jeudi 28 janvier 2016

Bendebagh : à la recherche du temps perdu…

Cela fait des mois et des mois qu’avec l’artiste Ali Kerbouche nous discutons et échangeons autour de la personnalité de feu Mostefa Bendebagh, un maître miniaturiste, peintre sur bois, calligraphe et personnalité hors pair de la Casbah au siècle dernier, le 20 ème, celui des plus grands bouleversements matériels et psychologiques…
Ali Kerbouche est un être patient, calme et dévoué. Avec lui nous n’avons cessé de sillonner la Casbah (celle d’aujourd’hui, hélas) « à la recherche du temps perdu »… La recherche des lieux habités par l’artiste Bendebagh, ses itinéraires à travers les dédales et escaliers de la vieille cité, pour suivre ce jeune centenaire qui n’a cessé durant sa longue vie (1906-2005) de vaquer avec foi à ses affaires tant professionnelles qu’associatives, pour rencontrer tel ou tel ami simplement, tant que pour aller ou revenir à l’Ecole des beaux arts dont il était un des plus anciens  enseignants. Un maître aujourd’hui un peu, beaucoup et peut être même passionnément oublié tout comme il en est encore des Omar Racim, des Sfaxi et tant d’autres qui ont magnifiquement contribué à la floraison et à la survie de l’art dit traditionnel dans la ville ziri de Sidi Abderrahmane …
L’étonnant et la « baraka » pour nous, si l’on peut dire, est que Ali Kerbouche est un être heureusement doué d’une  vaste mémoire vive, sans fioriture. La nature semble lui avoir donné ce don pour retenir juste ce qu’il faut d’un moment de discussion, d’une rencontre, d’une exposition, d’une visite d’il y a des décennies… Et puis de nous la raconter simplement, presque « tel quel »  avec douceur et profond respect à l’égard de l’absent, de tant d’absents…
C’est pour moi un privilège de l’écouter, d’entendre à la fois sa parole dite (mesurée) et l’expression d’images et de sentiments qu’elle produit...

Et combien de fois, chez lui, dans son simple atelier au premier étage de sa maison dans la Mitidja, ne l’ai-je pas vu s’arrêter, se lever, aller vers sa bibliothèque ou les trésors de ses tiroirs chercher et trouver telle image, telle feuille de journal découpé, tel fascicule d’une lointaine époque, tel timbre, telle affiche, telle photo, etc, etc… Et la mémoire de rebondir alors une fois de plus, illuminée de son sourire et de la pudeur de ses yeux clairs… 

Le catalogue sur la table de travail de Ali Kerbouche (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Parmi ses innombrables souvenirs d’Ali Kerbouche qui feraient un bon livre, nous avons choisi quelques flashs d’introduction permettant d’abord dans ce papier de resituer l’homme et l’artiste dans les grandes lignes de sa riche trajectoire de vie.

Un homme debout

Les années 60/7à nous étions des étudiants. Notre section Arts Appliqués comportait : la miniature, la décoration sur bois, la mosaïque, la céramique. Nous avions un cours de travaux pratiques par semaine avec 3ami Mostefa. Il y avait donc son atelier et son bureau. Nous, qui étions une quarantaine d’élèves dans sa classe, on peignait, on dessinait, puis on lui emmenait pour qu’il voit nos travaux, nous corriger sur les couleurs, sur le dessin. Il venait toujours à 8 heures pile, prêt. On travaillait avec lui jusqu’à midi. Tout en nous suivant, en nous conseillant, il poursuivait son travail de peintre sur bois. C’était souvent un coffre. Parfois c’étaient de grands coffres qu’il peignait ; des coffres qui dépassaient un mètre. Il avait pour ça sur son bureau plusieurs godets de couleurs déjà préparées et plusieurs pinceaux.

Il travaillait debout, jamais assis. Au début, en nous demandant jeunes que nous étions comment il opérait, on avait pensé qu’il dessinait d’abord ses motifs, ses ornements, avant de les peindre… Non. Il partageait simplement la surface de son coffre en deux parties symétriques, puis il ajoutait des cercles au compas, ce qui est normal. Un cercle central et deux demi-cercles de chaque coté.  C’était tout. Puis il se mettait à peindre directement à main levée, le motif dans sa tête... Il maitrisait hautement son travail. Et debout jusqu’à ce qu’il termine. Avec ça, il était rapide au point de terminer la peinture fine du coffre en une seule journée….


