1ère partie :
Figures historiques du 19 ème et début du 20 ème
siècles
Daho Djerbal, dans son bureau (Photo Abderrahmane
Djelfaoui)
Ma question de
lancement à l’historien professionnel que tu es peut paraitre banale mais mon
constat est que la discussion publique de la question dite des « Grandes
personnalités » dans notre histoire a d’abord commencé autour de l’Emir
Abdelkader avec des pointes du type : « Un Homme d’Etat », « Lui et la Franc
Maçonnerie », « Damas », etc… Puis, progressivement au fur et à
mesure des années, le « débat » est remonté vers des personnalités de
plus en plus contemporaines. Même quand ces personnalités ne sont plus tout à
fait contemporaines, comme pour le film de fiction Lala Fatma Ensoumer, ce sont
des travaux de plus en plus fouillés, pointus ou plus humains qui émergent. Et,
soudain aujourd’hui, juste après la disparition d’Ait Ahmed, le débat sur tous
les supports imaginables d’information a prit des proportions inouïes…. Y
a-t-il une raison qui fait qu’en Algérie ce débat soit plus aigu
qu’ailleurs ?...
Dans ta question il
ya plusieurs entrées. Evidemment les personnalités qui ont marquées l’histoire,
ce ne sont pas nécessairement celles dont on parle. Il y a des personnalités
qui ont été un peu mises de coté dans la mémoire collective. Donc il y a des
transmissions qui se font, des actes, des paroles d’un certain nombre de
personnalités qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Algérie (on se
limite à l’histoire contemporaine, n’est ce pas), et il y a des personnalités
qui ont marquées cette histoire mais qui ont été, non pas marginalisées, mais
en quelque sorte omises, passées à la trappe de la mémoire. Elles restent de
l’ordre du non-dit, du refoulé ou de l’oubli d’une certaine façon.
Donc, en fait, qu’est-ce
qu’une personnalité ? En principe la personnalité du point de vue de
l’histoire, c’est un peu la même approche qu’on fait avec l’évènement. Il y a
des évènements quotidiens qui disparaissent peu à peu de la mémoire, s’effacent ;
et il y a des évènements qui marquent et structurent le sens de l’histoire et
qui sont transmis de manière transgénérationnelle, de génération en génération.
Alors, de ce point de vue, y a –t-il des personnalités qui ont défrayées la
chronique, dont on a beaucoup parlé, puis qui passent de l’amnésie à
l’hypermnésie ? Oui, il y a des personnalités qui bien que surmédiatisées
ne sont pas marquantes du point de vue du temps long. Ce sont toutes ces
précautions d’usage qu’il faut rappeler avant de parler de ces personnalités…
Personnalités, résistances et origines
de l’Etat algérien au 19ème siècle
Comme tu as
commencé par citer l’Emir Abdelkader, il faut dire qu’il a non seulement marqué
son temps, mais aussi marqué la mémoire collective de tout un pays. Pour quelle
raison ?... Parce que d’autres personnalités de son temps ont aussi
marquées l’histoire mais n’ont pas eues la même place. Je fais un cours en
histoire contemporaine d’Algérie où je parle de l’occupation militaire de
l’Algérie par la France au 19 ème siècle et des résistances. Ces résistances,
il y en a eu partout dans le pays depuis 1830 jusqu’à la fin du 19 ème siècle
et même jusqu’au début du 20 ème siècle. Or ces résistances, n’ont pas eues
toutes la même portée.
On peut citer l’exemple
de Boubaghla et d’autres résistants dont les noms vont me revenir… Mais
Abdelkader a une place particulière, comparativement à un autre personnage de
son temps qui est Ahmed Bey et qui a aussi organisé et dirigé une résistance,
plus longue d’ailleurs de trois année que celle de l’Emir Abdelkader, puisqu’il
a commencé en 1830 et finit en 1848. Ahmed Bey a organisé et mené la résistance
à l’occupation militaire française sous l’étendard ottoman, comme représentant
d’un pouvoir souverain, celui de l’Empire ottoman.
