Ce n’est pas tant
l’art qu’on exerce que le chemin particulier qui y mène qui est éclairant. Un
chemin souvent à nul autre pareil qui marque la différence de ton d’une
personnalité artistique à une autre du fait d’expériences dissemblables (mais ô
combien instructives) liées à ce qu’on appelle « les hasards de la vie ». Tel est en grande part l’itinéraire
de la jeune Nora villageoise jusqu’à la Nora faisant une maîtrise de troisième
cycle avec le professeur Jean Duvignaud pour mieux comprendre son propre
don ; - elle qui a eu la disponibilité et la
gentillesse de mobiliser souvenirs et bons mots pour nous le conter…
Cet entretien (enrichi
de quelques extraits de ses poèmes) a été réalisé après notre rencontre au festival montagne art qui avait eu lieu au mois
août sur les hauteurs de Larba Nath Irathen.
Nora, y a-t-il eu pour vous un premier déclic pour accéder à la
chanson ?
Je ne sais pas si on peut parler d’un premier déclic parce
qu’on serait obligé de le fixer dans le temps. Or il est évident pour moi que
je suis née pour ça…. Depuis l’âge de deux ou trois ans, les femmes chantaient
autour de moi, en Kabylie, en toutes circonstances : lors de la
cueillette, du battage du lait, lorsqu’il y a une naissance, un mort, le jour
de l’Aïd à la visite des saints. La plupart de leurs activités de tout temps
passaient par la chanson. Il m’a semblé (bien après) que la chanson était l’outil
qui était permis aux femmes.
Seulement l’outil permis aux femmes ou leur outil?
Disons l’outil qu’elles se sont appropriées. En tout cas cela
leur était simple parce qu’elles pouvaient
chanter en berçant le bébé, en faisant des travaux aux champs ou à la maison…
Ainsi ma grand-mère maternelle, allah
yerhemha, chantait. Et je sais qu’à toutes les fêtes de son village on
l’appelait. Elle était présente à l’arrivée de la mariée, à la circoncision, à la naissance, etc. ; elle chantait. A la fête de la famille qui invite, il
fallait être heureux, il fallait danser. Ce n’était pas innocent du tout.
C’était du donnant-donnant, parce qu’après ce serait le tour inverse. Ainsi les
jeunes filles et les fillettes sans bien savoir ce qui se passait suivaient et se levaient pour danser, manière de signifier certainement à la communauté Flen ou flen a une jeune fille…. Et dans cet ordre des choses ma mère, que je
peux qualifier de grande historienne ou de sociologue malgré qu’elle n’ait
jamais été allée à l’école, chantait aussi et petite fille je dansais…
Pourquoi « historienne ou sociologue » dites vous ?
Parce que ma mère s’est toujours intéressée et s’intéresse encore
aujourd’hui malgré son grand âge à l’histoire. L’histoire de la région et
surtout l’histoire de sa famille, les At Kaci de Tamda, dont on connait
l’action au 19ème siècle et dont le village, par représailles, fut
entièrement rasé par l’armée coloniale. Mouloud Mammeri explique ce fait
d’histoire dans son livre (Poèmes kabyles anciens). Et ma mère me raconte ce que lui rapportaient
ses propres aïeux sur le cheikh Ahadad,
sur le poète Si Mohand U Mhand.
Le village où j’étais née n’était pas citadin du tout,
c’était tout ce qu’il y a de plus village kabyle traditionnel. Mais mon père a
été à l’école dans notre village ; d’où probablement une certaine
ouverture d’esprit puisqu’on a eu des gens scolarisés dés cette génération. Je
me rappelle qu’à 12 ans mon père m’avait
offert un appareil photo, après l’indépendance, quand on a réintégré mon
village…. D’ailleurs une femme de mon village, que je n’ai pas connue
personnellement, mère du poète Belaid At Ali, a été directrice
d’école à l’époque. Moi-même je n’ai pas pu aller à l’école de mon village natal
puisqu’il a été rasé pendant la guerre. J’ai été à l’école à Ait Hichem où nous
avons habité. Mon village a été reconstruit après l’indépendance…
Donc ma mère chantait comme avait chantée sa mère, sauf que
les chants de ma grande mère et de ma mère étaient des chants de la vie de tous
les jours, des chants de circonstances mais en aucun cas des chants d’amour ou
des chants de révolte…
La révolte est implicite.
Oui. Plus suggérée que directe…. Donc on a toujours chanté
autour de moi, ce que je trouvais tout a fait normal. Ce n’est que maintenant
que je me pose des questions ; sinon jusqu’à il n’y a pas très longtemps
le chant allait de soi pour moi. Sauf qu’a la différence de ma mère et de ma
grand-mère, moi je suis montée sur scène. On m’a vu à la télé et ça « ça
n’est pas bien » (rires).
C’est jeune que vous êtes montée pour la première fois sur scène ?
Non, puisqu’il fallait d’abord que je fasse mes preuves ; que je fasse une vie et me fasse pousser des ailes ce qui met longtemps à pousser (rires).
