Cela
fait des mois et des mois qu’avec l’artiste Ali Kerbouche nous discutons et
échangeons autour de la personnalité de feu Mostefa Bendebagh, un maître
miniaturiste, peintre sur bois, calligraphe et personnalité hors pair de la
Casbah au siècle dernier, le 20 ème, celui des plus grands bouleversements
matériels et psychologiques…
Ali
Kerbouche est un être patient, calme et dévoué. Avec lui nous n’avons cessé de
sillonner la Casbah (celle d’aujourd’hui, hélas) « à la recherche du temps perdu »… La recherche des
lieux habités par l’artiste Bendebagh, ses itinéraires à travers les dédales et
escaliers de la vieille cité, pour suivre ce jeune centenaire qui n’a cessé
durant sa longue vie (1906-2005) de vaquer avec foi à ses affaires tant
professionnelles qu’associatives, pour rencontrer tel ou tel ami simplement,
tant que pour aller ou revenir à l’Ecole des beaux arts dont il était un des
plus anciens enseignants. Un maître
aujourd’hui un peu, beaucoup et peut être même passionnément oublié tout comme
il en est encore des Omar Racim, des Sfaxi et tant d’autres qui ont
magnifiquement contribué à la floraison et à la survie de l’art dit traditionnel dans la ville ziri de Sidi Abderrahmane …
L’étonnant
et la « baraka » pour nous, si l’on peut dire, est que Ali Kerbouche
est un être heureusement doué d’une
vaste mémoire vive, sans fioriture. La nature semble lui avoir donné
ce don pour retenir juste ce qu’il faut d’un moment de discussion, d’une
rencontre, d’une exposition, d’une visite d’il y a des décennies… Et puis de
nous la raconter simplement, presque « tel quel » avec douceur et profond respect à l’égard de
l’absent, de tant d’absents…
C’est
pour moi un privilège de l’écouter, d’entendre à la fois sa parole dite
(mesurée) et l’expression d’images et de sentiments qu’elle produit...
Et
combien de fois, chez lui, dans son simple atelier au premier étage de sa
maison dans la Mitidja, ne l’ai-je pas vu s’arrêter, se lever, aller vers sa
bibliothèque ou les trésors de ses tiroirs chercher et trouver telle image,
telle feuille de journal découpé, tel fascicule d’une lointaine époque, tel
timbre, telle affiche, telle photo, etc, etc… Et la mémoire de rebondir alors
une fois de plus, illuminée de son sourire et de la pudeur de ses yeux clairs…
Le
catalogue sur la table de travail de Ali Kerbouche (photo Abderrahmane
Djelfaoui)
Parmi ses
innombrables souvenirs d’Ali Kerbouche qui feraient un bon livre, nous avons
choisi quelques flashs d’introduction permettant d’abord dans ce papier de
resituer l’homme et l’artiste dans les grandes lignes de sa riche trajectoire
de vie.
Un homme
debout
Les
années 60/7à nous étions des étudiants. Notre section Arts Appliqués comportait : la miniature, la décoration sur
bois, la mosaïque, la céramique. Nous avions un cours de travaux pratiques par
semaine avec 3ami Mostefa. Il y avait
donc son atelier et son bureau. Nous, qui étions une quarantaine d’élèves dans
sa classe, on peignait, on dessinait, puis on lui emmenait pour qu’il voit nos
travaux, nous corriger sur les couleurs, sur le dessin. Il venait toujours à 8
heures pile, prêt. On travaillait avec lui jusqu’à midi. Tout en nous suivant,
en nous conseillant, il poursuivait son travail de peintre sur bois. C’était
souvent un coffre. Parfois c’étaient de grands coffres qu’il peignait ;
des coffres qui dépassaient un mètre. Il avait pour ça sur son bureau plusieurs
godets de couleurs déjà préparées et plusieurs pinceaux.