Il a fait un appel
à tous les notables, à tous les dirigeants du beylic de Constantine pour pouvoir mener cette résistance. Ce qui
distingue l’Emir Abdelkader d’Ahmed Bey, c’est que l’Emir Abdelkader a été élu
par ses pairs. En fait c’est le premier homme d’Etat qui a été élu et, en même
temps, c’est le premier chef et dirigeant d’une résistance qui a mis en place
un pouvoir souverain, indigène, autochtone. Depuis trois siècles, l’Algérie ne
connaissait pas de pouvoir souverain, autochtone. Depuis 1515-1525, le XVIème
siècle, jusqu’au 19 ème siècle c’était un pouvoir non autochtone. Ce qu’il faut
rappeler. Et ce pouvoir souverain il l’a
imposé par la lutte, par la résistance à l’Etat français qui a fini par le
reconnaitre avec le traité Desmichels, puis avec le traité de la Tafna, reconnaissant
ainsi l’autorité de l’Emir Abdelkader
sur un vaste territoire et une population. C’est devenu en quelque sorte
un embryon d’Etat puisqu’il a commencé à mettre en place toutes les structures
et toutes les institutions de la représentation du peuple souverain algérien
autochtone vis-à-vis des Algériens et vis-à-vis du monde, puisque des traités
ont été conclus, des accords, des conventions signées, etc.
On comprend
pourquoi cette personnalité s’est inscrite à la fois dans l’histoire et dans la
mémoire, d’autant qu’elle a été au fur et à mesure ravivée, reprise comme
modèle par le mouvement national naissant : l’Etoile nord africaine en
particulier, puis le Parti du peuple algérien, puis le FLN, puis l’Etat
algérien qui en a fait un peu son icône. Au point qu’on a joué avec les mots un
moment en disant : « L’Emir
Boumédienne et le Colonel Abdelkader ». Car c’est à l’issue du coup
d’Etat de Boumédienne que l’Etat avait institué une iconographie officielle de
l’Etat algérien en renvoyant à la figure de l’Emir Abdelkader. Boumédienne
s’identifiait en quelque sorte à l’Emir Abdelkader d’où la persistance de cette
figure à la fois dans l’histoire (parce qu’elle a marquée l’histoire et
structurée toutes les résistances par la suite), et elle a aussi restructuré la
pensée commune, identitaire par rapport à ce qu’a été l’Algérie au 19ème
siècle assujettie à l’Empire ottoman puis qui bascule dans l’organisation d’une
large résistance autochtone à l’invasion des armées françaises…
Le traité de la Tafna, 1837 où est reconnu le
pouvoir de l’Emir
sur les deux tiers des territoires de l’ancienne
Régence d’Alger
Par contre les
autres résistances, étaient des résistances à l’arrivée des troupes l’armée
française dans les régions qui les concernaient ; elles étaient locales, à
la limite régionales ou inter-régionales, mais pas plus et il n’y a pas eu,
comme pour la résistance de l’Emir Abdelkader de mise en place d’embryon d’Etat
que ce soit à un niveau institutionnel, culturel, religieux, etc. On comprend
ainsi pourquoi la personnalité de l’Emir Abdelkader s’est inscrite dans la
durée.
D’autres
personnalités ont connues un sort moins important, pour ne pas le qualifier
autrement, que celui de l’Emir Abdelkader, et pourtant leur résistance a
marqué. Tu as parlé tout à l’heure de Lala Fatma Nsoumer. Elle a été longtemps
omise. Elle est restée dans la mémoire collective d’une région, mais pas de
toutes les régions du pays. Et cette région l’a tout le temps réanimée,
ravivée par le conte, par la poésie, par la chanson et par un certain
nombre d’autres manifestations rituelles.
Lala
Fatma Nsoumer,
film
de Belkacem Hadjadj
Je dirais plus tard
pourquoi aussi certaines personnalités n’ont pas connues le sort, la même
glorification que certaines autres.
