jeudi 28 janvier 2016

Bendebagh : à la recherche du temps perdu…

Cela fait des mois et des mois qu’avec l’artiste Ali Kerbouche nous discutons et échangeons autour de la personnalité de feu Mostefa Bendebagh, un maître miniaturiste, peintre sur bois, calligraphe et personnalité hors pair de la Casbah au siècle dernier, le 20 ème, celui des plus grands bouleversements matériels et psychologiques…
Ali Kerbouche est un être patient, calme et dévoué. Avec lui nous n’avons cessé de sillonner la Casbah (celle d’aujourd’hui, hélas) « à la recherche du temps perdu »… La recherche des lieux habités par l’artiste Bendebagh, ses itinéraires à travers les dédales et escaliers de la vieille cité, pour suivre ce jeune centenaire qui n’a cessé durant sa longue vie (1906-2005) de vaquer avec foi à ses affaires tant professionnelles qu’associatives, pour rencontrer tel ou tel ami simplement, tant que pour aller ou revenir à l’Ecole des beaux arts dont il était un des plus anciens  enseignants. Un maître aujourd’hui un peu, beaucoup et peut être même passionnément oublié tout comme il en est encore des Omar Racim, des Sfaxi et tant d’autres qui ont magnifiquement contribué à la floraison et à la survie de l’art dit traditionnel dans la ville ziri de Sidi Abderrahmane …
L’étonnant et la « baraka » pour nous, si l’on peut dire, est que Ali Kerbouche est un être heureusement doué d’une  vaste mémoire vive, sans fioriture. La nature semble lui avoir donné ce don pour retenir juste ce qu’il faut d’un moment de discussion, d’une rencontre, d’une exposition, d’une visite d’il y a des décennies… Et puis de nous la raconter simplement, presque « tel quel »  avec douceur et profond respect à l’égard de l’absent, de tant d’absents…
C’est pour moi un privilège de l’écouter, d’entendre à la fois sa parole dite (mesurée) et l’expression d’images et de sentiments qu’elle produit...

Et combien de fois, chez lui, dans son simple atelier au premier étage de sa maison dans la Mitidja, ne l’ai-je pas vu s’arrêter, se lever, aller vers sa bibliothèque ou les trésors de ses tiroirs chercher et trouver telle image, telle feuille de journal découpé, tel fascicule d’une lointaine époque, tel timbre, telle affiche, telle photo, etc, etc… Et la mémoire de rebondir alors une fois de plus, illuminée de son sourire et de la pudeur de ses yeux clairs… 

Le catalogue sur la table de travail de Ali Kerbouche (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Parmi ses innombrables souvenirs d’Ali Kerbouche qui feraient un bon livre, nous avons choisi quelques flashs d’introduction permettant d’abord dans ce papier de resituer l’homme et l’artiste dans les grandes lignes de sa riche trajectoire de vie.

Un homme debout

Les années 60/7à nous étions des étudiants. Notre section Arts Appliqués comportait : la miniature, la décoration sur bois, la mosaïque, la céramique. Nous avions un cours de travaux pratiques par semaine avec 3ami Mostefa. Il y avait donc son atelier et son bureau. Nous, qui étions une quarantaine d’élèves dans sa classe, on peignait, on dessinait, puis on lui emmenait pour qu’il voit nos travaux, nous corriger sur les couleurs, sur le dessin. Il venait toujours à 8 heures pile, prêt. On travaillait avec lui jusqu’à midi. Tout en nous suivant, en nous conseillant, il poursuivait son travail de peintre sur bois. C’était souvent un coffre. Parfois c’étaient de grands coffres qu’il peignait ; des coffres qui dépassaient un mètre. Il avait pour ça sur son bureau plusieurs godets de couleurs déjà préparées et plusieurs pinceaux.

Il travaillait debout, jamais assis. Au début, en nous demandant jeunes que nous étions comment il opérait, on avait pensé qu’il dessinait d’abord ses motifs, ses ornements, avant de les peindre… Non. Il partageait simplement la surface de son coffre en deux parties symétriques, puis il ajoutait des cercles au compas, ce qui est normal. Un cercle central et deux demi-cercles de chaque coté.  C’était tout. Puis il se mettait à peindre directement à main levée, le motif dans sa tête... Il maitrisait hautement son travail. Et debout jusqu’à ce qu’il termine. Avec ça, il était rapide au point de terminer la peinture fine du coffre en une seule journée….


Un des « coffre de mariée »  peint de Mostefa Bendebagh avec pour motif central dans le cercle un oiseau mythique, finement orné tout autour de roses symboliques et de pommes de pin (zqoqo, en derja)

Hammam Bouhanifia

Lui qui dés le début de sa carrière avait commencé de faire de longs séjours à New Castle en Angleterre en 1929, à Chicago aux USA en 1935, à Marseille ou à Budapest en Hongrie  en 1975,  il ne manquait pas de passer chaque année un bon mois à Hammam Bouhanifia, entre la plaine de Ghris et les monts des Beni Chougrane dans la wilaya de Mascara. Il y allait avec sa femme. Et pas uniquement durant ses dernières années, mais depuis très longtemps et régulièrement. Comme il n’avait pas de voiture, moi-même ou un autre à tour de rôle, nous l’accompagnions jusqu’à la gare routière d’où il prenait un taxi avec sa femme pour faire les 400 kms entre Alger et Hammam Bouhanifia…

(Quand on entreprend un long flash back sur une vie d’artiste comme celle de Bendebagh, on ne peut pas ne pas se poser la question, à un moment donné ou un autre, de la l’extrême volatilité de la vie, de certaines valeurs et surtout de l’ingratitude des temps à nous laisser que quelques pépites de leur passage sur terre…On s’efforce bien entendu de reconstituer quelques pans de réalité passée, mais le plus gros est parti à la mer, comme on dit, comme l’eau de n’importe quel oued, n’importe quelle pluie…A.D.)

