait ordonné en 651 – soit 50 ans avant la venue au monde de Li Po- la construction d’une mosquée à Can­ton en mémoire à Mohammed Prophète de «la religion du Livre»...)  

A peine sorti de l’enfance Li Po lit Le Livre des Poèmes, « le plus ancien recueil poétique de la Chine dont Confucius disait qu’un homme s’éveille à sa lecture » [1] . Et le poète de souligner dans un de ses vers :

A quinze ans j’appris l’art de l’épée.

Pour avoir une idée des civilisations connues à cette époque, rappelons qu’un général arabe d’origine berbère, Tarik Ibnou Ziyad, à cette date, se lance à partir du Maroc à la conquête de l’Espagne sous domination des peuples barbares Wisigoths d’origine germanique …

Li Po (à plus de 10 000 kms de l’océan Atlantique) est alors un jeune homme excentrique et fortuné. A 25 ans, gradé docteur et poète parmi les milliers de poètes de l’empire, il écrit aussi bien de la poésie classique que moderne et a déjà été longuement initié par un ermite de montagne à la philosophie tao, un des piliers fondamentaux de la pensée chinoise avec le bouddhisme.

Mais le feu de l’aventure va vite lui faire quitter sa famille, sa province avec la possibilité d’un bon poste de mandarin pour descendre le Long Fleuve vers la Mer de Chine à la recherche de l’immortalité par la méditation et la poésie… Sur ce fleuve, le troisième au monde après le Nil et l’Amazone (ce dernier encore inconnu), il atteint les fameuses Trois Gorges qui s’étendent sur plus de 300 kms…



Faisant ses adieux à ses amis (Li Po ne devait plus jamais revenir dans sa province d’enfance), il écrit :

le Fleuve pénètre désormais dans une étendue immense
la lune descend dans le ciel comme un miroir en plein vol
les nuages naissants tissent des pavillons, tel un mirage
toujours j’aimerais le fleuve de mon pays natal
à dix mille li [plus de 5000 kms] il accompagne encore la jonque du voyageur…[2]

On imagine l’émerveillement de Li Po devant la magnificence des paysages, de jour comme de nuit, vus à partir du pont d’une jonque en bois de poirier parmi les jonques qui naviguent ces eaux himalayennes depuis plus de cinq siècles…

Mais, au lac Tung-ting son compagnon et ami Wu Chi-nan meurt … « Sous la canicule je pleure de désespoir sur sa dépouille, jusqu’à ce que je n’ai plus de larmes et que je pleure du sang… » 

Continuant son voyage il ne va pas moins dépenser des centaines de pièces d’or généreusement au profit de jeunes gens sans le sou, mais aussi pour le plaisir de jolies courtisanes ainsi que pour le vin qu’il apprécie par-dessus tout…
Au bord de la mer de Chine il séjourne dans les temples et monastères des montagnes nommées : la Terrasse du ciel, le Rampart rouge et la Mère du ciel…

cette nuit je loge au Temple du sommet
je lève la main, elle touche les étoiles
je n’ose parler à voix haute,
de peur de déranger les habitants du ciel

Peinture de Yan liben, début de l’empire Tang

Li Po se consacre au bouddhisme zen, contemplatif, qui, en opposition à la vanité de la vie des villes, exprime une philosophie de l’être libéré uni à la nature, philosophie qui attire vers de grands maîtres un nombre grandissant d’hommes de lettres et de moines dans les temples: grottes creusées à même la falaise des montagnes…

[…] des nuages parfumés s’élèvent de la montagne
une pluie de pétales de fleurs tombe du ciel
joyeuse est la musique céleste
plus encore, les cris plaintifs des gibbons
allègre, dégagé des affaires du monde,
ici je me sens, enfin, à l’aise.

Caractères  / 壯觀, « grandiose/magnifique » écrits par Li Bai en 735 sur la falaise ou se trouve le Xuankongsi


Approchant la trentaine, Li Po, revient à l’intérieur des terres, loin des rivages de la mer de Chine, à Anlu. Il s’y marie à la petite fille d’un ancien Premier ministre dont la famille n’a plus de rapport avec la cour impériale… Là, il va vivre une dizaine d’années dans la maison de sa belle famille s’absentant un nombre incalculable de fois pour aller aux cascades et grottes de la montagne de Lu Shan avec ses temples et monastères ; à la source de Nan-yang ; à la Montagne sacrée du centre , sinon méditer au Pavillon de la grue jaune face à l’ile des perroquets dans l’immense capitale de l’empire (un million d’habitants) où il ne cesse de rencontrer amis, poètes, dignitaires, artistes, alchimistes, moines et amantes de circonstance qu’il chante (ou chantera de mémoire bien des années plus tard) dans de nombreux et mélancoliques poèmes sur l’ivresse et la mort…

[…] j’aime les montagnes célèbres,
Mon cœur y est libre
Je rince ma bouche avec ce nectar de jade, et lave mon visage de sa poussière
Enfin en accord avec mon souhait de toujours,
Je prends définitivement congé du monde des hommes.