Un des « coffre de mariée »  peint de Mostefa Bendebagh avec pour motif central dans le cercle un oiseau mythique, finement orné tout autour de roses symboliques et de pommes de pin (zqoqo, en derja)

Hammam Bouhanifia

Lui qui dés le début de sa carrière avait commencé de faire de longs séjours à New Castle en Angleterre en 1929, à Chicago aux USA en 1935, à Marseille ou à Budapest en Hongrie  en 1975,  il ne manquait pas de passer chaque année un bon mois à Hammam Bouhanifia, entre la plaine de Ghris et les monts des Beni Chougrane dans la wilaya de Mascara. Il y allait avec sa femme. Et pas uniquement durant ses dernières années, mais depuis très longtemps et régulièrement. Comme il n’avait pas de voiture, moi-même ou un autre à tour de rôle, nous l’accompagnions jusqu’à la gare routière d’où il prenait un taxi avec sa femme pour faire les 400 kms entre Alger et Hammam Bouhanifia…

(Quand on entreprend un long flash back sur une vie d’artiste comme celle de Bendebagh, on ne peut pas ne pas se poser la question, à un moment donné ou un autre, de la l’extrême volatilité de la vie, de certaines valeurs et surtout de l’ingratitude des temps à nous laisser que quelques pépites de leur passage sur terre…On s’efforce bien entendu de reconstituer quelques pans de réalité passée, mais le plus gros est parti à la mer, comme on dit, comme l’eau de n’importe quel oued, n’importe quelle pluie…A.D.)

Mostefa Bendebagh, agé de 98 ans, avec la journaliste Amina Nour de l’ENV
au Baastion 23, en juin 2004, à l’occasion d’une exposition collective
sur les arts appliqués (photographie de l’artiste Mohamed Douadi)

L’aventure d’un catalogue pour une expo d’hommage

Un peu avant 90, vers 1986, 3ami Mostefa avait réalisé de sa main un fascicule contenant plusieurs croquis. De ce recueil de motifs floraux et autres il m’a demandé comment faire pour pouvoir l’imprimer. Sa préoccupation était d’en faire un manuel à destination des étudiants, comme un des moyens de leur apprentissage. Je lui ai répondu que je connaissais un éditeur cet que j’allais voir. C’était Abderrahmane Bouchène qui, voyant ce travail me dit : ça m’intéresse, surtout venant de Mostefa Bendebagh, un artiste connu.


Ali Kerbouche à son domicile devant sa petite bibliothèque . (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Bouchène a ensuite photographié en couleurs toutes ses œuvres, en plus des croquis et dessins au crayon, les œuvres finies, que Bendebagh avait à la maison et qu’on trouve aujourd’hui dans ce catalogue. Cela afin d’enrichir l’ouvrage, pensait Bouchène. Comme les croquis étaient fait au crayon, ils ne pouvaient pas bien ressortir à l’imprimerie ; je les ai personnellement tous repassés à l’encre de Chine, soit une centaine de croquis, ce qui m’a prit une année de travail. D’autant que c’étaient des petits formats, donc du travail fin…
Ces croquis, 3ami Mostefa avec son grand âge, ne faisait plus que ça. Sa vue avait baissé et il ne voyait plus de façon précise. Il ne pouvait plus peindre avec finesse et rapidité comme dans les décennies d’antan. C’était le résultat de presque toute une vie de travail au seul éclairage à la bougie, à la Casbah…