Mostefa Bendebagh, agé de 98 ans, avec la journaliste Amina Nour de l’ENV
au Baastion 23, en juin 2004, à l’occasion d’une exposition collective
sur les arts appliqués (photographie de l’artiste Mohamed Douadi)

L’aventure d’un catalogue pour une expo d’hommage

Un peu avant 90, vers 1986, 3ami Mostefa avait réalisé de sa main un fascicule contenant plusieurs croquis. De ce recueil de motifs floraux et autres il m’a demandé comment faire pour pouvoir l’imprimer. Sa préoccupation était d’en faire un manuel à destination des étudiants, comme un des moyens de leur apprentissage. Je lui ai répondu que je connaissais un éditeur cet que j’allais voir. C’était Abderrahmane Bouchène qui, voyant ce travail me dit : ça m’intéresse, surtout venant de Mostefa Bendebagh, un artiste connu.


Ali Kerbouche à son domicile devant sa petite bibliothèque . (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Bouchène a ensuite photographié en couleurs toutes ses œuvres, en plus des croquis et dessins au crayon, les œuvres finies, que Bendebagh avait à la maison et qu’on trouve aujourd’hui dans ce catalogue. Cela afin d’enrichir l’ouvrage, pensait Bouchène. Comme les croquis étaient fait au crayon, ils ne pouvaient pas bien ressortir à l’imprimerie ; je les ai personnellement tous repassés à l’encre de Chine, soit une centaine de croquis, ce qui m’a prit une année de travail. D’autant que c’étaient des petits formats, donc du travail fin…
Ces croquis, 3ami Mostefa avec son grand âge, ne faisait plus que ça. Sa vue avait baissé et il ne voyait plus de façon précise. Il ne pouvait plus peindre avec finesse et rapidité comme dans les décennies d’antan. C’était le résultat de presque toute une vie de travail au seul éclairage à la bougie, à la Casbah…

Un croquis de Bendebagh


J’ai donc remis l’ensemble des croquis repassés à l’encre de Chine à Bouchène en lui disant que le travail était terminé en ce qui me concerne. Pour le texte d’accompagnement, c’était lui qui s’en chargeait, avec la préface de Bendebagh lui-même.
Mais Bouchène tardait… Une année est passée, puis une autre… 3ami Mostefa s’est impatienté. Il allait voir Bouchène à la rue Abane Ramdane, pas loin du tribunal, où il avait une librairie. Il a vraiment tardé. Puis en dernier lieu, l’éditeur m’a dit : je ne peux pas l’imprimer, ça va me revenir trop cher… J’en ai rendu compte à Mostefa en lui disant qu’il avait changé d’avis, qu’il ne pouvait pas imprimer le livre…

J’ai tout récupéré de chez Bouchène : les diapos, les croquis. Je réfléchissais à la manière de faire patienter 3ami Mostefa et de trouver une solution réalisable… A l’époque il y avait l’Association des arts appliqués dont j’étais le président et Ami Mostefa, Temmam,  Cherifi et Skander, membres d’honneur, eux qui avaient été nos enseignants. Il y avait aussi les gens de notre génération, Adjaout, Boughrour, Benkahla… On s’est concerté pour lui rendre un hommage et, à défaut de livre, de lui confectionner un petit catalogue. Au moins une trace…


Une des pages du coffret d’art « Khadda » réalisé par les Editions Bouchène
aux imprimeries de l’ENAG en 1988 (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Je suis allé voir le Directeur du Musée, Déries, en lui demandant ce qu’il pensait de l’idée de faire un hommage à Mostefa Bendebagh. Il a trouvé que c’était une bonne idée et il a donné son accord. Donc à cette époque, avec le peu d’argent de notre association ajouté à l’aide du musée on a tiré un catalogue à l’ENAG. On s’est déplacé jusqu’à Birtouta pour faire la sélection couleurs. Ses œuvres ont été encadrées. On a ainsi pu réaliser une exposition au Musée des Antiquités, en face de l’école des beaux arts, avec catalogue vers le mois de mai 1990.

Mostefa Bendebagh était très content. Le Musée acquit même quelques œuvres de lui pour ses fonds. Déries m’avait dit son intention de le faire. J’en ai parlé à Bendebagh qui, ayant sa retraite, n’avait pas besoin d’argent, tint à garder auprès de lui, dans sa maison, ses œuvres. J’ai réussi à le convaincre en argumentant que c’était un musée, ouvert au public, avec des moyens de conservation, etc. Une semaine après, il était d’accord pour céder certaines de ses œuvres.
Ensuite la deuxième exposition, environ cinq ans après, s’est faite au Musée des arts et traditions populaires de la basse Casbah, inaugurée par le ministre Slimane Chikh, le fils du poète Moufdi Zakaria. Là aussi Bendebagh vendit quelques œuvres à ce musée.

Une des calligraphies signées de Mostefa Bendebagh figurant au catalogue



Quels rapports entre Issiakhem et Bendebagh ?...

Avec les Ali-Khodja, Yelles, Mesli, Temmam… ils avaient été tous deux enseignants à l’Ecole des beaux arts ; Bendebagh avait même été nommé Doyen de l’Ecole en 1982.  Ils se connaissaient en tant qu’enseignants l’un en peinture et l’autre en décoration sur bois. Mais, il arriva que le fils de Bendebagh tomba malade, fit une dépression  aux environs de 1986. 3ami Mostefa l’emmenait à l’hôpital le soigner, mais son fils bientôt rechutait. Un calvaire… Je suis allé voir M’Hamed à la maison et je lui en ai parlé. Je savais qu’il connaissait Benmiloud, Bouchek et d’autres psychiatres qui étaient de grands amateurs de peinture moderne. M’Hamed m’a dit de voir quel jour serait le plus approprié pour que je vienne le chercher et l’emmener voir Mostefa Bendebagh à son domicile. C’est ainsi que pour la première fois Issiakhem rendait visite à 3ami Mostefa dans sa maison en haut de la Casbah, à Bab Ejdid, pas loin de Serkadji. Cette rencontre intime  a d’ailleurs permis à  M’Hamed de pousser un bon bout de discussion  avec le fils Bendebagh. Et il s’est impliqué par la suite, l’a aidé… Mais ce fut je crois leur seule rencontre en dehors de l’Ecole. Chacun était en fait dans son domaine. D’un autre coté, sur le plan artistique, Issiakhem n’aimait pas beaucoup tout ce qui est de petit format, comme la miniature. Il n’était pas à son aise…

