vendredi 18 décembre 2015

BELKACEM AKNOUCHE, baladiyat La3jiba: une enfance par (et dans) la révolution

Si vous le croisiez, malgré les douleurs (contenues) de sa maladie et ses grandes incertitudes, vous ne lui donneriez pas son âge réel. Vous le croiriez plus jeune. Et sans doute l’est-il encore, le sera-t-il toujours : plus jeune. Lui avec son blouson éreinté de patriote et de chasseur…
La raison de la vivacité de’ Belkacem est qu’il a commencé sa vie dans la nature, dans la rudesse et la beauté de ses saisons successives, dés l’âge de cinq-six ans alors qu’il s’occupait  à la ferme paternelle, comme son frère ainé, de sortir les bêtes les faire pâturer dans la laine descendante: chevaux qui servait au battage du blé (avant l’acquisition du tracteur début des années 50)[1] , les bœufs ou les moutons ; cela qu’il vente, qu’il neige ou que la canicule cisaille la nuque et les yeux. Tout a commencé là…

Belkacem à Tawerkult (photo Abderrahhmane Djelfaoui)


Sa vie consciente pousse naturellement fin des années 40, début des années 50 alors qu’il n’est qu’un enfant. La scolarité : il ne connaitra pas. L’époque est celle de la nuit coloniale. Pourtant en ces terres ancestrales et hameaux de tribus solidaires, on voyait rarement des gendarmes ou des français en général. On ne connaissait même pas trop leur langue. La commune était une « commune mixte », comme le voulait le code de l’indigénat, c'est-à-dire un vaste territoire rural délimité par plusieurs oueds, où l’on ne subissait d’autorité que celle du Caïd et ses gardes champêtres. Redoutables ces gardes champêtres fouineurs,  pressaient d’impôts leurs « frères » les taxant jusqu’à l’existence de leurs chiens. L’argent ramassé par le Caïd était reversé en partie à l’administration… Rares étaient les routes et plus rares encore les automobiles. La seule qu’on connaissait était la Renault « Prairie », haute sur roues. Celle des gendarmes quand ils ne venaient pas à cheval…

Renault « Prairie », modèle 1950




UN PERE BATTANT

« En premier lieu, commence Belkacem : Bismillah Errahmane Errahim Oua Essalatou oua Essalem 3la Errassoul oua Achraf el Moursalin…. Pour ce qui nous concerne nous étions convaincus du début à la fin que l’indépendance sera… Notre père était un des fondateurs de la révolution. Il dépassait le bac en droit, à cette époque, il était instruit, intelligent et conscient. Commençant ses études, il est entré dans la Mouvement national, son organisation [enidham] en 1936, … Il était souvent en dehors de la ferme, en dehors de la commune. Il prenait souvent le train pour aller on ne savait où et revenait également par le chemin de fer…
Son nom était Aknouche Ali, mais on l’appelait Mohamed. Et en d’autres endroits encore on l’appelait Ahmed ; on changeait de nom dans l’organisation pour brouiller les pistes des renseignements généraux. On était déjà convaincus…

Ali, le père de Belkacem.(collection Belkacem Aknouche)


« Mon père était militant responsable au Parti du Peuple algérien, le PPA.
Il a commencé à l’âge de 24 ans exactement. Il était né en 1912… A cette époque de la révolution les gens nous appelait « bibiyya ». Ils se moquaient de nous comme ça… Comment est-ce qu’on osait remettre en cause l’ordre colonial et celui des Caids ! On nous surnommait: « bibiyya ».... Et cela avant que la guerre ne commence. Pour dire que nous portions cette conviction depuis longtemps…. Quand je suis né, en 1943, la ferme était déjà un marché [soug] de militantsIls y venaient, ils y restaient ou ne faisaient que passer vers d’autres directions…
Notre ferme est dans cette zone du coté de l’oued Bouira, à El 3adjiba, si tu connais. … Mon père était le représentant de « ce marché », son organisateur, son dirigeant. Il avait même un bureau pour ça dans la ferme, coté Est où étaient rangés tous les documents : tracts, journaux, cartes du parti, argent des cotisations, lettres de réclamations adressées aux autorités de Bouira ou d’Alger, etc…
Depuis 1940 Echeikh (mon père que nous appelons Echeikh par respect) ne cessait d’aller en prison et d’en revenir… 1945, la même chose…. En 43 je crois, et ce n’est pas lui qui me l’a dit, mais d’autres qui me l’ont rapporté, il était mobilisé dans la deuxième guerre mondiale en France dans la cavalerie… Il était instruit et conscient. » 