L’Emir Khaled, figure historique du début du XXème siècle.
Parlons maintenant de
la figure de l’Emir Khaled au début du 20ème siècle, c'est-à-dire
d’une période de l’histoire contemporaine allant de 1912 à 1923, puis 1927
jusqu’à 1943.
Le fait est que l’Emir
Khaled a repris le flambeau de l’Emir Abdelkader. Petit à petit, passant de sa
position de petit fils héritier de l’Emir Abdelkader, il a pu bénéficier des
accords qui ont été signés avec Lamoricière pour la fin des hostilités, la fin
de la résistance. Il a bénéficié des prébendes qui étaient concédées à la
famille et aux descendants de l’Emir Abdelkader. Son père, Mahieddine, était le
fils de l’Emir Abdelkader et recevait une pension importante. Ce père a donc pu
placer son fils au lycée Louis le Grand à Paris puis à Saint Cyr. Il est sorti
des grandes écoles françaises officier de l’armée française. Il a même été en
1912 au Maroc, sous les drapeaux français, pour combattre la résistance
marocaine. C’est là qu’il a rencontré son oncle, l’Emir Abdelmalek qui lui a
dit : « Rappelles toi d’où tu
viens. Rappelle toi qui tu es, quel nom tu portes… » .
L’Emir
Khaled
Et là le général
Lyautey, qui était le représentant de l’autorité française d’occupation au
Maroc, ayant appris cette rencontre avec l’Emir Abdelmalek qui dirigeait la
résistance dans les frontières algéro-marocaines depuis Marrakech jusqu’au Rif, -en fait toutes
les communautés, les tribus de la région ont suivi l’Emir Abdelmalek- , il
y a là un tournant pour l’Emir Khaled. Il a alors été l’objet de remontrances
et d’une dégradation par le général Lyautey, ce qui l’a amené à prendre
conscience qu’il était qu’un indigène, et non un simple sujet ou citoyen de la
France.
Il a demandé à être
mis à la retraite anticipée de l’armée française et il a rejoint les Jeunes
Algériens, un mouvement qu’il a ensuite dirigé en lançant le journal El Ikdam, avec des positions combatives.
Ses listes ont été élues dans la plupart des élections municipales de 1919-1920
en Algérie où il était revenu après avoir fait la campagne du Maroc. Dans El Ikdam il dénonçait les abus de
l’administration coloniale, tout comme il dénonçait les collaborateurs de
l’administration. Il a commencé à être un élément gênant. Mais en même temps
dans cette aura d’être le fils de l’Emir Abdelkader, il s’était dépareillé de
son uniforme militaire et avait mis le vêtement traditionnel algérien : el gandoura, el 3baya, le chech et
s’était laisser pousser sa barbe … Au fond sur le plan sémiotique, celui des
signes comme dirait l’historien Omar Carlier, il est un peu rentré dans
l’histoire comme l’héritier de la résistance. C’est à ce titre que partout où
il allait faire sa campagne électorale, pour lui ou pour soutenir les gens de sa liste
électorale, à Constantine, dans l’Oranie ou dans l’Algérois, il y avait des
rassemblements de masse importants. En fait il avait réanimé l’esprit de la
résistance et la conscience des Algériens d’appartenir à un ensemble qui est
occupé et dominé par une puissance étrangère.
C’est ainsi qu’il
est assigné à résidence par le Gouverneur général de l’Algérie entre 1921 et
1923. Partout où il était assigné à résidence dans l’Est algérien, à Oum El
Bouaghi, puis dans l’Algérois à Ksar El Boukhari, à Bou Saada et dans d’autres
régions, partout il y avait des rassemblements de masse où on venait lui rendre
visite comme le représentant ou la personnification de cette résistance. Donc
cette personnalité à marqué. En 1923 il est banni d’Algérie et assigné à
résidence à Alexandrie. En 1924, du fait l’arrivée du bloc des gauches en
France qui ordonne une amnistie générale pour tous les détenus politiques, il repart
à Paris. Et c’est à ce moment là qu’on le sollicite pour être le Président
d’honneur d’une Etoile nord africaine qui se fonde en 1926.
