Belkhodja père et fille, Tiaret (Photo abderrahmane
Djelfaoui)
Tout
d’abord, reconnaissance et félicitations à Khadidja, la grande fille de Amar,
pour avoir conçu et mené le projet d’un tel livre rare, chez nous.
Ce
livre est « une somme » qu’on a plaisir à avoir à portée de main tant
c’est un ouvrage qu’on ne lira pas nécessairement en ligne droite, de bout en
bout, mais peut être et surtout au bon
hasard de la vie, de la surprise, de la découverte….
Parce
que ce livre est celui des petits et grands témoignages, des reportages
multiples et incessants, des rencontres en flux continu, des voyages et des
réflexions, des coups de cœurs et des coups de gueule…. Un peu comme un immense
jardin à moitié domestiqué et à moitié sauvage qu’on ne peut visiter que d’une
façon neuve qu’en fonction, à chaque fois, de la lumière du jour, d’un souci,
d’un insecte, de la trouée passagèrement lumineuse d’un nuage ou d’un
souvenir….
« Amar Belkhodja,
l’Arpenteur de la mémoire », est
un long récit de vies concocté sous forme de puzzle par l’auteure, mais qui en
racontant tant d’autres faits de sociétés, certains plus saillants et
« étranges » ou « fous » que les précédents, finit par
croquer le portrait en pied de Amar Belkhodja : un homme de parole ; un
chercheur curieux et tenace, un citoyen bonhomme et récalcitrant qui aspire à
la pleine citoyenneté et se donne à voir dans le sens même des témoignages sur
son temps et, surtout, ne perd rien de sa confiance, de son rire, à travers les
combats qui lui sont imposés par la Bêtise et la Duplicité de ce temps….
Fort
impressionné par la complicité entre le père et la fille sur un tel projet
biographique, nous avons rencontré la spécialiste des chevaux, la vétérinaire Khadija
Belkhodja à l’occasion d’une dédicace …
L’ORIGINE
DU PROJET
« Au
départ, il y a prés de cinq ans, je voulais faire un recueil de toutes les
dédicaces faites par mon père. Chacune d’elles était comme un poème et était très
particulière, parce qu’il lui faut à chaque fois discuter avec la personne afin
de personnaliser la dédicace. En même temps il faut que Amar lance un message ;
une philosophie… J’ai donc commencé à faire des photocopies, mais au fur et à
mesure j’ai vu que ce n’était pas pratique, puisque souvent mon père n’est pas
à Tiaret, il est en voyage ailleurs…
« L’autre
raison, c’est que je suis son ainée, par rapport à mes frères et sœurs. Je l’ai
suivi dans tous ses écrits. Je me rappelle de son premier livre, de 20 pages
sur Ali Maachi, à compte d’auteur, de couverture verte ; j’en ai fait la
vente. C’était l’époque où les partis politiques montaient sur scène. J’ai
frappé à toutes les portes en rencontrant Boukrouh, les responsables du FFS,
Ben Bella. Et c’est El Hachemi Cherif, que je ne connaissais pas, qui a acheté le
plus d’exemplaires de ce livre. Les gens de Ben Bella m’ont dit : vous
êtes en train de faire du trabendo avec le livre…
« J’ai
vu aussi que pour la rédaction d’Ali El Hammami c’était très difficile pour lui,
notamment dans la collecte des données. Il demandait aux gens de Tiaret de lui prêter
leurs documents, des lettres, des manuscrits, des photos, des journaux, etc.
Observant cela, je me disais que si pour Ali El HAmmami qui est très proche, à 60
ans de distance, c’était si difficile, qu’en serait-il si nous nous projetons
dans les 60 ans à venir, dans un siècle
même : les gens diront : Belkhodja ? On ne connait pas ….
Parce
que sa valeur ou son utilisation aujourd’hui ne sera pas celle qui apparaitra nécessairement
dans un siècle. C’est comme cela que l’idée est née de faire une livre qui
rassemble des travaux ; ceux de ses livres divers, mais aussi d’articles
censurés qui n’ont pas été publiés par la presse. Donc rassembler pour
faciliter le travail de futurs étudiants, les générations à venir. Ils auront
la matière… »
BIOGRAPHIE
AVANT ? APRES ?...