MOH BAB EL OUED ET SI AHMED EROUIBA…

Au-delà des décennies et des guerres, Belkacem a conservé une mémoire extraordinairement vive, entière. Quand il raconte ses souvenirs, nombreux, précis, en se frottant lentement les mains, ces souvenirs sont projetés comme s’ils venaient d’avoir lieu…

« Non, je n’ai pas étudié (à l’école). On a étudié trois mois environ. Après il n’y avait plus d’enseignant. Mon père disait toujours : « mes enfants je vous laisse la tète claire… ». Lui était instruit, mais souvent absent. Si ce n’étaient ses déplacements, il était en prison, ou dans des réunions… Et nous il y avait l’oued, les circonstances ne permettaient pas… Pourtant de 51 à aujourd’hui pas une lettre ou une seule parole que j’ai oubliée. Des paroles que je te rapporte, je peux te dire aujourd’hui où avec la date… Bon. A l’époque les gens de la commune allaient voter pour le  caïd.  Echeikh [mon père] allahyerhmou disait aux gens de la commune: « vous êtes mis l’attelage sur le dos, maintenant tirez la charge ! Vous êtes jusqu’au cou dans l’oppression et vous vous attirez encore plus l’oppression en allant voter ».  Nous savions comment les choses s’organisaient : aucune chance pour que nous autres indigènes accédions à quoi que ce soit…


xtrait d’un rapport d’un militant adressé à son responsable Aknouche Ali (collection particulière de Belkacem)

« En 1951, Echeikh était allé  en prison. Je ne peux pas te dire la date exacte et combien. Mais 1953, je me souviens bien….  Avant qu’il n’aille en prison, il y avait avec lui un groupe de militants qu’on les appelait el mounadhiline. Echeikh en était responsable pour la zone et toute la région d’ailleurs… Il sortait de la zone pour aller vers d’autres willaya certainement pour des réunions entre responsables. Chez nous, les réunions se faisaient dans la maison, où dans d’autres lieux couverts ou a découvert à un, deux ou trois kilomètres à la ronde, comme  à Tawerkult, par exemple… Enfant, j’emmenais le café. Je servais. Je les voyais. Je les entendais. Je les reconnaissais. Certains s’appelaient Mohamed Boudiaf, les frères Benboulaid et tant d’autres. Ils étaient jeunes et habillés simplement, comme on s’habille en ville…

« Il y en avait un, que Dieu ait son âme, ils l’ont tué fin octobre 54 à Bab El Oued. On l’appelait Si Moh Bab El Oued…. Il s’habillait d’une vieille gandourah comme on en portait alors avec un burnous. Il nous disait : « Mes enfants, mes enfants,  soyez patriotes, quand les gouars (français) viennent dites leur : je suis patriote ! N’ayez pas peur »… Dieu ait son âme… Il avait longuement vécu avec des soldats sénégalais, là bas. A cette époque, quand quelqu’un était recherché dans un lieu, on l’envoyait ailleurs où il n’était pas connu. Aux travailleurs de la ferme, quand ils le voyaient, on leur disait : c’est un travailleur…. Après son assassinat, mon père a explosé en larmes au diner et il a déposé sa cuillère. Qu’est-ce qu’il y a ? Il répond : « Si Mohamed qui était là … et qu’ils ont tué, Dieu ait son âme ; il a été vendu… » C’était en octobre, avant même que ne démarre la révolution en novembre… Il nous avait laissé sa gandourah et son burnous…Son burnous est resté chez nous jusqu’en 1959 ou un chef de l’organisation  l’a pris pour le donner à un autre moudjahed. Il s’appelait Belkacem Mohamed Said. Je lui ai donné en 59, ce burnous…
Et mon père de répéter : Dieu ait son âme… Devant un coucous, le soir…. Il y avait du respect… C’était un couscous accompagné de guernina, une racine sauvage … Je te dis ça pour être précis, avec des détails vécus. Pour que le vrai et le faux paraissent. Pas comme certains  d’aujourd’hui qui se contentent de dire : et j’ai fais et j’ai fais et j’ai fait! Il faut les preuves… Et cuiller tombée de la main,  il a explosé en larmes… C’est que Si Moh Bab El Oued, que Dieu ait son âme, nous le comptions membre de la famille...
«Et il avait avec nous un autre mounadhel qu’on appelait Si Ahmed Erouiba… Il, est resté à la ferme jusqu’en 1955 puis il est parti.… Il marchait avec mon pèr), parce que mon père était sous observation des autorités et des gens du Caïd… Si Moh Bab El Oued le suivait, je me souviens,  jusqu’à l’oued…Il veillait sur lui, il était armé. Il avait un pistolet américain sous la gandourah…. C’était un homme mûr… Il était jeune à l’époque… Dieu ait son âme… Si Ahmed Erouiba accompagnait mon père quand il prenait le train. A l’époque on n’avait que le chemin de fer pour se déplacer au loin. Et les inspecteurs qui le connaissaient essayaient de le suivre… Moh Bab El Oued et Si Ahmed Erouiba étaient ses gardes du corps. Je suppose que Si Ahmed Erouiba était recherché à l’époque et Si Moh Bab El Oued de ceux qui étaient condamnés…  Et eux discutaient avec nous les enfants comme ils discutaient avec les militants. Ils nous conseillaient de ne pas prendre le mauvais chemin. Ils nous disaient : « ne fumez pas, ne faites pas de dégâts, soyez purs  et propres… » Toujours ils nous exhortaient à suivre le bon chemin…. »