(On reste pas étonné, réflexif et interrogatif mais reconnaissant devant ces personnalités qui ont traversé le 20ème siècle, debout, de bout en bout, tout en restant simples, dignes, avec dans les yeux comme l’expression d’autre revendication que celle d’avoir fait le maximum de ce qu’elles pouvaient faire dans des conditions terribles On a presque l’impression que ce sont elles, ces personnalités, qui nous remercient, nous d’ici et maintenant, nous légataires (pas toujours conséquents ; si peu conséquents) d’aujourd’huiA.D.)

La maison de Bendebagh dans la haute Casbah (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Le jardin de la Bouzaréah

Il avait un jardin tout en haut de la Bouzaréah depuis l’époque coloniale. Un jardin de mille mètres carrés environ. Sur ce terrain il avait aménagé un petit cabanon. Il y avait beaucoup d’arbres fruitiers : néfliers, orangers, citronniers, qu’il avait plantés… Il élevait même des poules, des lapins. Il s’en occupait seul, surtout en été. C’était la saison où il montait régulièrement pour y passer quelques jours. Il prenait ses filles, petites à l’époque, et il y allait. Une fois vers 1986, il m’a emmené en  me disant : je vais te montrer le jardin où je passais mes étés dans le temps… Je suis monté avec lui L’herbe envahissait tout. Mais le plus extraordinaire c’était de le voir monter aux arbres avec une agilité de jeune homme ! Très vif ! Moi-même je ne pouvais pas le faire comme il le faisait…. Et il cultivait aussi des fleurs, évidemment…


Les dernières années

J’ai vécu avec lui jusqu’à ce qu’il décède… Depuis mes études commencées en 1971 j’allais chez lui, et chez Temam, régulièrement ; c’étaient vraiment des proches… Quand chacun voulait voir l’autre, comme ils sont tous deux natifs de la Casbah, c’est moi qui emmenais l’un chez l’autre… Ils partageaient des souvenirs. Ils avaient leurs connaissances et amis. Ils en parlaient…
3ami Mostefa, sortait l’après midi.  Très âgé, il marchait. Il n’a jamais cessé de marcher. La marche l’a bien soutenue, alors qu’il était centenaire… Il marchait bien. Il descendait de Bab Ejdid à la rue Randon à la petite boutique de vêtements de Cheikh Tahar, le percussionniste. Ils s’entendaient bien. La rue Randon était pratiquement le passage de tous les amis de 3ami Mostefa ou de Cheikh Tahar ; pour la plupart des artistes, des musiciens,  des comédiens de théâtre, le TNA est à coté, d’anciens boxeurs, d’anciens coureurs cyclistes, etc, qui habitaient encore la Casbah ou qui y revenaient régulièrement…

Chaque rencontre, et il y en avait des dizaines, était l’occasion de l’évocation de bons souvenirs, d’échanges d’informations sur les amis, échange de photos, etc. C’était important pour lui, vu son âge et vu surtout que la Casbah avait complètement changée, que sa population était devenue autre… En ces occasions où je sortais avec lui, il parlait de son travail d’artiste, de ses voyages à l’étranger, de ses expositions… Et d’une association d’aide aux femmes démunies qu’il avait créé durant la deuxième guerre mondiale. Elle aidait les femmes dont on avait emmené les maris à la guerre. Ill avait créé un réseau de tissage et autres travaux qui permettaient à ces mères de famille de survivre… 3ami Mostefa était un homme organisé, avec documents à l’appui. A ce propos il avait gardé le registre au jour le jour de cette association avec tous les noms et travaux effectués…

Enfin, avec sa vue qui baissait, il ne pouvait à la maison plus faire que des croquis. Mais bien des élèves des beaux arts venaient lui rendre visite à la maison pour l’interroger, lui faire part de leurs travaux, de leurs projets…


Cheikh Tahar, Ali Kerbouche tenant le cataloguie Bendebagh et moi-même, rue Randon, 2015


Abderrahmane Djelfaoui

dimanche 17 janvier 2016

Qu’est ce qu’une personnalité dans notre histoire ? Entretien avec le professeur Dajo Djerbal, historien, directeur de la revue NAQD

1ère partie :

Figures historiques du 19 ème et début du 20 ème siècles

Daho Djerbal, dans son bureau (Photo Abderrahmane Djelfaoui)


Ma question de lancement à l’historien professionnel que tu es peut paraitre banale mais mon constat est que la discussion publique de la question dite des « Grandes personnalités » dans notre histoire a d’abord commencé autour de l’Emir Abdelkader avec des pointes du type : « Un  Homme d’Etat », « Lui et la Franc Maçonnerie », « Damas », etc… Puis, progressivement au fur et à mesure des années, le « débat » est remonté vers des personnalités de plus en plus contemporaines. Même quand ces personnalités ne sont plus tout à fait contemporaines, comme pour le film de fiction Lala Fatma Ensoumer, ce sont des travaux de plus en plus fouillés, pointus ou plus humains qui émergent. Et, soudain aujourd’hui, juste après la disparition d’Ait Ahmed, le débat sur tous les supports imaginables d’information a prit des proportions inouïes…. Y a-t-il une raison qui fait qu’en Algérie ce débat soit plus aigu qu’ailleurs ?...