Un
des « coffre de mariée » peint
de Mostefa Bendebagh avec pour motif central dans le cercle un oiseau mythique,
finement orné tout autour de roses symboliques et de pommes de pin (zqoqo, en
derja)
Hammam Bouhanifia
Lui qui dés le début de sa carrière avait commencé de faire de longs séjours
à New Castle en Angleterre en 1929, à Chicago aux USA en 1935, à Marseille ou à
Budapest en Hongrie en 1975, il ne manquait pas de passer chaque année un
bon mois à Hammam Bouhanifia, entre la plaine de Ghris et les monts des Beni
Chougrane dans la wilaya de Mascara. Il y allait avec sa femme. Et pas
uniquement durant ses dernières années, mais depuis très longtemps et
régulièrement. Comme il n’avait pas de voiture, moi-même ou un autre à tour de
rôle, nous l’accompagnions jusqu’à la gare routière d’où il prenait un taxi
avec sa femme pour faire les 400 kms entre Alger et Hammam Bouhanifia…
Mostefa Bendebagh, agé de 98 ans, avec la
journaliste Amina Nour de l’ENV
au Baastion 23, en juin 2004, à l’occasion d’une
exposition collective
sur les arts appliqués (photographie de l’artiste
Mohamed Douadi)
L’aventure
d’un catalogue pour une expo d’hommage
Un peu avant 90, vers 1986, 3ami
Mostefa avait réalisé de sa main un fascicule contenant plusieurs croquis.
De ce recueil de motifs floraux et autres il m’a demandé comment faire pour
pouvoir l’imprimer. Sa préoccupation était d’en faire un manuel à destination
des étudiants, comme un des moyens de leur apprentissage. Je lui ai répondu que
je connaissais un éditeur cet que j’allais voir. C’était Abderrahmane Bouchène
qui, voyant ce travail me dit : ça m’intéresse, surtout venant de Mostefa
Bendebagh, un artiste connu.
Ali
Kerbouche à son domicile devant sa petite bibliothèque . (Photo Abderrahmane
Djelfaoui)
Bouchène a ensuite photographié en couleurs toutes ses œuvres, en plus
des croquis et dessins au crayon, les œuvres finies, que Bendebagh avait à la
maison et qu’on trouve aujourd’hui dans ce catalogue. Cela afin d’enrichir
l’ouvrage, pensait Bouchène. Comme les croquis étaient fait au crayon, ils ne
pouvaient pas bien ressortir à l’imprimerie ; je les ai personnellement
tous repassés à l’encre de Chine, soit une centaine de croquis, ce qui m’a prit
une année de travail. D’autant que c’étaient des petits formats, donc du
travail fin…
Ces croquis, 3ami Mostefa
avec son grand âge, ne faisait plus que ça. Sa vue avait baissé et il ne voyait
plus de façon précise. Il ne pouvait plus peindre avec finesse et rapidité
comme dans les décennies d’antan. C’était le résultat de presque toute une vie
de travail au seul éclairage à la bougie, à la Casbah…
Un croquis de Bendebagh
J’ai donc remis l’ensemble des croquis repassés à l’encre de Chine à
Bouchène en lui disant que le travail était terminé en ce qui me concerne. Pour
le texte d’accompagnement, c’était lui qui s’en chargeait, avec la préface de
Bendebagh lui-même.
Mais Bouchène tardait… Une année est passée, puis une autre… 3ami Mostefa s’est impatienté. Il allait
voir Bouchène à la rue Abane Ramdane, pas loin du tribunal, où il avait une librairie.