L’Emir Khaled est
donc une figure très marquante, mais qui n’a pas la même place dans
l’imaginaire, dans la mémoire et l’iconographie de l’Etat algérien que celle de
l’Emir Abdelkader.
L’image
des collaborateurs…
Il y a aussi
l’autre versant des figures. Celles des auxiliaires et des collaborateurs. Tout
le monde du point de vue de la mémoire collective se souvient d’une expression
qui a fait rentrer dans l’histoire le personnage du colonel Bendaoud :
« 3arbi, 3arbi oua laou colonel
Bendaoud ». Ce Bendaoud c’était effectivement le premier officier
supérieur de l’armée française qui avait atteint le grade de colonel au début
du siècle. Ce colonel Bendaoud qui avait ouvert des centres de bienfaisance en
Oranie qu’on appelait les maisons Bendaoud, est entré dans la mémoire
collective mais il n’a aucune place dans l’histoire. Il n’y a aucun travail de
recherche historique autour de ce personnage. C’est le contre exemple de la
figure glorieuse d’autres personnages ; lui n’a pas eu de place dans
l’histoire. Il n’empêche que c’est une personnalité. Le colonel Bendaoud a fini
par se suicider. Parce qu’il s’est rendu compte et c’est son expression avant le
suicide : « 3arbi 3arbi oua
laou colonel Bendaoud »…Il s’était rendu compte que quel que soit son
rang, quel que soit son grade, c’était un Arabe et c’était toujours un
subalterne.
Tu avais aussi
évoqué au début le nom de Bengana. Bengana était Cheikh la3rab. C’était le représentant des toutes les tribus et
communautés arabes du constantinois auprès de Salah Bey puis de Ahmed Bey. Ce
n’était donc qu’un auxiliaire de tous les Etats centraux qu’ils fussent ottoman
ou coloniaux français après la chute de la Régence d’Alger ; ça a
continué. Donc au fond Bengana, la famille Bengana par la suite, a été
marquante du point de vue de l’histoire mais elle a disparue dans la mémoire.
Ce qui en est resté c’est simplement les Bengana aristocrates, riches
milliardaires et plus ou moins notables des grandes villes comme Alger où ils
ont des biens immobiliers considérables. Villes où il y a des héritiers qui se
disputent les héritages des Bengana un peu partout dans le fahs, c'est-à-dire sur les hauteurs d’Alger. Cela aussi est ignoré
dans l’histoire, en dehors de quelques monographies de la famille qui sont
restées et qu’on peut retrouver dans les archives. Peu de travaux et peu de
choses sont restés pour ces grandes figures. Grandes non pas en terme de
gloire, mais en termes de contradictions de l’histoire à la fois du 18ème,
du 19ème et du 20ème siècles. Egalement pour ce qu’il en
est d’une personnalité comme celle de Tamzali …. Ou Hamoud Boualem, ou encore
les Hafiz, les Belhafaf , grandes familles d’Alger comme on peut citer d’autres
grandes familles de Constantine, de l’Oranie, de Tlemcen, de Mazouna, de
Mostaganem et d’autres régions d’Algérie. Tout cela a été un peu voué à
l’oubli, ou minorisé.
*
2ème partie : La survalorisation de
certaines figures de l’histoire.
Raisons et nouvelles perspectives.
Est-ce
qu’on peut dire que la raison de cette situation relève de la faiblesse notoire
de travaux de recherches académiques? Est-ce une question d’imprégnation
et de contrôle idéologique des institutions?...