Je me suis trouvée en France de part l’histoire de ma
famille, comme beaucoup d’autres algériens. Là, j’ai du reprendre mes études presque à zéro. J’ai
changé de voie en m’intéressant au droit d’abord, à la sociologie ensuite. J’ai
commencé à écrire ma poésie. Avant de rentrer à l’école comme je ne savais pas
écrire je répétais enfant la poésie qui me venait à la tète. Je la répétais
devant mes voisines, mes cousines, des copines jusqu’au jour où j’ai su écrire.
Dés que j’ai maîtrisé l’alphabet et su ramasser les mots je me suis mise à
écrire sur des cahiers qui sont aujourd’hui tout effrités. Ma mère en a même
jeté quelques uns n’en voyant pas l’importance et alors que j’étais partie de
la maison. Heureusement qu’une de mes sœurs est intervenue pour sauvegarder le
reste….
*
Dans le poème JEUNESSE FUGITIVE Nora At Brahim écrit :
« Ma jeunesse est passée en éclair,
Que je
n’ai eu le temps de rien
Mon cœur est frêle et sincère
en quête d’amour et
de bien
O ! mes amis pleurez à présent
Mon départ est imminent […]
« La jeunesse est fugitive
L’amour n’est autre qu’un fantôme
Je veux profiter de la vie
Pour moi-même, pour vous mes amis
Ne fusse qu’un
jour
Ce voyage est sans retour »
*
Donc votre carrière au sens moderne commence réellement à Paris ?
Nora accompagnée par un groupe de Tbabla et le soliste Said Akhalfi
*
L’EXILEE :
« O ! ma mère, je vais très loin
De ce village de médisants
Ils ont dit du mal de moi
es vieillards et les jeunes gens
’ils
m’accusent d’énormités
Devant Dieu ils le paieront
« O ! ma mère, je vais très loin
De ce pays pour me faire
oublier
Si tu entends du mal de moi /
C’est que je suscite envies et
jalousies
Ils ne craignent ni Dieu ni saints
Mais je sais qu’ils seront
punis »
*
Alors comment est né ce premier enregistrement ?
En fait j’ai travaillé avec un groupe de musiciens zaïrois.
Dans le milieu culturel de l’époque à Paris, il n’y avait pas de frontière. Le
groupe s’appelait Malaika. Et le grand musicien avec qui j’ai travaillé
s’appelait Maika Munan. J’ai travaillé puis j’ai enregistré avec son
groupe.
Maika Munan .
Et cela ne posait aucun problème au niveau de l’orchestration entre la
poésie kabyle qui est la tienne, et les rythmes de la profonde Afrique ?
Non, parce qu’il y avait aussi des musiciens algériens que
j’avais associés à ce travail, notamment pour le rythme l'incontournable Rabah Khalfa. C’était une bonne
mixture. Pour comprendre ce croisement, il faut aussi savoir qu’en France c’était
l ‘époque de « touche pas à mon pote » ; ce qui veut dire qu’il
y avait une solidarité et une union entre tous les étrangers ; entre
toutes les personnes conscientes de leur situation de mis en marge. On
s’abordait plus facilement. C’est ainsi qu’est née ma première K7 que j’ai
confiée pour sa distribution à Mustapha Aouchiche, qui est décédé
peu après, allah yerhmou.
Après cela j’ai été très vite sollicitée en France par un
festival qui s’appelle « fêtes et forts », un festival qui a tourné
autour des forts auquel j’ai participé et pour lequel on a eu une grande
presse. C’étaient mes premiers pas sur la grande piste publique…
A cette époque j’étais à l’université et je faisais du
droit. Parce que durant cette partie de ma vie il me semblait nécessaire de
faire du droit pour défendre tous ces pauvres gens, toutes ces femmes et de
l’injustice en bref, rétablir la justice à tout point de vue (quelle belle utopie). Enfin, j’avais des idées grandioses… En 87 et 88, j’ai été invitée à chanter au Festival international de l’amitié organisé
en Algérie… Mais j’ai appris malgré moi aussi à cette période à ne pas dire que
je faisais des études supérieures. Pourquoi ? Certaines personnes qu'on côtoie dans ce milieu, ce sont des militants, des gens de bonne volonté, des gens
courageux qui veulent bosser dans la culture, pour leur pays mais ce sont souvent des gens qui
n’ont pas eu une formation supérieure. C’est d’ailleurs lors de mon passage en
Algérie, quand j’en ai parlé à des journalistes qui ont fait de beaux papiers
sur moi, il a fallu après que j’assume. J’étais même gênée qu'on ait tant parlé de ça. D’ailleurs quelqu’un m’avait franchement interpellé un
jour : si tu as fais toutes ces
études, qu’est ce que tu viens faire dans la chanson ?.. Lui me l’avait dit amicalement. Mais
c’est une chose que je sentais nettement autour de moi de la part d’artistes,
d’organisateurs de spectacles ou autre…
Comme si tout le monde acceptait de voir l’artiste juste comme quelqu’un
destiné à amuser la galerie.
Un saltimbanque….