Il a vraiment tardé. Puis en dernier lieu, l’éditeur m’a dit : je ne peux pas l’imprimer, ça va me revenir
trop cher… J’en ai rendu compte à Mostefa en lui disant qu’il avait changé
d’avis, qu’il ne pouvait pas imprimer le livre…
J’ai tout récupéré de chez Bouchène : les diapos, les croquis. Je
réfléchissais à la manière de faire patienter 3ami Mostefa et de trouver une solution réalisable… A l’époque il y
avait l’Association des arts appliqués dont
j’étais le président et Ami Mostefa, Temmam, Cherifi et Skander, membres d’honneur, eux
qui avaient été nos enseignants. Il y avait aussi les gens de notre génération,
Adjaout, Boughrour, Benkahla… On s’est concerté pour lui rendre un hommage et,
à défaut de livre, de lui confectionner un petit catalogue. Au moins une trace…
Une des pages du coffret d’art « Khadda »
réalisé par les Editions Bouchène
aux imprimeries de l’ENAG en 1988 (photo
Abderrahmane Djelfaoui)
Je suis allé voir le Directeur du Musée, Déries, en lui demandant ce
qu’il pensait de l’idée de faire un hommage à Mostefa Bendebagh. Il a trouvé
que c’était une bonne idée et il a donné son accord. Donc à cette époque, avec
le peu d’argent de notre association ajouté à l’aide du musée on a tiré un catalogue
à l’ENAG. On s’est déplacé jusqu’à Birtouta pour faire la sélection couleurs.
Ses œuvres ont été encadrées. On a ainsi pu réaliser une exposition au Musée
des Antiquités, en face de l’école des beaux arts, avec catalogue vers le mois
de mai 1990.
Mostefa Bendebagh était très content. Le Musée acquit même quelques
œuvres de lui pour ses fonds. Déries m’avait dit son intention de le faire.
J’en ai parlé à Bendebagh qui, ayant sa retraite, n’avait pas besoin d’argent,
tint à garder auprès de lui, dans sa maison, ses œuvres. J’ai réussi à le
convaincre en argumentant que c’était un musée, ouvert au public, avec des
moyens de conservation, etc. Une semaine après, il était d’accord pour céder
certaines de ses œuvres.
Ensuite la deuxième exposition, environ cinq ans après, s’est faite au
Musée des arts et traditions populaires de la basse Casbah, inaugurée par le
ministre Slimane Chikh, le fils du poète Moufdi Zakaria. Là aussi Bendebagh
vendit quelques œuvres à ce musée.
Une
des calligraphies signées de Mostefa Bendebagh figurant au catalogue
Quels rapports entre Issiakhem et
Bendebagh ?...
Avec les Ali-Khodja, Yelles, Mesli, Temmam… ils avaient été tous deux
enseignants à l’Ecole des beaux arts ; Bendebagh avait même été nommé
Doyen de l’Ecole en 1982. Ils se
connaissaient en tant qu’enseignants l’un en peinture et l’autre en décoration
sur bois. Mais, il arriva que le fils de Bendebagh tomba malade, fit une
dépression aux environs de 1986. 3ami Mostefa l’emmenait à l’hôpital le
soigner, mais son fils bientôt rechutait. Un calvaire… Je suis allé voir
M’Hamed à la maison et je lui en ai parlé. Je savais qu’il connaissait
Benmiloud, Bouchek et d’autres psychiatres qui étaient de grands amateurs de
peinture moderne. M’Hamed m’a dit de voir quel jour serait le plus approprié
pour que je vienne le chercher et l’emmener voir Mostefa Bendebagh à son
domicile. C’est ainsi que pour la première fois Issiakhem rendait visite à 3ami Mostefa dans sa maison en haut de
la Casbah, à Bab Ejdid, pas loin de Serkadji. Cette rencontre intime a d’ailleurs permis à M’Hamed de pousser un bon bout de
discussion avec le fils Bendebagh. Et il
s’est impliqué par la suite, l’a aidé… Mais ce fut je crois leur seule
rencontre en dehors de l’Ecole. Chacun était en fait dans son domaine. D’un
autre coté, sur le plan artistique, Issiakhem n’aimait pas beaucoup tout ce qui
est de petit format, comme la miniature. Il n’était pas à son aise…
(On reste pas étonné, réflexif
et interrogatif mais reconnaissant devant ces personnalités qui ont traversé le
20ème siècle, debout, de bout en bout, tout en restant simples,
dignes, avec dans les yeux comme l’expression d’autre revendication que celle
d’avoir fait le maximum de ce qu’elles pouvaient faire dans des conditions
terribles On a presque l’impression que ce sont elles, ces personnalités, qui
nous remercient, nous d’ici et maintenant,
nous légataires (pas toujours conséquents ; si peu conséquents)
d’aujourd’hui… A.D.)
