CONSOLATION VI,
disparaissant en partie derrière l’amas de toiles de petites dimensions
dans l’atelier de
Said Debladji.(photo Abderrahmane Djelfaoui)
Une
fois ouvert le garage et les lumières allumées: le fouillis est égal à celui d’une
cave… Dans ce qui avait été initialement un garage d’environ cent mètres carrés
on n’avance plus qu’en slalomant entre tables basses et amas pyramidal de
petites toiles ; éléments de rangement débordés de CD, de revues et livres
uniques grand format en cours de façonnage ; des bouteilles et des tubes à
même le sol voisinant avec des bombes à laque ou un rouleau à pâtisserie ;
une multitude de cartons éparpillés contenant toutes sortes d’ instruments, du fil,
des fioles et des tubes de colle; ici
et là de gros sacs en plastique servent de poubelles…
Mais,
paradoxe d’artiste, dans ce fatras, des œuvres issues de multiples coups de cœur
sont tout de même bien rangées. Par dizaines on frôle des inédits faits au défi
de tel ou tel sentier de peindre sinon entrepris avec une nouvelle encre que l’artiste
a fait venir d’Orient ou de teinturiers du Maroc… Ici, presque tous types de châssis et
supports sont repérables. Le mur le plus illuminé est envahi d’une immense
toile en cours… On ne sait si ce qui s’amoncelle sur les étagères sont des
sculptures ou des masques mais un mini drapeau algérien est bien en
vue !... Des appareils photos sont à portée de main pour aussi réaliser digitalement
des compositions en N&B. Enfin (mais est-ce bien le mot enfin ?), a coté d’un tuyau à gaz derrière le portail du
garage: un numéro du sérieux Monde
diplomatique a servi à faire un buste de femme en or (suspendue…), le journal
disparaissant dans l’antre douce des seins……
La bien nouée de
Said Debladji (photo Abderrahmane Djelfaoui)
Même si le buste est
accroché par un bon bout de ficelle pour
y être bien vu de n’importe quel angle de l’atelier, il ne représente qu’un
aspect des multiples « emportements »
de l’artiste dans son travail. Une sorte d’exercice ou d’entrainement dont j’ai
pu voir nombre de cas, achevés ou non,
dans cet espace où heureusement le plafond est assez haut . Sculptant
différents matériaux dont le bois pour des masques à l’africaine, le plasticien
Said Debladji n’en est pas moins un peintre, surtout un peintre. C’est sa première
grande passion. Quand il en parle ses yeux achèvent comme une double rotation
mentale de plaisir… Et pas seulement pour le motif peint, mais tout autant pour
les pigments et leurs mélanges par lesquels il atteint à ce qui l’animais
jusqu’à l’enivrement dans l’acte de créer…
Dans la voie de garage : l’Alep de
Syrie…
Me montrant une des
doubles pages d’un de ses livres d’art en cours (après qu’il est comme
d’habitude fait lui même la découpe et l’assemblage du papier, la reliure, la
mise en relief de la surface de la couverture, le sceau de cire de sa
signature, etc), il m’explique là avec la concision de l’enseignant d’art qu’il
est à l’université de Mosta le pourquoi et le comment…
Un des ouvrages d’art du plasticien
(photographie Abderrahmane Djelfaoui)
« …Cette encre, ce « hibr »
est un pigment, qui contient aussi de l’indigo…. C’est un ami syrien,
aujourd’hui réfugié avec sa petite famille en Algérie qui me l’a rapporté… Il a
vu mes peintures « talismans » ce qu’il ne connaissait pas en tant qu’artiste
calligraphie qui travaille selon les règles classiques. Il a donc vu mon « et-talssam », qui n’est même pas de l’ordre des « houroufiyates » mais de petites folies « bel harf » avec des
lettres que j’utilise comme motif, comme trace,
sans plus de fonction d’une langue ou de sens sacré et qui par cette
transformation deviennent une force graphique et plastique ; une image
mentale. Lui expliquant ce travail de démystification, il m’a offert cette
encre qui m’aiderait surement me dit-il... En fait c’est une encre qui
ressemble au smagh avec laquelle on écrit sur les planchettes
de l’école coranique. J’ai d’ailleurs la recette pour réaliser le smagh selon tout son rituel depuis la laine brûlée…Quant à l’encre de Syrie elle
vient du coté de Alep où il y a beaucoup d’usines de fabrication de tissus et
où on utilise une très grande variété de pigments pour les colorer ou les
imprimer … »
Au premier plan tableau
de la série IWAN, 2009 (photo Abderrahmane Djelfaoui)
J’étais émerveillé
par ces travaux qui sortaient ainsi
« du sommeil » de leurs livres uniques, là dans un coin du
garage. Et il en ouvrait d’autres, à l’envers pour mon regard, en en tournant rapidement les grandes pages
tant les œuvres étaient nombreuses, différentes, superbes, d’une inventivité et
d’une luminosité surprenante par leurs tracés et leurs ombres.