Carte d’adhérent du PPA-MTLD


« SOYEZ DES HOMMES ! MOI JE NE REVIENDRAIS PAS »…

« En 1953, au mois d’avril à peu prés au moment où blé commençait à donner un peu d’épis. On a une bonne agriculture …. La veille des élections donc, toute la nuit il y avait un qui s’appelait Hamouche Khalès qui était à la ferme avec mon père, un homme dynamique allah yerhmou qui est mort lieutenant fel djich [ALN] en 1959. Echeikh lui parlait en donnant des détails, la manière de procéder et lui écrivait.. Jusqu’au matin, où avaient lieu les élections entre les militants de l’organisation et l’Etat, le Bachagha. A l’époque pour l’organisation enrayer les élections de la France c’était tout bénéfice. On disait : « qu’ils ne fassent pas comme ils veulent ». Echeikh était désigné Président par l’organisation pour le vote, responsable des militants. Je n’ai pas assisté aux élections, mais j’ai assisté à la maison avant et aux récits aprés. Echeikh avait fait la réunion et partait. Il avait fait 30 ou 40 mètres sur le chemin, il s’est retourné vers tous les autres et leur a dit : « soyez des hommes ; moi je ne reviendrais pas… » Il savait…
« Ils sont arrivés à Bechloul, lieu des élections où il y avait le représentant de l’autorité coloniale. Il s’est passé ce qui s’est passé [Sar ma Sar !...].C’étaient vraiment des hommes. Après ils nous ont raconté. Les gens ont formés deux rangs. Celui des caïds et celui de l’organisation des militants. Un responsable qui était venu de Constantine ou je ne sais d’où, -les gens ont raconté, moi je n’y étais pas - a dit : « Musulmans, descendez dessous la ligne de la route. Quant aux Infidèles, restez au-dessus… » Tel que ! Face à l’autorité coloniale...
« Les gens venus voté se sont alignés en masse sur la ligne du dessous et ne restèrent que les « papasses» (pères de l’église) qui sont toujours avec la France. Il leur a dit : « O Musulmans, savez vous qu’il y avait de l’ancien temps du Prophète les hypocrites. Ceux là sont aujourd’hui nos hypocrites. » Ils sont passés aux élections. Il y a eu lutte. Bien sûr les autres voulaient trafiquer le vote. Echeikh n’a pas voulu. On en est vite venu aux bâtons…
« Il a eu affrontement. Echeikh s’est vu mettre les menottes, devant tout le monde. Et son ami, Khalès Hamouche qui était avec ses frères, a attrapé le Khlifa [adjoint pro-français] par le col et le tirait. Les gendarmes le frappaient, il ne lâchait pas prise. Jusqu’au moment où ils ont emporté Echeikh. C’était terminé. Mourir alors serait une perte inutile. Il a harangué les gens : « Gens du peuple partez ! Que Dieu facilite toute chose. Le vote est terminé. » Pour eux que le vote soit enrayé, bloqué, nul, ils étaient gagnants. C’était tout bénéfice. …
« Le frère de Hamouche, qui s’appelait Aissa Khalès, allah yerhmou avait frappé un gendarme avec un bâton. Il l’a fait tomber à terre. Et un gars qui s’appelait Mohamed J….. a frappé des militants de l’organisation avec un bâton, se faisant l’allié du Caid et ses hommes… Le fis de celui qui avait frappé les militants est maintenant une personnalité !... Et toute sa famille des Moudjahidines…Le monde sens dessus dessous…. »