La
maison de Bendebagh dans la haute Casbah (photo Abderrahmane Djelfaoui)
Le jardin de la Bouzaréah
Il avait un jardin tout en haut de la Bouzaréah depuis l’époque
coloniale. Un jardin de mille mètres carrés environ. Sur ce terrain il avait
aménagé un petit cabanon. Il y avait beaucoup d’arbres fruitiers :
néfliers, orangers, citronniers, qu’il avait plantés… Il élevait même des
poules, des lapins. Il s’en occupait seul, surtout en été. C’était la saison où
il montait régulièrement pour y passer quelques jours. Il prenait ses filles,
petites à l’époque, et il y allait. Une fois vers 1986, il m’a emmené en me disant : je vais te montrer le jardin où je passais mes étés dans le temps…
Je suis monté avec lui L’herbe envahissait tout. Mais le plus extraordinaire
c’était de le voir monter aux arbres avec une agilité de jeune homme !
Très vif ! Moi-même je ne pouvais pas le faire comme il le faisait…. Et il
cultivait aussi des fleurs, évidemment…
Les dernières années
J’ai vécu avec lui jusqu’à ce qu’il décède… Depuis mes
études commencées en 1971 j’allais chez lui, et chez Temam,
régulièrement ; c’étaient vraiment des proches… Quand chacun voulait voir
l’autre, comme ils sont tous deux natifs de la Casbah, c’est moi qui emmenais
l’un chez l’autre… Ils partageaient des souvenirs. Ils avaient leurs
connaissances et amis. Ils en parlaient…
3ami Mostefa,
sortait l’après midi. Très âgé, il
marchait. Il n’a jamais cessé de marcher. La marche l’a bien soutenue, alors
qu’il était centenaire… Il marchait bien. Il descendait de Bab Ejdid à la rue
Randon à la petite boutique de vêtements de Cheikh Tahar, le percussionniste. Ils
s’entendaient bien. La rue Randon était pratiquement le passage de tous les
amis de 3ami Mostefa ou de Cheikh
Tahar ; pour la plupart des artistes, des musiciens, des comédiens de théâtre, le TNA est à coté, d’anciens
boxeurs, d’anciens coureurs cyclistes, etc, qui habitaient encore la Casbah ou
qui y revenaient régulièrement…
Chaque rencontre, et il y en avait des dizaines, était l’occasion
de l’évocation de bons souvenirs, d’échanges d’informations sur les amis, échange
de photos, etc. C’était important pour lui, vu son âge et vu surtout que la
Casbah avait complètement changée, que sa population était devenue autre… En
ces occasions où je sortais avec lui, il parlait de son travail d’artiste, de
ses voyages à l’étranger, de ses expositions… Et d’une association d’aide aux
femmes démunies qu’il avait créé durant la deuxième guerre mondiale. Elle
aidait les femmes dont on avait emmené les maris à la guerre. Ill avait créé un
réseau de tissage et autres travaux qui permettaient à ces mères de famille de
survivre… 3ami Mostefa était un homme
organisé, avec documents à l’appui. A ce propos il avait gardé le registre au
jour le jour de cette association avec tous les noms et travaux effectués…
Enfin, avec sa vue qui baissait, il ne pouvait à la maison
plus faire que des croquis. Mais bien des élèves des beaux arts venaient lui
rendre visite à la maison pour l’interroger, lui faire part de leurs travaux,
de leurs projets…
Cheikh Tahar, Ali
Kerbouche tenant le cataloguie Bendebagh et moi-même, rue Randon, 2015
Abderrahmane
Djelfaoui
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