Dans ta question il ya plusieurs entrées. Evidemment les personnalités qui ont marquées l’histoire, ce ne sont pas nécessairement celles dont on parle. Il y a des personnalités qui ont été un peu mises de coté dans la mémoire collective. Donc il y a des transmissions qui se font, des actes, des paroles d’un certain nombre de personnalités qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Algérie (on se limite à l’histoire contemporaine, n’est ce pas), et il y a des personnalités qui ont marquées cette histoire mais qui ont été, non pas marginalisées, mais en quelque sorte omises, passées à la trappe de la mémoire. Elles restent de l’ordre du non-dit, du refoulé ou de l’oubli d’une certaine façon.
Donc, en fait, qu’est-ce qu’une personnalité ? En principe la personnalité du point de vue de l’histoire, c’est un peu la même approche qu’on fait avec l’évènement. Il y a des évènements quotidiens qui disparaissent peu à peu de la mémoire, s’effacent ; et il y a des évènements qui marquent et structurent le sens de l’histoire et qui sont transmis de manière transgénérationnelle, de génération en génération. Alors, de ce point de vue, y a –t-il des personnalités qui ont défrayées la chronique, dont on a beaucoup parlé, puis qui passent de l’amnésie à l’hypermnésie ? Oui, il y a des personnalités qui bien que surmédiatisées ne sont pas marquantes du point de vue du temps long. Ce sont toutes ces précautions d’usage qu’il faut rappeler avant de parler de ces personnalités…

Personnalités, résistances et origines de l’Etat algérien au 19ème siècle

Comme tu as commencé par citer l’Emir Abdelkader, il faut dire qu’il a non seulement marqué son temps, mais aussi marqué la mémoire collective de tout un pays. Pour quelle raison ?... Parce que d’autres personnalités de son temps ont aussi marquées l’histoire mais n’ont pas eues la même place. Je fais un cours en histoire contemporaine d’Algérie où je parle de l’occupation militaire de l’Algérie par la France au 19 ème siècle et des résistances. Ces résistances, il y en a eu partout dans le pays depuis 1830 jusqu’à la fin du 19 ème siècle et même jusqu’au début du 20 ème siècle. Or ces résistances, n’ont pas eues toutes la même portée.
On peut citer l’exemple de Boubaghla et d’autres résistants dont les noms vont me revenir… Mais Abdelkader a une place particulière, comparativement à un autre personnage de son temps qui est Ahmed Bey et qui a aussi organisé et dirigé une résistance, plus longue d’ailleurs de trois année que celle de l’Emir Abdelkader, puisqu’il a commencé en 1830 et finit en 1848. Ahmed Bey a organisé et mené la résistance à l’occupation militaire française sous l’étendard ottoman, comme représentant d’un pouvoir souverain, celui de l’Empire ottoman.


Il a fait un appel à tous les notables, à tous les dirigeants du beylic de Constantine pour pouvoir mener cette résistance. Ce qui distingue l’Emir Abdelkader d’Ahmed Bey, c’est que l’Emir Abdelkader a été élu par ses pairs. En fait c’est le premier homme d’Etat qui a été élu et, en même temps, c’est le premier chef et dirigeant d’une résistance qui a mis en place un pouvoir souverain, indigène, autochtone. Depuis trois siècles, l’Algérie ne connaissait pas de pouvoir souverain, autochtone. Depuis 1515-1525, le XVIème siècle, jusqu’au 19 ème siècle c’était un pouvoir non autochtone. Ce qu’il faut  rappeler. Et ce pouvoir souverain il l’a imposé par la lutte, par la résistance à l’Etat français qui a fini par le reconnaitre avec le traité Desmichels, puis avec le traité de la Tafna, reconnaissant ainsi l’autorité de l’Emir Abdelkader  sur un vaste territoire et une population. C’est devenu en quelque sorte un embryon d’Etat puisqu’il a commencé à mettre en place toutes les structures et toutes les institutions de la représentation du peuple souverain algérien autochtone vis-à-vis des Algériens et vis-à-vis du monde, puisque des traités ont été conclus, des accords, des conventions signées, etc.
On comprend pourquoi cette personnalité s’est inscrite à la fois dans l’histoire et dans la mémoire, d’autant qu’elle a été au fur et à mesure ravivée, reprise comme modèle par le mouvement national naissant : l’Etoile nord africaine en particulier, puis le Parti du peuple algérien, puis le FLN, puis l’Etat algérien qui en a fait un peu son icône. Au point qu’on a joué avec les mots un moment en disant : « L’Emir Boumédienne et le Colonel Abdelkader ». Car c’est à l’issue du coup d’Etat de Boumédienne que l’Etat avait institué une iconographie officielle de l’Etat algérien en renvoyant à la figure de l’Emir Abdelkader. Boumédienne s’identifiait en quelque sorte à l’Emir Abdelkader d’où la persistance de cette figure à la fois dans l’histoire (parce qu’elle a marquée l’histoire et structurée toutes les résistances par la suite), et elle a aussi restructuré la pensée commune, identitaire par rapport à ce qu’a été l’Algérie au 19ème siècle assujettie à l’Empire ottoman puis qui bascule dans l’organisation d’une large résistance autochtone à l’invasion des armées françaises…

Le traité de la Tafna, 1837 où est reconnu le pouvoir de l’Emir
sur les deux tiers des territoires de l’ancienne Régence d’Alger



Par contre les autres résistances, étaient des résistances à l’arrivée des troupes l’armée française dans les régions qui les concernaient ; elles étaient locales, à la limite régionales ou inter-régionales, mais pas plus et il n’y a pas eu, comme pour la résistance de l’Emir Abdelkader de mise en place d’embryon d’Etat que ce soit à un niveau institutionnel, culturel, religieux, etc. On comprend ainsi pourquoi la personnalité de l’Emir Abdelkader s’est inscrite dans la durée.
D’autres personnalités ont connues un sort moins important, pour ne pas le qualifier autrement, que celui de l’Emir Abdelkader, et pourtant leur résistance a marqué. Tu as parlé tout à l’heure de Lala Fatma Nsoumer. Elle a été longtemps omise. Elle est restée dans la mémoire collective d’une région, mais pas de toutes les régions du pays. Et cette région l’a tout le temps réanimée, ravivée  par le conte, par la poésie, par la chanson et par un certain nombre d’autres manifestations rituelles.