Un croquis de Bendebagh


J’ai donc remis l’ensemble des croquis repassés à l’encre de Chine à Bouchène en lui disant que le travail était terminé en ce qui me concerne. Pour le texte d’accompagnement, c’était lui qui s’en chargeait, avec la préface de Bendebagh lui-même.
Mais Bouchène tardait… Une année est passée, puis une autre… 3ami Mostefa s’est impatienté. Il allait voir Bouchène à la rue Abane Ramdane, pas loin du tribunal, où il avait une librairie. Il a vraiment tardé. Puis en dernier lieu, l’éditeur m’a dit : je ne peux pas l’imprimer, ça va me revenir trop cher… J’en ai rendu compte à Mostefa en lui disant qu’il avait changé d’avis, qu’il ne pouvait pas imprimer le livre…

J’ai tout récupéré de chez Bouchène : les diapos, les croquis. Je réfléchissais à la manière de faire patienter 3ami Mostefa et de trouver une solution réalisable… A l’époque il y avait l’Association des arts appliqués dont j’étais le président et Ami Mostefa, Temmam,  Cherifi et Skander, membres d’honneur, eux qui avaient été nos enseignants. Il y avait aussi les gens de notre génération, Adjaout, Boughrour, Benkahla… On s’est concerté pour lui rendre un hommage et, à défaut de livre, de lui confectionner un petit catalogue. Au moins une trace…


Une des pages du coffret d’art « Khadda » réalisé par les Editions Bouchène
aux imprimeries de l’ENAG en 1988 (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Je suis allé voir le Directeur du Musée, Déries, en lui demandant ce qu’il pensait de l’idée de faire un hommage à Mostefa Bendebagh. Il a trouvé que c’était une bonne idée et il a donné son accord. Donc à cette époque, avec le peu d’argent de notre association ajouté à l’aide du musée on a tiré un catalogue à l’ENAG. On s’est déplacé jusqu’à Birtouta pour faire la sélection couleurs. Ses œuvres ont été encadrées. On a ainsi pu réaliser une exposition au Musée des Antiquités, en face de l’école des beaux arts, avec catalogue vers le mois de mai 1990.

Mostefa Bendebagh était très content. Le Musée acquit même quelques œuvres de lui pour ses fonds. Déries m’avait dit son intention de le faire. J’en ai parlé à Bendebagh qui, ayant sa retraite, n’avait pas besoin d’argent, tint à garder auprès de lui, dans sa maison, ses œuvres. J’ai réussi à le convaincre en argumentant que c’était un musée, ouvert au public, avec des moyens de conservation, etc. Une semaine après, il était d’accord pour céder certaines de ses œuvres.
Ensuite la deuxième exposition, environ cinq ans après, s’est faite au Musée des arts et traditions populaires de la basse Casbah, inaugurée par le ministre Slimane Chikh, le fils du poète Moufdi Zakaria. Là aussi Bendebagh vendit quelques œuvres à ce musée.

Une des calligraphies signées de Mostefa Bendebagh figurant au catalogue



Quels rapports entre Issiakhem et Bendebagh ?...

Avec les Ali-Khodja, Yelles, Mesli, Temmam… ils avaient été tous deux enseignants à l’Ecole des beaux arts ; Bendebagh avait même été nommé Doyen de l’Ecole en 1982.  Ils se connaissaient en tant qu’enseignants l’un en peinture et l’autre en décoration sur bois. Mais, il arriva que le fils de Bendebagh tomba malade, fit une dépression  aux environs de 1986. 3ami Mostefa l’emmenait à l’hôpital le soigner, mais son fils bientôt rechutait. Un calvaire… Je suis allé voir M’Hamed à la maison et je lui en ai parlé. Je savais qu’il connaissait Benmiloud, Bouchek et d’autres psychiatres qui étaient de grands amateurs de peinture moderne. M’Hamed m’a dit de voir quel jour serait le plus approprié pour que je vienne le chercher et l’emmener voir Mostefa Bendebagh à son domicile. C’est ainsi que pour la première fois Issiakhem rendait visite à 3ami Mostefa dans sa maison en haut de la Casbah, à Bab Ejdid, pas loin de Serkadji. Cette rencontre intime  a d’ailleurs permis à  M’Hamed de pousser un bon bout de discussion  avec le fils Bendebagh. Et il s’est impliqué par la suite, l’a aidé… Mais ce fut je crois leur seule rencontre en dehors de l’Ecole. Chacun était en fait dans son domaine. D’un autre coté, sur le plan artistique, Issiakhem n’aimait pas beaucoup tout ce qui est de petit format, comme la miniature. Il n’était pas à son aise…