Concentration de souffle et d’énergie au mont Lu Shan (voyages-chine.com) 

Ayant atteint la quarantaine, -et son épouse décédée-, la renommée de Li Po atteint la capitale impériale et parvient aux oreilles d’un ministre du palais… Le père Amiot, un jésuite français du 18 eme siècle, sinologue installé en Chine pendant 43 ans raconte de façon aristocratique dans portraits des chinois célèbres l’anecdote qui fera de Li Po une personnalité enfin reconnue et installée au cœur de la Cité interdite….
« J’ai dans ma maison, avait dit Ho-tchi-tchang à l’empereur chinois, le plus grands poète qui ait peut être existé : Je n’ai pas encore osé en parler à votre Majesté, à cause d’un défaut dont il parait difficile qu’il se corrige : il aime le vin, et en boit quelques fois avec excès. Mais ses poésies sont belles ! Jugez-en vous-même, seigneur […]
« L’empereur Ming-Huang lut ces vers et en fut enthousiasmé. « Je sais, dit-il, condescendre aux faiblesses de l’humanité. Amenez moi l’auteur de ces poésies : je veux qu’il demeure à ma Cour, dussé-je ne pas réussir dans les efforts que je tenterais pour le corriger » »

Li Po

Le Marquis d’Hervey-Saint-Denis (considéré au 19 eme siècle  et aujourd’hui plus comme un traducteur mondain qu’un sinologue rigoureux) poursuit le récit du père Amiot :
« Le souverain lui assigna une place parmi les lettrés de sa Cour, et prit tant de plaisir à sa conversation qu’il ne fut pas longtemps sans l’honorer de sa plus intime familiarité. Il lui donna un appartement dans celui de ses jardins nommé Theng-hiang-ting, [jardins de pruniers et de pêchers] où il allait se délasser après avoir terminé les affaires de l’Empire. Là, délivré de la gène du cérémonial, il s’entretenait avec son sujet comme avec son égal ; il lui faisait faire des vers et surtout des couplets de chansons qu’ils chantaient ensuite ensemble, car l’empereur aimait la musique, et Li-tai-pé [Li Po] joignait à ses autres talents celui de chanter avec grâce. Tandis que le poète composait, l’empereur poussait parfois la complaisance jusqu’à lui servir de secrétaire »…[3]

Cheval à la parade ; statue de terre cuite. C’est un cheval de ce type, plus les habits de cérémonie que Li Po reçoit de la part de l’Empereur à sa nomination à la Cour…

C’est l’époque où Li Po écrit sa série de poèmes « Devant le vin » qui restera célèbre dans l’histoire de la littérature.

 un bon conseil, ne repoussez jamais la coupe
le vent du printemps arrive et nous sourit
pêchers et pruniers, vieilles connaissances
pour nous s’épanouissent et ouvrent toutes leurs fleurs
les loriots chantent dans les arbres émeraude
la lune claire se mire dans la jarre en or
hier le visage juvénile,
aujourd’hui les cheveux blancs nous pressent
les ronces envahissent le Palais du tigre en pierre,
les cerfs se promènent sur la terrasse de Ku-su
dans les demeures des rois et des empereurs des temps antiques,
les portes sont maintenant refermées sur de la poussière jaune
alors pourquoi ne pas boire ?
les hommes d’autrefois, où sont-ils aujourd’hui ? 

Une poésie dont le ton final nous rappelle étrangement les quatrains pessimistes et tranchants d’une poésie perse de graphie arabe ; le chant brûlant d’un buveur de vin et « crieur » de la fin amère de l’homme : Omar Khayyam! Un poète originaire d’Asie centrale aussi mais dont l’œuvre ne naitra que trois siècles après celle de Li Po, soit quinze générations après le maître tao dont l’arbre généalogique affirme qu’il est le descendant de Lao Tseu …
Cette illustre ascendance de Li Po ne pouvait le prémunir longtemps de la pourriture du sérail, des histoires de harem et du pouvoir occulte du Palais… Le poète Jen Hua écrira à Li Po : « Tu jouissais de la faveur de l’empereur…. Tes nouveaux poèmes étaient sur lèvres des dames de la cour… Mais de puissants mandarins, jaloux de ton immense réputation, comme une meute de chiens se mirent à aboyer. » Li Po est forcé au bout de quelques dizaines de mois de faire sa demande de retraite dans un monastère, ce que l’empereur vieillissant lui accorde…

Dragon en bronze-dynastie Tang - british-museum

Et sans revoir ses enfants, qu’il pleure, Li Po va se remettre en marche vers le Mont du repos des nuages dans le nord-est de la Chine… Il rencontre l’autre grand poète de son époque, Tu Fu, de 10 ans plus jeune que lui, avec qui il va voyager une année durant vers la mer de Po qui borde aussi, plus loin au nord, la péninsule coréenne… Plus tard, dans un poème dédié à cette amitié, Tu Fu écrira :