Lala Fatma Nsoumer,
film de Belkacem Hadjadj



Je dirais plus tard pourquoi aussi certaines personnalités n’ont pas connues le sort, la même glorification que certaines autres.

L’Emir Khaled, figure historique du début du XXème siècle.

Parlons maintenant de la figure de l’Emir Khaled au début du 20ème siècle, c'est-à-dire d’une période de l’histoire contemporaine allant de 1912 à 1923, puis 1927 jusqu’à 1943.

Le fait est que l’Emir Khaled a repris le flambeau de l’Emir Abdelkader. Petit à petit, passant de sa position de petit fils héritier de l’Emir Abdelkader, il a pu bénéficier des accords qui ont été signés avec Lamoricière pour la fin des hostilités, la fin de la résistance. Il a bénéficié des prébendes qui étaient concédées à la famille et aux descendants de l’Emir Abdelkader. Son père, Mahieddine, était le fils de l’Emir Abdelkader et recevait une pension importante. Ce père a donc pu placer son fils au lycée Louis le Grand à Paris puis à Saint Cyr. Il est sorti des grandes écoles françaises officier de l’armée française. Il a même été en 1912 au Maroc, sous les drapeaux français, pour combattre la résistance marocaine. C’est là qu’il a rencontré son oncle, l’Emir Abdelmalek qui lui a dit : « Rappelles toi d’où tu viens. Rappelle toi qui tu es, quel nom tu portes… » .


L’Emir Khaled

Et là le général Lyautey, qui était le représentant de l’autorité française d’occupation au Maroc, ayant appris cette rencontre avec l’Emir Abdelmalek qui dirigeait la résistance dans les frontières algéro-marocaines  depuis Marrakech jusqu’au Rif, -en fait toutes les communautés, les tribus de la région ont suivi l’Emir Abdelmalek- , il y a là un tournant pour l’Emir Khaled. Il a alors été l’objet de remontrances et d’une dégradation par le général Lyautey, ce qui l’a amené à prendre conscience qu’il était qu’un indigène, et non un simple sujet ou citoyen de la France.
Il a demandé à être mis à la retraite anticipée de l’armée française et il a rejoint les Jeunes Algériens, un mouvement qu’il a ensuite dirigé en lançant le journal El Ikdam, avec des positions combatives. Ses listes ont été élues dans la plupart des élections municipales de 1919-1920 en Algérie où il était revenu après avoir fait la campagne du Maroc. Dans El Ikdam il dénonçait les abus de l’administration coloniale, tout comme il dénonçait les collaborateurs de l’administration. Il a commencé à être un élément gênant. Mais en même temps dans cette aura d’être le fils de l’Emir Abdelkader, il s’était dépareillé de son uniforme militaire et avait mis le vêtement traditionnel algérien : el gandoura, el 3baya, le chech et s’était laisser pousser sa barbe … Au fond sur le plan sémiotique, celui des signes comme dirait l’historien Omar Carlier, il est un peu rentré dans l’histoire comme l’héritier de la résistance. C’est à ce titre que partout où il allait faire sa campagne électorale, pour lui  ou pour soutenir les gens de sa liste électorale, à Constantine, dans l’Oranie ou dans l’Algérois, il y avait des rassemblements de masse importants. En fait il avait réanimé l’esprit de la résistance et la conscience des Algériens d’appartenir à un ensemble qui est occupé et dominé par une puissance étrangère.



C’est ainsi qu’il est assigné à résidence par le Gouverneur général de l’Algérie entre 1921 et 1923. Partout où il était assigné à résidence dans l’Est algérien, à Oum El Bouaghi, puis dans l’Algérois à Ksar El Boukhari, à Bou Saada et dans d’autres régions, partout il y avait des rassemblements de masse où on venait lui rendre visite comme le représentant ou la personnification de cette résistance. Donc cette personnalité à marqué. En 1923 il est banni d’Algérie et assigné à résidence à Alexandrie. En 1924, du fait l’arrivée du bloc des gauches en France qui ordonne une amnistie générale pour tous les détenus politiques, il repart à Paris. Et c’est à ce moment là qu’on le sollicite pour être le Président d’honneur d’une Etoile nord africaine qui se fonde en 1926.
L’Emir Khaled est donc une figure très marquante, mais qui n’a pas la même place dans l’imaginaire, dans la mémoire et l’iconographie de l’Etat algérien que celle de l’Emir Abdelkader.