Cela ne fit
qu’aiguiser ma curiosité. Sachant bien que cet art des lettres porté à l’abstraction
inédite est en train de gagner ses lettres de noblesse tout autant en Algérie
que partout ailleurs dans le Maghreb, il
n’en est pas moins évident que chaque artiste y atteint par un cheminement
propre, sinueux, particulier, souvent secret…
Qu’en est-il pour
Said Debladji ?... Il sourit, mais il ne se fait pas prier…
Un grand père écrivain de talismans…
« …
On l’appelait Si Larbi. Il avait une échoppe au Derb
et habitait à Tigditt. En tant que Koutteb,
il enseignait le Coran et il écrivait… De temps en temps on venait le voir pour
un talisman. J’étais enfant, mais je sais que ce n’était pas un taleb charlatan mais un taleb qui guérissait. Il travaillait beaucoup, était
sincère. Les gens de cette époque étaient humbles. Son travail (ce n’était pas
un artiste mais un artisan) il le faisait avec foi. Il utilisait des
ingrédients naturels et des matériaux nobles comme le bois ou le salsal…
Jamais il n’aurait fait quelque chose de malveillant ou de diabolique.
Lui comme mon autre grand père qui était également taleb… De voir ainsi écrire
des talismans, c’est comme si je vivais un conte. C’est comme ça, dés le
primaire, que j’ai commencé à dessiner et écrire. Pour moi écrire ou dessiner
c’était la même chose. J’échangeais en récréation mes dessins avec mes
camarades contre leurs desserts…
Signature de Said
Debladji (Photo Abderrahmane Djelfaoui)
J’étais
attentif à ce que mon grand père faisait ; mais plus tout ce qui attirait
fortement mon regard et ma curiosité était le grand nombre de manuscrits qu’il
avait. Certains étaient de sa propre plume, la plupart des autres des ouvrages
de Coran, de fiqh…
Malheureusement mes parents étaient presque illettrés. Aussi quand mon grand
père est mort, - j’avais peut être 6 ans -, les gens de ma famille venu d’un
peu partout, de Mazouna, de la zouia de
Ben Heni ont emporté tous ses livres. Il ne me reste de lui qu’un Coran, en
fait quelques feuillets d’un Coran manuscrit en maghribi.
Cela
m’a tellement frappé enfant que j’ai fait, plus tard, une transcription de ces
images sur du sable travaillé avec du smagh,
le tout sur un panneau de bois. Une œuvre que j’ai vendue… »
Photo Said
Debladji
Nous avons ensuite
très naturellement élargi l’échange sur la question du travail même du peintre
dans son atelier. Aspects des choses qui nécessitent eux aussi le développement
d’autres articles tant les pratiques artistiques sont dans un croisement
perpétuel, inouï et fabuleux avec
l’inattendu … Toute la discussion étant à l’évidence zébrée de constats
difficiles « à avaler »,
tels le non achat d’œuvres d’art par les institutions publiques aux artistes ; la difficulté de trouver
des galeries d’art conçues aux normes modernes tant dans leurs espaces que leur
gestion ; le manque de supports de communication spécialisés en matière de
revues, films documentaires, émissions, etc…
Tout cela
n’empêchant pas qu’une poignée d’artistes d’ouvrir en continu des brèches
neuves de sens et de beauté, d’innerver les sens et les imaginaires de tous les
compagnons et les amoureux de l’art…
Abderrahmane
Djelfaoui