Non, c’est autre
chose qui va travailler cette histoire. Ce qui va la travailler c’est
l’histoire de la résistance. Au fond, la figure exemplaire, celle qui mérite
d’être mémorisée, c’est la figure du porteur d’armes. C’est elle qui est animée
et réanimée à chaque fois par l’évènement historique. Déjà durant la seconde
guerre mondiale, se créé le CARNA : le Comité d’Action Révolutionnaire
Nord Africain. Un comité au sens algérien plein du terme. C’est l’héritage de
l’Etoile nord africaine qui fait qu’on ne pense entrer dans la lutte armée qu’à
l’échelle maghrébine. Ses membres vont se former militairement pour entrer dans
la lutte armée. Et il y a déjà des incidents…
C’est
l’ancêtre de l’OS ?
Absolument,
puisqu’un des membres du CARNA était Belouizdad et les jeunes de Belcourt dont
Yousfi et d’autres. Ils deviendront des membres éminents de l’OS. Il y a donc
des continuités…C’est ce qui fait que la figure du résistant, la figure du
porteur d’armes va l’emporter sur l’image de l’homme politique ou l’homme de
culture. Parce que concernant les hommes de culture il y a eu aussi des noms
importants, des personnalités. Je prends Berrahal ou plutôt d’autres noms qui
ont marqués leur époque. Le Docteur Benaouda Benzerdjeb à Tlemcen ou les frères
Omar et Mohamed Racim à Alger ou d’autres qui sont un peu au dessous d’autres
personnalités qui ont été très marquantes dans la période de l’entre deux guerres
mondiales, les années 20-30 et sur lesquelles malheureusement il existe peu de
monographies, peu de travaux quant à leur importance, leur apport réel.
Les raisons qui
expliquent cela sont à mon avis de deux ordres. La première c’est petit à petit
la focalisation de la mémoire et de l’imaginaire sur le porteur d’armes et cela
depuis le 19ème siècle, depuis l’histoire des résistances. Ainsi ce
qui est passé dans l’histoire ce n’est pas la figure des Ikhouane essafa, el
moutassaouifine, comme l’Emir Abdelkader, des zaouias, des confréries, etc, mais des hommes en armes, l’image des
maquis, y compris celle des bandits
d’honneur mais qui sont aussi des figures mineures. Parce que le bandit
d’honneur, c’est quelque part c’est quelqu’un « elli kharedj 3a ettrik », « guetta3 ettrig »…
Le
Moudjahed en arme, face à l’APN (Photo
Abderrahmane Djelfaoui)
Ce travail de
survalorisation de certaines figures dans l’histoire et la mémoire renvoie en
fait à l’anthropologie, à l’histoire de la culture collective. Pourquoi
l’anthropologie ? Pour expliquer cela, il faut mettre en lumière la
question du patriarcat. Autrement dit ce dont il est question c’est la figure
du père fondateur qui sera passé du wali (oulid
flen ou sidi flen) au résistant, au moudjahed. Mais parfois les deux
figures se rassemblent, se fondent quand il s’agit de leadership, comme pour ce
qui est de la figure de Messali Hadj. Pourquoi ? Parce qu’il a à la fois
l’image le « charisma » du père fondateur du mouvement nationaliste
mais aussi l’image de celui qui va ouvrir la voie, une perspective
Donc
pas uniquement sur le plan strictement politique, mais aussi sur le plan des
valeurs et des questions identitaires en s’habillant d’une certaine manière, en
faisant la prière ?...
Exactement. Donc il
va revêtir au fur et à mesure les oripeaux, les vêtements, l’image du père
fondateur. Cela est très important.
C’est
particulier à la trajectoire de l’histoire patrimoniale culturelle des
Algériens ?
Absolument… On dit
que c’est la fusion des deux figures, celle du résistant porteur d’armes (la statue de l’Emir est inséparable de
l’épée qu’il brandit… et quasiment jamais le livre) et celle du père fondateur.
Maintenant on va voir pourquoi ces deux figures vont se séparer à un certain
moment.
Un autre élément
est aussi le Livre, non pas le livre ordinaire, mais le livre avec un L
majuscule : le Coran.