Un an après les élections de 1953…


LA TOUIZA [2], A LA VEILLE DE NOVEMBRE…

« Condamnés avec mon père, il y avait Khalès Aïssa, le frère de Khalès Hamouche et Charek Abderrahmane. Il y en avait qui avaient été emprisonnés, mais qui ont été relâchés et sont revenus. Mais les trois ont été emprisonnés à Serkadji. Je ne sais pas très bien combien de temps ils y sont restés : 6 ou 7 mois. Quand ils sont sortis, ils ont eu à voir l’exemple d’un peuple de militants. C’était extraordinaire ! Depuis que je me souviens, toute notre vie était dans l’action militante. Et grâce à Dieu le pays est devenu indépendant. Les réalités que nous avons vues et vécues sont nombreuses. Mais à la vérité tout est parti…
« Mais avant qu’Echeikh ne sorte de prison, au mois de juin : c’était la récolte du blé. Nous sommes une riche terre agricole. Nous avions 40 hectares. Nous, nous étions encore enfants. Et c’était l’organisation qui gérait tout en dedans ; organisant les travailleurs et les travaux.  Il y avait une cellule sur place, toujours active. Ils ont organisé une touiza… Vous dites vous aussi : touiza, n’est ce pas ?...
Et les gens, les gens proches de la cause sont venus de la frontière à la frontière… Ca dépassait les mille personnes ! C’était ramadhan. Il faisait très chaud. Je m’en souviens comme aujourd’hui. Il y avait deux personnes, allah yerhamhoum, qui participaient à la récolte avec leur gandourah. Ils y ont travaillé tout en faisant ramadhan…. Nous avions alors un troupeau de plus de cent brebis. On immola quatorze moutons ce jour là.  Quatorze. Et c’étaient les militants qui activaient. Il y avait mon oncle maternel et un groupe qui aidaient, mais l’essentiel des travaux étaient faits par les militants, pas par les gens de la maison ; en fonction de l’entrainement et de la répartition des taches…
« L’époque n’était pas comme maintenant. Il y avait des arbres et il y avait des cultures. Ils ont moissonnés en une journée et mis en bottes la récolte dans la même journée. Ce jour là, ils avaient en fait réglés trois questions à l’ordre du jour.
« La première question réglée : ils ont récolté et mis en tas le grain en une journée. Deuxième question : ils ont montré au colonialisme qu’il faisait face à une organisation. Troisième question : ils ont réalisé un congrès, car pour rassembler des gens venus d’une frontière à une autre c’est qu’il y a une raison de fond. Un congrès. ..
« On dit que notre Caïd, le Caïd Keddis qui était resté en retrait au loin debout prés de la caserne haute sur la crête surplomb, (a l’époque il n’y avait pas tous ces arbres, toute la terre était consacré au grain), voyant tant de monde affairé) il savait bien de quoi il retournait, puisque les informations lui arrivaient- dit : « si je savais qu’ils m’accepteraient, je rentrerais dans l’organisation. Qu’ils réalisent pour moi ce qu’ils font à Aknouche, je rentre maintenant dans l’organisation… » C’est ce qu’on a entendu, en résumé, en 1953…. »

Images à la veille d’une révolution. Images vues par un enfant qui n’avait alors que  6 à 7 ans… La guerre, atroce, n’avait pas commencée, avec ses humiliations, destructions, ses  disparus sans nombre…Une guerre que Belkacem vivra dans sa chair d’adolescent. Mais c’est déjà une autre histoire qui se poursuit….

Belkacem Aknouche
(Photo Abderrahmane Djelfaoui)





Abderrahmane Djelfaoui





[1] Pour information : Jacques Berque note : « En Algérie… le parc tracteur atteint, en 1931, 5 330 unités, en grande partie constitué d’appareils à roues de moins de 25 Cv. Il appartient, à 92%, aux colons » (Le Maghreb entre deux guerres, Le Seuil, 1962, page 35)
[2] Touiza : « entraide à plusieurs, pour l’exécution d’un travail d’intérêt commun, ou particulier, mais à charge de réciprocité ».

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