L’image des collaborateurs…
Il y a aussi l’autre versant des figures. Celles des auxiliaires et des collaborateurs. Tout le monde du point de vue de la mémoire collective se souvient d’une expression qui a fait rentrer dans l’histoire le personnage du colonel Bendaoud : « 3arbi, 3arbi oua laou colonel Bendaoud ». Ce Bendaoud c’était effectivement le premier officier supérieur de l’armée française qui avait atteint le grade de colonel au début du siècle. Ce colonel Bendaoud qui avait ouvert des centres de bienfaisance en Oranie qu’on appelait les maisons Bendaoud, est entré dans la mémoire collective mais il n’a aucune place dans l’histoire. Il n’y a aucun travail de recherche historique autour de ce personnage. C’est le contre exemple de la figure glorieuse d’autres personnages ; lui n’a pas eu de place dans l’histoire. Il n’empêche que c’est une personnalité. Le colonel Bendaoud a fini par se suicider. Parce qu’il s’est rendu compte et c’est son expression avant le suicide : « 3arbi 3arbi oua laou colonel Bendaoud »…Il s’était rendu compte que quel que soit son rang, quel que soit son grade, c’était un Arabe et c’était toujours un subalterne.
Tu avais aussi évoqué au début le nom de Bengana. Bengana était Cheikh la3rab. C’était le représentant des toutes les tribus et communautés arabes du constantinois auprès de Salah Bey puis de Ahmed Bey. Ce n’était donc qu’un auxiliaire de tous les Etats centraux qu’ils fussent ottoman ou coloniaux français après la chute de la Régence d’Alger ; ça a continué. Donc au fond Bengana, la famille Bengana par la suite, a été marquante du point de vue de l’histoire mais elle a disparue dans la mémoire. Ce qui en est resté c’est simplement les Bengana aristocrates, riches milliardaires et plus ou moins notables des grandes villes comme Alger où ils ont des biens immobiliers considérables. Villes où il y a des héritiers qui se disputent les héritages des Bengana un peu partout dans le fahs, c'est-à-dire sur les hauteurs d’Alger. Cela aussi est ignoré dans l’histoire, en dehors de quelques monographies de la famille qui sont restées et qu’on peut retrouver dans les archives. Peu de travaux et peu de choses sont restés pour ces grandes figures. Grandes non pas en terme de gloire, mais en termes de contradictions de l’histoire à la fois du 18ème, du 19ème et du 20ème siècles. Egalement pour ce qu’il en est d’une personnalité comme celle de Tamzali …. Ou Hamoud Boualem, ou encore les Hafiz, les Belhafaf , grandes familles d’Alger comme on peut citer d’autres grandes familles de Constantine, de l’Oranie, de Tlemcen, de Mazouna, de Mostaganem et d’autres régions d’Algérie. Tout cela a été un peu voué à l’oubli, ou minorisé.



*

2ème partie : La survalorisation de certaines figures de l’histoire.
Raisons et nouvelles perspectives.

Est-ce qu’on peut dire que la raison de cette situation relève de la faiblesse notoire de travaux de recherches académiques? Est-ce une question d’imprégnation et de contrôle idéologique des institutions?...

Non, c’est autre chose qui va travailler cette histoire. Ce qui va la travailler c’est l’histoire de la résistance. Au fond, la figure exemplaire, celle qui mérite d’être mémorisée, c’est la figure du porteur d’armes. C’est elle qui est animée et réanimée à chaque fois par l’évènement historique. Déjà durant la seconde guerre mondiale, se créé le CARNA : le Comité d’Action Révolutionnaire Nord Africain. Un comité au sens algérien plein du terme. C’est l’héritage de l’Etoile nord africaine qui fait qu’on ne pense entrer dans la lutte armée qu’à l’échelle maghrébine. Ses membres vont se former militairement pour entrer dans la lutte armée. Et il y a déjà des incidents…

C’est l’ancêtre de l’OS ?

Absolument, puisqu’un des membres du CARNA était Belouizdad et les jeunes de Belcourt dont Yousfi et d’autres. Ils deviendront des membres éminents de l’OS. Il y a donc des continuités…C’est ce qui fait que la figure du résistant, la figure du porteur d’armes va l’emporter sur l’image de l’homme politique ou l’homme de culture. Parce que concernant les hommes de culture il y a eu aussi des noms importants, des personnalités. Je prends Berrahal ou plutôt d’autres noms qui ont marqués leur époque. Le Docteur Benaouda Benzerdjeb à Tlemcen ou les frères Omar et Mohamed Racim à Alger ou d’autres qui sont un peu au dessous d’autres personnalités qui ont été très marquantes dans la période de l’entre deux guerres mondiales, les années 20-30 et sur lesquelles malheureusement il existe peu de monographies, peu de travaux quant à leur importance, leur apport réel.
Les raisons qui expliquent cela sont à mon avis de deux ordres. La première c’est petit à petit la focalisation de la mémoire et de l’imaginaire sur le porteur d’armes et cela depuis le 19ème siècle, depuis l’histoire des résistances. Ainsi ce qui est passé dans l’histoire ce n’est pas la figure des Ikhouane essafa, el moutassaouifine, comme l’Emir Abdelkader, des zaouias, des confréries, etc, mais des hommes en armes, l’image des maquis,  y compris celle des bandits d’honneur mais qui sont aussi des figures mineures. Parce que le bandit d’honneur, c’est quelque part c’est quelqu’un « elli kharedj 3a ettrik », « guetta3 ettrig »…

Le Moudjahed en arme, face à l’APN  (Photo Abderrahmane Djelfaoui)


 Ce travail de survalorisation de certaines figures dans l’histoire et la mémoire renvoie en fait à l’anthropologie, à l’histoire de la culture collective. Pourquoi l’anthropologie ? Pour expliquer cela, il faut mettre en lumière la question du patriarcat. Autrement dit ce dont il est question c’est la figure du père fondateur qui sera passé du wali (oulid flen ou sidi flen) au résistant, au moudjahed. Mais parfois les deux figures se rassemblent, se fondent quand il s’agit de leadership, comme pour ce qui est de la figure de Messali Hadj. Pourquoi ? Parce qu’il a à la fois l’image le « charisma » du père fondateur du mouvement nationaliste mais aussi l’image de celui qui va ouvrir la voie, une perspective

Donc pas uniquement sur le plan strictement politique, mais aussi sur le plan des valeurs et des questions identitaires en s’habillant d’une certaine manière, en faisant la prière ?...

Exactement. Donc il va revêtir au fur et à mesure les oripeaux, les vêtements, l’image du père fondateur. Cela est très important.

C’est particulier à la trajectoire de l’histoire patrimoniale culturelle des Algériens ?