Messali
Hadj
Et là va apparaitre
la figure de Ben Badis qui va l’emporter et jeter de l’ombre sur d’autres
figures aussi importantes sinon plus importantes que lui dans la fondation du
mouvement des oulama algériens. Tayeb El Okbi, par exemple. Cheikh Ezahiri, ou
d’autres maitres du mouvement réformiste religieux qui sont passés plus ou
moins dans l’oubli et qui sont restées des figures locales ou régionales de
certaines villes.
Donc au fond les
personnalités tournent autour de ce triptyque : le porteur d’armes qui est
aussi le père fondateur (el ab el mou
assass) et l’homme de religion.
Le
commentateur du Coran.
L’homme de religion
ést la figure de la foi, de la pratique religieuse d’une certaine façon et de
la réforme. Donc au fond c’est autour de ces trois figures que l’on va voir
s’organiser l’apparition de personnalités.
Ces personnalités
vont poser problème, comme Ait Ahmed que tu as cité tout à l’heure. Prenons le
traitement surmédiatisé fait sur la mort de Ait Ahmed. Ainsi par cette mort on
va se retrouver avec le retour au père fondateur. Pourquoi? Parce que dans la
mort il va revêtir le manteau de At Ahmed, c'est-à-dire du wali père fondateur
de la zaouia des Ait Ahmed. Ca c’est dans l’impensé ; dans l’inconscient
collectif. Car tout ce rassemblement c’est un peu une ziara surmultipliée
Enterrement
de Ait Ahmed près du mausolée de Cheikh Muhand Oulhocine (photo TSA)
C'est-à-dire
qu’inconsciemment il y a une sorte de répétition compulsive de quelque chose
qui a été perdue. Et donc pour renouveler comme fondement et comme ciment de la
communauté, il faut une figure. Cette figure va jouer le rôle de rassemblement,
à la fois de rassemblement de lewtan
(c'est-à-dire du terroir) mais d’el watan,
nationale. C’est cette double dimension qui est travaillée. Mais en même temps
cette figure du père fondateur n’est pas seulement la figure de la communauté
confrérique, de la communauté tribale en quelque sorte (un terme que je n’aime
pas beaucoup), mais c’est aussi l’image du père fondateur du Front des Forces
Socialistes.
Communauté
tribale dont il n’existe plus en fait que des restes.
Absolument. C’est
dans l’imaginaire ; d’autant plus que dans l’histoire la réalité tribale
est en voie de disparition! Pourquoi ? Parce que quelque chose qui
disparait sur le plan matériel, sur le plan des structures, etc, il y a une
exacerbation du point de vue du discours, de la mémoire et de la
représentation. La représentation a lieu par défaut de la reconstitution même du
groupe. C’est très important.
Donc au fond, c’est
par la perte, par défaut, qu’on met en valeur et qu’on survalorise la figure
d’une personnalité qui va jouer le rôle de revivification de quelque chose qui
a été perdue…
A ce propos je tiens à rapporter
ici brièvement un évènement dont j’ai pris connaissance lors d’un de mes voyages
à Tlemcen. Le guide, un vieil intellectuel de la ville qui me fit visiter les
hauteurs et les vestiges antiques romains et phéniciens à flanc de montagne,
m’amena sur une esplanade où se rencontraient régulièrement des poètes que
rassemblait Moufdi Zakaria, alors militant du PPA. Cette esplanade jouxte
l’humble mausolée d’un saint très connu qui domine la plaine. Mais bien plus, il
m’apprit que dans la courette même à l’entrée de ce wali Emilie Busquant, l’épouse
de Messali Hadj (souvent emprisonné, déporté ou assigné à résidence) réunissait
pour les nécessités du travail du parti les femmes des militants loin des yeux
et des oreilles des autorités coloniales…
Ca rejoint et
recoupe ce que je dis. C’est ce qu’on appelle des lieux de mémoire. Et dans ces
lieux de mémoire, comme dirait Abderrahmane Moussaoui, l’anthropologue :
« l’espace, le lieu, c’est du temps
coagulé ». Car il se trouve en ce lieu quelque chose qui est mythique,
de l’ordre de l’imaginaire et renvoie à toute une histoire de quelque chose qui
est révolue. Mais parce que c’est révolu, il faut le faire re-vivre. A chaque
fois d’une manière cyclique. Eziara ouel
oua3da, procèdent de ce sens là.