Oui. Un amuseur. Et cela me gênait. Aussi, après mon passage
au Festival de l’amitié en Algérie, je me suis dit : j’assume ! C’est un outil de plus. Je n’en ferais pas un
tabou ! Si je l’ai choisi, c’est que j’aime mon métier, que je le fais
avec mon cœur et avec tous les outils et les connaissances qui vont aujourd’hui
avec… D’ailleurs même pour mon activité artistique, j’ai eu à suivre une
formation complète d’une année. C’est au cours de cette formation que j’ai
rencontré Thierry Bedoucha, un de mes profs, qui a été bassiste de Charles Aznavour. Quant à Serge Haouzi (le batteur d'Enrico Macias) j'ai eu le plaisir d'avoir travaillér avec lui sur un de mes enregistrements grâce à mon arrangeur Roger Poulet. Tout ce qu’on apprend sert donc bien à quelque chose…
.
Alors qu’elle est la continuation entre la petite Nora d’antan, la villageoise
qui n’allait pas encore à l’école et la Nora universitaire et artiste fleurie
d’aujourd’hui?..
Il y a sûrement un fil conducteur qui fait que tout ce qui
nous arrive dans la vie se rejoint. Mais je pense que l’inspiration que j’ai
eue très jeune par l’intermédiaire des femmes de ma famille et de mon village
était une base, une sensibilité au même titre qu’on apprend à quelqu’un à admirer
la nature, les fleurs, à être sensible. Ces femmes exprimaient ainsi la joie et
la douleur. Tout passait par la chanson. Comme l’éducation faisait qu’on ne
peut pas dire tout ce qu’on pense, qu’il ne faut pas élever la voix, surtout ne
pas sortir dehors avec tous les interdits qu’on connaît en Kabylie, voilà que la
chanson se présentait comme le seul outil par lequel on peut s’exprimer,
montrer ou appeler au secours quant à sa douleur ou par rapport à l’injustice
de la société.
Comme si c’était la seule bibliothèque ?...
Oui. Comme si c’était une bibliothèque… Ensuite j’ai été
très intéressée par la photo et par la poésie. Tout en écrivant des poèmes, je
lisais Paul Verlaine, Victor Hugo, Aragon et « Les mains d’Elsa » dont on ne peut pas passer à coté ; ce qui m’a beaucoup
nourri… En fait je ne sais pas expliquer comment les choses sont venues les
unes après les autres, parce que tout cela allait de soi….
*
L’AMOUR BRULE :
« Ton amour me brûle
Ne sois pas cruel
L’amour, il faut le saisir
n’est pas éternel »
*
MON AMOUR A MOI :
« […] J’aimerais être un enfant
Pour me
blottir dans tes bras
Tu me protégerais du néant
Toutes les nuits tu me berceras
Loin des
yeux très prés du cœur
Ta pensée toujours vers moi
« J’aimerais être une montre
et ta main serait pour moi
Ton
regard à chaque instant
en tout lieu fixé sur moi
Je serais ta notion du
temps
Tu ne pourras vivre sans moi »
*
Nora At Brahim
au Festival montagne art. Photo Abderrahmane Djelfaoui
Vous écrivez des poèmes et vous vous mettez à les chanter, en France comme en Algérie,
mais en même temps vous préparez une maîtrise de sociologie ?
Pourquoi ?
C’est un moment où j’ai décidé de ne plus continuer ma
première voie pour être une grande avocate, mais plutôt de faire de la sociologie
pour comprendre. J’aime bien soulever le couvercle, ma marmite à moi. Et bien
que le droit m’ait servi, j’ai bifurqué ; j’ai fait un troisième cycle en
sociologie avec Jean Duvignaud. Je lui ai présenté mon projet de travailler sur
l’artiste-chanteur- poète dans la culture berbère….
Mais en fait à quoi ces études ont-elles servi ? Je
pense simplement ça a servi à ce que je prenne confiance en moi. Sur cela, on
ne m’a d’ailleurs pas posé de questions après et je n’ai pas eu a expliqué de
façon sociologique le pourquoi du comment des choses. Une fois que j’ai compris
pour moi-même, j’ai du prendre de l’assurance. C’est comme si j’avais des
choses à justifier juste pour moi-même et que pour ça j’ai des bagages…
*
S’IL TE PLAIT DESSINE-MOI
TA MAISON !
« Une maison de
paradis
De fleurs et de tapis
A l’abri des souffrances
Au foyer
d’insouciance.
« Je ferai un
foyer parfait
En Méditerranée
Des fenêtres sur le monde
Et d’autres sur
mon pays.
« J’inviterai
tous les enfants
de part le monde entier
Qui ont peur, qui ont froid
Qui
ont besoin de joie
« J’inventerai un
dictionnaire
Et l’ordre des matières
Je le ferai par thèmes :
L’amour, la paix, je t’aime
"Une maison remplie
d’amour
Aux murs tout en velours
Composerai des romances
Musique en
permanence
« Je ferai des
habits de soie
De chaque enfant un Roi
Embaumerai les gamins
De musc et
de jasmin
« Tous, leur lit
sur la verdure
Le ciel en couverture
La chaleur du soleil
Au pays des
merveilles »
*
Nora At Brahim . Photo Abderrahmane Djelfaoui
Entretien réalisé par
Abderrahmane Djelfaoui