Absolument… On dit que c’est la fusion des deux figures, celle du résistant porteur d’armes  (la statue de l’Emir est inséparable de l’épée qu’il brandit… et quasiment jamais le livre) et celle du père fondateur. Maintenant on va voir pourquoi ces deux figures vont se séparer à un certain moment.
Un autre élément est aussi le Livre, non pas le livre ordinaire, mais le livre avec un L majuscule : le Coran.

Messali Hadj


Et là va apparaitre la figure de Ben Badis qui va l’emporter et jeter de l’ombre sur d’autres figures aussi importantes sinon plus importantes que lui dans la fondation du mouvement des oulama algériens. Tayeb El Okbi, par exemple. Cheikh Ezahiri, ou d’autres maitres du mouvement réformiste religieux qui sont passés plus ou moins dans l’oubli et qui sont restées des figures locales ou régionales de certaines villes.
Donc au fond les personnalités tournent autour de ce triptyque : le porteur d’armes qui est aussi le père fondateur (el ab el mou assass) et l’homme de religion.

Le commentateur du Coran.

L’homme de religion ést la figure de la foi, de la pratique religieuse d’une certaine façon et de la réforme. Donc au fond c’est autour de ces trois figures que l’on va voir s’organiser l’apparition de personnalités.
Ces personnalités vont poser problème, comme Ait Ahmed que tu as cité tout à l’heure. Prenons le traitement surmédiatisé fait sur la mort de Ait Ahmed. Ainsi par cette mort on va se retrouver avec le retour au père fondateur. Pourquoi? Parce que dans la mort il va revêtir le manteau de At Ahmed, c'est-à-dire du wali père fondateur de la zaouia des Ait Ahmed. Ca c’est dans l’impensé ; dans l’inconscient collectif. Car tout ce rassemblement c’est un peu une ziara surmultipliée

Enterrement de Ait Ahmed près du mausolée de Cheikh Muhand Oulhocine (photo TSA)

C'est-à-dire qu’inconsciemment il y a une sorte de répétition compulsive de quelque chose qui a été perdue. Et donc pour renouveler comme fondement et comme ciment de la communauté, il faut une figure. Cette figure va jouer le rôle de rassemblement, à la fois de rassemblement de lewtan (c'est-à-dire du terroir) mais d’el watan, nationale. C’est cette double dimension qui est travaillée. Mais en même temps cette figure du père fondateur n’est pas seulement la figure de la communauté confrérique, de la communauté tribale en quelque sorte (un terme que je n’aime pas beaucoup), mais c’est aussi l’image du père fondateur du Front des Forces Socialistes.

Communauté tribale dont il n’existe plus en fait que des restes.

Absolument. C’est dans l’imaginaire ; d’autant plus que dans l’histoire la réalité tribale est en voie de disparition! Pourquoi ? Parce que quelque chose qui disparait sur le plan matériel, sur le plan des structures, etc, il y a une exacerbation du point de vue du discours, de la mémoire et de la représentation. La représentation a lieu par défaut de la reconstitution même du groupe. C’est très important.
Donc au fond, c’est par la perte, par défaut, qu’on met en valeur et qu’on survalorise la figure d’une personnalité qui va jouer le rôle de revivification de quelque chose qui a été perdue…

A ce propos je tiens à rapporter ici brièvement un évènement dont j’ai pris connaissance lors d’un de mes voyages à Tlemcen. Le guide, un vieil intellectuel de la ville qui me fit visiter les hauteurs et les vestiges antiques romains et phéniciens à flanc de montagne, m’amena sur une esplanade où se rencontraient régulièrement des poètes que rassemblait Moufdi Zakaria, alors militant du PPA. Cette esplanade jouxte l’humble mausolée d’un saint très connu qui domine la plaine. Mais bien plus, il m’apprit que dans la courette même à l’entrée de ce wali Emilie Busquant, l’épouse de Messali Hadj (souvent emprisonné, déporté ou assigné à résidence) réunissait pour les nécessités du travail du parti les femmes des militants loin des yeux et des oreilles des autorités coloniales…

Ca rejoint et recoupe ce que je dis. C’est ce qu’on appelle des lieux de mémoire. Et dans ces lieux de mémoire, comme dirait Abderrahmane Moussaoui, l’anthropologue : « l’espace, le lieu, c’est du temps coagulé ». Car il se trouve en ce lieu quelque chose qui est mythique, de l’ordre de l’imaginaire et renvoie à toute une histoire de quelque chose qui est révolue. Mais parce que c’est révolu, il faut le faire re-vivre. A chaque fois d’une manière cyclique. Eziara ouel oua3da, procèdent de ce sens là.
Donc en revenant à Ait Ahmed : père fondateur de la zaouia, père fondateur aussi d’une  certaine façon de l’OS, puisqu’en 1948 il présente un rapport du parti qui se tient à Zedine sur l’OS et il prend la succession de Belouizdad. Il est un des pères fondateurs de l’OS avec Belouizdad, Ben bella et d’autres personnages comme Mahsas, M’hamed Yousfi, etc. Un rapport qu’il a rédigé et qu’on lui attribue ; mais en fait si c’est bien lui qui l’a présenté à Zedine, il n’est pas le seul à l’avoir rédigé. Ce qui est un détail…

Pas seulement un détail, puisqu’il signifie que ce travail était collégial.

Au lendemain de la mort d’Ait Ahmed, le journal Liberté titre de façon extraordinaire (parce que ça résume un peu tout ce que je suis en train de dire) cette personnalité en le qualifiant : Le père fondateur du nationalisme algérien….