Donc en revenant à
Ait Ahmed : père fondateur de la zaouia, père fondateur aussi d’une certaine façon de l’OS, puisqu’en 1948 il
présente un rapport du parti qui se tient à Zedine sur l’OS et il prend la
succession de Belouizdad. Il est un des pères fondateurs de l’OS avec
Belouizdad, Ben bella et d’autres personnages comme Mahsas, M’hamed Yousfi,
etc. Un rapport qu’il a rédigé et qu’on lui attribue ; mais en fait si
c’est bien lui qui l’a présenté à Zedine, il n’est pas le seul à l’avoir
rédigé. Ce qui est un détail…
Pas
seulement un détail, puisqu’il signifie que ce travail était collégial.
Au lendemain de la
mort d’Ait Ahmed, le journal Liberté
titre de façon extraordinaire (parce que ça résume un peu tout ce que je
suis en train de dire) cette personnalité en le qualifiant : Le père
fondateur du nationalisme algérien….
On
passe aux oubliettes l’autre…
Absolument. Au lieu
de dire UN des pères fondateurs, il devient Le père fondateur. C’est un peu ce
sens là que je suis en train de travailler actuellement sur ma réponse à la
question que sont les personnalités ... C'est-à-dire que certaines
personnalités vont jouer leur rôle ou permettre une actualisation de quelque
chose qui est dans l’ordre de la représentation collective. 1 : père
fondateur. 2 : porteur d’armes (puisqu’en 63 ce sont les maquis du FFS).
Il quitte donc sa fonction d’homme politique, de penseur, d’un des
planificateurs de la révolution et concepteur disons de certaines positions de
la révolution algérienne dés avant 54, pour être porteur d’armes en 1963.D’ailleurs
dans l’iconographie que la presse ou les réseaux sociaux reprennent aujourd’hui,
on le voit en treillis militaire avec une casquette à coté de Mohand Oul Hadj
ou d’autres chefs de la wilaya 3, etc.
Donc au fond la
figure d’une personnalité (c’était la question posée au départ), il faut
l’observer à travers le temps moyen, le temps long.
Il
y a une transformation au cours de
l’histoire.
Aussi à travers
l’instrumentalisation qu’on fait du temps présent. Parce que le temps présent
c’est à la fois une lutte d’influence, une lutte de représentativité d’une
région, d’une localité ; ainsi en Kabylie depuis deux ou trois ans, chaque
localité prétend être le foyer de la résistance, ou le fief de la résistance et
de l’opposition. Il y a Draa El Mizan, Larba Nath Iraten, Ain El Hammam,
l’Akfadou… Chacune prétendant être Le fief de la résistance et de l’opposition.
Et c’est vraiment ce travail du temps présent qui est un travail politique. C’est
plus un temps politique qu’un temps mémoriel. Les personnalités qu’on voit
mettre en avant, qu’on voit mettre en avant sont des personnalités qui vont
servir de prétexte, d’effigie ou d’arguments pour légitimer les positions
actuelles.
Maintenant pourquoi
ces figures sont principalement des figures masculines ? C’est parce que
la structure sociale est patriarcale. Mais c’est un patriarcat qui est mis en
difficulté, qui est mis à mal par la montée des femmes dans l’espace public,
dans l’espace professionnel, dans la visibilité sociale. Cela pose un énorme
problème d’où la revivification…
Même
à outrance
Exactement.