(On reste pas étonné, réflexif et interrogatif mais reconnaissant devant ces personnalités qui ont traversé le 20ème siècle, debout, de bout en bout, tout en restant simples, dignes, avec dans les yeux comme l’expression d’autre revendication que celle d’avoir fait le maximum de ce qu’elles pouvaient faire dans des conditions terribles On a presque l’impression que ce sont elles, ces personnalités, qui nous remercient, nous d’ici et maintenant, nous légataires (pas toujours conséquents ; si peu conséquents) d’aujourd’huiA.D.)

La maison de Bendebagh dans la haute Casbah (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Le jardin de la Bouzaréah

Il avait un jardin tout en haut de la Bouzaréah depuis l’époque coloniale. Un jardin de mille mètres carrés environ. Sur ce terrain il avait aménagé un petit cabanon. Il y avait beaucoup d’arbres fruitiers : néfliers, orangers, citronniers, qu’il avait plantés… Il élevait même des poules, des lapins. Il s’en occupait seul, surtout en été. C’était la saison où il montait régulièrement pour y passer quelques jours. Il prenait ses filles, petites à l’époque, et il y allait. Une fois vers 1986, il m’a emmené en  me disant : je vais te montrer le jardin où je passais mes étés dans le temps… Je suis monté avec lui L’herbe envahissait tout. Mais le plus extraordinaire c’était de le voir monter aux arbres avec une agilité de jeune homme ! Très vif ! Moi-même je ne pouvais pas le faire comme il le faisait…. Et il cultivait aussi des fleurs, évidemment…


Les dernières années

J’ai vécu avec lui jusqu’à ce qu’il décède… Depuis mes études commencées en 1971 j’allais chez lui, et chez Temam, régulièrement ; c’étaient vraiment des proches… Quand chacun voulait voir l’autre, comme ils sont tous deux natifs de la Casbah, c’est moi qui emmenais l’un chez l’autre… Ils partageaient des souvenirs. Ils avaient leurs connaissances et amis. Ils en parlaient…
3ami Mostefa, sortait l’après midi.  Très âgé, il marchait. Il n’a jamais cessé de marcher. La marche l’a bien soutenue, alors qu’il était centenaire… Il marchait bien. Il descendait de Bab Ejdid à la rue Randon à la petite boutique de vêtements de Cheikh Tahar, le percussionniste. Ils s’entendaient bien. La rue Randon était pratiquement le passage de tous les amis de 3ami Mostefa ou de Cheikh Tahar ; pour la plupart des artistes, des musiciens,  des comédiens de théâtre, le TNA est à coté, d’anciens boxeurs, d’anciens coureurs cyclistes, etc, qui habitaient encore la Casbah ou qui y revenaient régulièrement…

Chaque rencontre, et il y en avait des dizaines, était l’occasion de l’évocation de bons souvenirs, d’échanges d’informations sur les amis, échange de photos, etc. C’était important pour lui, vu son âge et vu surtout que la Casbah avait complètement changée, que sa population était devenue autre… En ces occasions où je sortais avec lui, il parlait de son travail d’artiste, de ses voyages à l’étranger, de ses expositions… Et d’une association d’aide aux femmes démunies qu’il avait créé durant la deuxième guerre mondiale. Elle aidait les femmes dont on avait emmené les maris à la guerre. Ill avait créé un réseau de tissage et autres travaux qui permettaient à ces mères de famille de survivre… 3ami Mostefa était un homme organisé, avec documents à l’appui. A ce propos il avait gardé le registre au jour le jour de cette association avec tous les noms et travaux effectués…

Enfin, avec sa vue qui baissait, il ne pouvait à la maison plus faire que des croquis. Mais bien des élèves des beaux arts venaient lui rendre visite à la maison pour l’interroger, lui faire part de leurs travaux, de leurs projets…


Cheikh Tahar, Ali Kerbouche tenant le cataloguie Bendebagh et moi-même, rue Randon, 2015


Abderrahmane Djelfaoui

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