Tu Fu, auteur de « Une Mouette entre ciel et terre »


… la poésie de Li Po est à nulle autre pareille,
son talent suprême hors du commun…

A cinquante et un an, Li Po remonte le Fleuve jaune, jusqu’au parc Liang, où il se marie à la petite fille d’un autre ancien Premier ministre elle même adepte avertie du taôisme… Ce nouveau mariage a peine consommé, Li Po se retrouve aux frontières nord prés de la Grande Muraille de Chine où il rencontre un général d’origine étrangère contrôlant la moitié des forces militaires de l’empire devant contenir les incursions barbares des Huns… L’empire commence à connaitre de profondes divisions et des sécheresses qui charrient famines et épidémies ;  le régime aux mains d’un Premier ministre tyrannique est de plus en plus impopulaire…

Trois ans plus tard, on retrouve Li Po à plus d’un millier de kms au sud du pays, prés du Long Fleuve accompagné de Wei Hao à qui il confie l’ensemble de sa poésie pour l’éditer. Ce dernier écrit de Li Po dans sa préface :
« … Ses pupilles étincellent, il rugit comme un tigre affamé. En habit de cérémonie, quelle aisance, quelle allure !... Sur son cheval superbe, accompagné de ses belles courtisanes, partout où il va le gouverneur du district vient l’attendre dans la campagne pour l’accueillir et l’inviter… »
Mais à l’hiver 755, le général que Li Po avait rencontré prés des frontières descend sur le sud avec son armée et conquiert la capitale et se déclare empereur…

Li Po décrira dans un de ses poèmes :

… la passe Hsien-ku protège les résidences impériales
le sort du pays est entre les mains du général Ke Shu-han
les longues lances arrivent, trois cent mille !
on ouvre les portes aux chefs du massacre
ducs et mandarins deviennent esclaves comme des chiens et des moutons
les hommes loyaux et droits sont hachés en pâté…


La petite pagode de l’oie sauvage, dans la capitale impériale des Tang (Chine-culture.com)

... sous le pont de Tien-tsin, l'eau coulait avec des vagues rouges de sang
les squelettes blancs s'entassaient en pagaille comme du chanvre
on s'est enfui vers l'est, vers le pays de Wu...

La suite des événements est digne d’une tragédie shakespearienne… Un des petits fils de l’empereur envoyé avec une partie de l’armée dans le Lu Shan, où se trouvent réfugiés Li Po et sa femme, fait croire qu’il agit contre les rebelles au nom des intérêts de la réunification de l’empire. Or, cet arriviste ne pense qu’à se tailler un royaume à sa petite mesure… Li Po ne le sait pas et est reçu par lui en grand pompe sur la grande jonque de la marine royale sur le Grand fleuve.. Traquenard ! Li Po s’en rend compte trop tard et fuit. Les événements se précipitent. Le prince est arrêté et exécuté, mais Li Po pèse désormais l’opprobre de la trahison… Il est arrêté, emprisonné durant sept mois…. Toutefois une enquête d’un haut dignitaire du régime l’innocente. Li Po est libéré ; mais le ministre qui avait signé sa libération tombe à son tour en disgrace;  le poète est alors banni, exilé pour une durée de trois ans dans les montagnes du Ye lang qu’il va rejoindre en remontant lentement en jonque le Long fleuve


"...mais à peine le temps d'un mouvement, un homme dans ce monde a déjà péri..."

Li Po meurt en 762.

 Du poète, le Marquis d’Hervey-Saint-Denis écrit que son nom« est depuis plus de mille ans si populaire en Chine qu’on l’y trouve partout inscrit, dans le cabinet du lettré comme dans la maison du laboureur, sur les rayons des bibliothèques ou sur les panneaux des plus pauvres murailles, sur les bronzes, sur les porcelaines et jusque sur les poteries d’un usage journalier »…



La carte du poème, « Shàng yángtái » (« Sur le balcon »), unique exemple restant de la calligraphie de Li Po, aujourd'hui conservé au musée de la Cité interdite  à Pékin

Eclatante et troublante destinée et postérité qui verra l’année même de la mort du poète chinois naitre, dans le Khuzestan, Abû Nuwâs qui deviendra l'immense poète iranien de langue arabe que l'on sait... 762 est étrangement aussi l'année de la fondation de Baghdad appellée Madinet es-Salem (Ville de la Paix) par le Calife El Mansur...
Figurine de Li PO







Abderrahmane Djelfaoui






[1] Dominique Hoizey, traducteur de « Sur notre terre exilé », de Li Po (Li Bai) ; 1990
[2] Traduction de Cheng Wing fun et Hervé Collet (« Li Po l’immortel banni sur terre, buvant seul sous la lune ») ; 2010
[3] Poésies de l’époque des Thangs, traduites du chinois et présentées par le Marquis d’Hervey-Saint-Denis ; 1862

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