L’exacerbation de la figure du maître, de la figure du chef, de la figure du
commandant, de la figure du penseur religieux… Parce que déjà commence à se
poser dans l’espace religieux le problème du prédicat, des prédicateurs. Le
prédicateur a toujours été un homme. Mais dans l’histoire pas toujours. Dans
l’histoire on retrouve des régions, comme au Djebel Nefoussa, par exemple, dans
le sud tunisien, sud libyen et sud algérien où il y a des traditions
matriarcales qui ont fait que parfois une femme est devenue imam ; une
femme elli tefti et qui dirigeait la
prière. Donc du point de vue des traditions religieuses ce n’est pas exclusif.
Femmes imams,(el mourchidate)parmi les cinquante qui ont été formées à Rabat, Maroc, en 2010
Comme
dans la tradition historique de l’islam à certaines périodes et en certains
lieux.
Exactement. Donc
pourquoi la figure de la femme n’est pas considérée comme une
personnalité ? Dans l’inconscient de la question c’est uniquement les mecs. Voilà toute ma réponse à cette
question là.
C’est
une réponse d’ensemble qui est très intéressante. C’est une vue qui révèle la
complexité des intrications de l’histoire réelle. Mais sur ce fonctionnement
plus ou moins inconscient et arbitraire des questions de représentation, est-ce
qu’il y a aujourd’hui (plus qu’hier) un travail de recherche ? Que ce soit
à l’université, de la part de chercheurs indépendants, dans la littérature, le
cinéma, de la part d’essayistes ? Ou est-ce que ce travail inconscient est
laissé totalement livré à lui-même dans notre société ?..
Le fait est que
l’espace universitaire n’est pas encore un espace différencié par rapport à la
société, parce que la société traverse de part en part l’université et fait que
l’université ne s’est pas encore posée en tant que pôle ou centre de travail
sur l’histoire, sur l’image. Cela fait globalement que les travaux
universitaires en Algérie depuis quelques décennies ne sont que des redites de
ce qui domine dans la société. Il n’y a pas de distance critique, pas de remise
en question d’autant que les staffs, les directions de recherche, les conseils
scientifiques sont dominés par des gens d’appartenance. Donc ceux qui veulent
faire une démarche académique, ne serait-ce qu’un travail de type positiviste,
de terrain, de monographies, ceux là sont plus ou moins marginalisés, mis à
l’écart. Ils sont contraints à partir en exil, travailler ailleurs, faire leurs
thèses à l’étranger. Je pourrais donner des tas d’exemples, mais peu importe,
ce n’est pas cela le propos….
Ce qui domine dans
la production éditoriale, ce qui domine l’édition et la diffusion du livre ce
sont les ouvrages, les travaux réalisés en dehors de l’université. Très peu de
travaux universitaires sont édités. Donc l’université n’a pas encore pris pied
dans la diffusion, la transmission des valeurs et savoirs fussent-ils
scientifiques, académiques ou autres.
Cela est aussi vrai
pour la production cinématographique. Dans la plupart des réalisations de fictions
historiques, ou de type documentaire, il y a excessivement peu, presque pas,
quasiment pas d’appel à des spécialistes, des gens qui les aideraient à élaborer
un scénario, une trame qui serait fondés sur un travail historique réel. D’où
un tas d’inconséquences, de contradictions, de contresens historiques dans la
plupart des productions cinématographiques algériennes.
Ce
ne sont là que quelques premiers éléments forts offerts à la réflexion, au
débat, avec l’espoir d’un élargissement
des travaux sur ces questions vives et fondamentales. Merci Daho Djerbal pour
cette clarté critique dans la complexité.
Bio express de l’historien
Maître de conférences en histoire contemporaine au département d’Histoire, Université d’Alger II, Daho Djerbal est, depuis 1993, directeur de la revue Naqd, d’études et de critique sociale. Après une dizaine d’années de travaux en histoire économique et sociale, il s’oriente vers le recueil de témoignages d’acteurs de la lutte de Libération nationale en Algérie. Il travaille aussi à la relation entre Histoire et Mémoire. Il a publié en 2012 L’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN, 448 pages, aux éditions Chihab (Alger). (Extrait de Africultures)
Abderrahmane djelfaoui
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