On passe aux oubliettes l’autre…

Absolument. Au lieu de dire UN des pères fondateurs, il devient Le père fondateur. C’est un peu ce sens là que je suis en train de travailler actuellement sur ma réponse à la question que sont les personnalités ... C'est-à-dire que certaines personnalités vont jouer leur rôle ou permettre une actualisation de quelque chose qui est dans l’ordre de la représentation collective. 1 : père fondateur. 2 : porteur d’armes (puisqu’en 63 ce sont les maquis du FFS). Il quitte donc sa fonction d’homme politique, de penseur, d’un des planificateurs de la révolution et concepteur disons de certaines positions de la révolution algérienne dés avant 54, pour être porteur d’armes en 1963.D’ailleurs dans l’iconographie que la presse ou les réseaux sociaux reprennent aujourd’hui, on le voit en treillis militaire avec une casquette à coté de Mohand Oul Hadj ou d’autres chefs de la wilaya 3, etc.
Donc au fond la figure d’une personnalité (c’était la question posée au départ), il faut l’observer à travers le temps moyen, le temps long.

Il y a une transformation  au cours de l’histoire.

Aussi à travers l’instrumentalisation qu’on fait du temps présent. Parce que le temps présent c’est à la fois une lutte d’influence, une lutte de représentativité d’une région, d’une localité ; ainsi en Kabylie depuis deux ou trois ans, chaque localité prétend être le foyer de la résistance, ou le fief de la résistance et de l’opposition. Il y a Draa El Mizan, Larba Nath Iraten, Ain El Hammam, l’Akfadou… Chacune prétendant être Le fief de la résistance et de l’opposition. Et c’est vraiment ce travail du temps présent qui est un travail politique. C’est plus un temps politique qu’un temps mémoriel. Les personnalités qu’on voit mettre en avant, qu’on voit mettre en avant sont des personnalités qui vont servir de prétexte, d’effigie ou d’arguments pour légitimer les positions actuelles.
Maintenant pourquoi ces figures sont principalement des figures masculines ? C’est parce que la structure sociale est patriarcale. Mais c’est un patriarcat qui est mis en difficulté, qui est mis à mal par la montée des femmes dans l’espace public, dans l’espace professionnel, dans la visibilité sociale. Cela pose un énorme problème d’où la revivification…

Même à outrance

Exactement. L’exacerbation de la figure du maître, de la figure du chef, de la figure du commandant, de la figure du penseur religieux… Parce que déjà commence à se poser dans l’espace religieux le problème du prédicat, des prédicateurs. Le prédicateur a toujours été un homme. Mais dans l’histoire pas toujours. Dans l’histoire on retrouve des régions, comme au Djebel Nefoussa, par exemple, dans le sud tunisien, sud libyen et sud algérien où il y a des traditions matriarcales qui ont fait que parfois une femme est devenue imam ; une femme elli tefti et qui dirigeait la prière. Donc du point de vue des traditions religieuses ce n’est pas exclusif.

Femmes imams,(el mourchidate)parmi les cinquante qui ont été formées à Rabat, Maroc, en 2010

Comme dans la tradition historique de l’islam à certaines périodes et en certains lieux.

Exactement. Donc pourquoi la figure de la femme n’est pas considérée comme une personnalité ? Dans l’inconscient de la question c’est uniquement les mecs. Voilà toute ma réponse à cette question là.

C’est une réponse d’ensemble qui est très intéressante. C’est une vue qui révèle la complexité des intrications de l’histoire réelle. Mais sur ce fonctionnement plus ou moins inconscient et arbitraire des questions de représentation, est-ce qu’il y a aujourd’hui (plus qu’hier) un travail de recherche ? Que ce soit à l’université, de la part de chercheurs indépendants, dans la littérature, le cinéma, de la part d’essayistes ? Ou est-ce que ce travail inconscient est laissé totalement livré à lui-même dans notre société ?..

Le fait est que l’espace universitaire n’est pas encore un espace différencié par rapport à la société, parce que la société traverse de part en part l’université et fait que l’université ne s’est pas encore posée en tant que pôle ou centre de travail sur l’histoire, sur l’image. Cela fait globalement que les travaux universitaires en Algérie depuis quelques décennies ne sont que des redites de ce qui domine dans la société. Il n’y a pas de distance critique, pas de remise en question d’autant que les staffs, les directions de recherche, les conseils scientifiques sont dominés par des gens d’appartenance. Donc ceux qui veulent faire une démarche académique, ne serait-ce qu’un travail de type positiviste, de terrain, de monographies, ceux là sont plus ou moins marginalisés, mis à l’écart. Ils sont contraints à partir en exil, travailler ailleurs, faire leurs thèses à l’étranger. Je pourrais donner des tas d’exemples, mais peu importe, ce n’est pas cela le propos….
Ce qui domine dans la production éditoriale, ce qui domine l’édition et la diffusion du livre ce sont les ouvrages, les travaux réalisés en dehors de l’université. Très peu de travaux universitaires sont édités. Donc l’université n’a pas encore pris pied dans la diffusion, la transmission des valeurs et savoirs fussent-ils scientifiques, académiques ou autres.
Cela est aussi vrai pour la production cinématographique. Dans la plupart des réalisations de fictions historiques, ou de type documentaire, il y a excessivement peu, presque pas, quasiment pas d’appel à des spécialistes, des gens qui les aideraient à élaborer un scénario, une trame qui serait fondés sur un travail historique réel. D’où un tas d’inconséquences, de contradictions, de contresens historiques dans la plupart des productions cinématographiques algériennes.

Ce ne sont là que quelques premiers éléments forts offerts à la réflexion, au débat, avec  l’espoir d’un élargissement des travaux sur ces questions vives et fondamentales. Merci Daho Djerbal pour cette clarté critique dans la complexité.


Bio express de l’historien 
Maître de conférences en histoire contemporaine au département d’Histoire, Université d’Alger II, Daho Djerbal est, depuis 1993, directeur de la revue Naqd, d’études et de critique sociale. Après une dizaine d’années de travaux en histoire économique et sociale, il s’oriente vers le recueil de témoignages d’acteurs de la lutte de Libération nationale en Algérie. Il travaille aussi à la relation entre Histoire et Mémoire. Il a publié en 2012 L’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN, 448 pages, aux éditions Chihab (Alger). (Extrait de Africultures)


Abderrahmane djelfaoui