« Ce
genre de biographie on les fait généralement après la disparition de la
personne. Quand elle n’est plus vivante. Je me suis dit : c’est mieux maintenant,
pour savoir sur quoi il est ou n’est pas d’accord…Finalement c’est lui qui se
raconte. Ce n’est pas moi qui parle de mon père. Il n’y a que quelques pages. La
collection de photos qui accompagne les textes c’est lui. Je voulais lui faire
plaisir : qu’il s’exprime et choisisse ce qu’il veut mettre dans cet
ouvrage…. C’est comme si je lui faisais une interview…
« Depuis
des décennies, nous sommes ensemble, nous nous rencontrons très souvent, mais
en faisant ce livre je découvre beaucoup de choses sur mon père que je ne
connaissais pas. Par exemple il ne parlait pas beaucoup de ses déboires,
notamment quand il a été exclu de la ville de Tiaret. Je ne me rappelais plus
des détails ni pour quelles raisons… »
Exemple, ce petit morceau où le père se
raconte : « …fonctionnaire de
l’Etat et correspondant de journal….Les responsables de la wilaya ne pouvaient
plus tolérer que quelqu’un de la maison puisse continuer à noircir des pages
entières d’un journal, noircissant en même temps la réputation des autorités
politiques et administratives locales. Les menaces devenaient de plus en plus
ouvertes… » Ne dirait-on pas du
Gogol ?... Je vois d’ici le magnifique sourire critique d’un Abdelkader Alloula,
metteur en scène au théâtre du « Journal d’un fou » (Homk
Salim), vis-à-vis de notre Belkhodja
Amar radié de la fonction publique algérienne un 1er mai 1976 ; - oukase
de province…. C’était, écrit ailleurs Belkhodja père, comme si on avait « décidé de me frapper d’une interdiction de
séjour dans ma résidence principale Tiaret »… Et un premier mai
par-dessus le marché ! La journée internationale du travail et des
travailleurs. N’est-ce pas là un vrai morceau d’anthologie? Peut être est-il
déjà né le jeune romancier de province, peut être même de la même province que
le vénérable et truculent Belkhodja, qui par jeu, par sympathie ou juste par
volonté de connaissance approfondira grâce à ce livre biographique les sombres
arcanes d’un autre siècle ; notre
premier demi-siècle d’indépendance…
Avec René Vautier (collection Belkhodja Amar)
UNE QUESTION :
En dehors de ce
rapport filial serein et fort, quel rapport Khadidja Belkhodja a-t-elle à
l’écriture pour initier et s’atteler au projet d’un livre dont le sous
titre (emprunté à un ami journaliste) est : L’arpenteur de la
mémoire ?...
« En fait c’est ma première expérience. Je me
disais en moi-même : mon père a une belle plume. Je ne peux pas le
dépasser dans l’écriture…Mais pour moi-même c’est surtout lorsque je suis en
colère que j’essaie d’écrire de façon personnelle…
« Ceci
dit, même dans ma profession de vétérinaire et de chercheur j’ai eu à faire
plusieurs études écrites et communications dans des colloques maghrébins et
autres rencontres internationales… Je rédige beaucoup… Il m’est
arrivé une fois, à partir d’un projet de communication sur les viandes et la
sécurité alimentaire, de tomber sur des archives de 1945 projetant la
construction d’un abattoir frigorifique à Tiaret qui ne fut bâti qu’en 1950. Ca
m’a intéressé. J’ai alors préparé une maquette de cet abattoir moderne avec un
architecte en fonction des plans dont je disposais et j’ai développé toute une
étude sur la question : pourquoi un abattoir frigorifique à Tiaret ?
« Le
fait est qu’il est à 2 heures de route du port de Mostaganem. A 2 heures du Sud et de
la steppe. C’est le grenier des français. Le lieu de rencontre de tous les
transhumants qui s’y rassemblent au printemps. Donc une région
agro-pastorale. Ils ont donc conçu une chaine. Années 40, ils exportaient les
ovins sur pieds en France par bateaux. Mais la bête arrivant là bas était
fatiguée, surmenée par le voyage avec perte de poids. On sait que pour
l’abattage de bêtes surmenées, leur viande est impropre à la
consommation ; elle est saisie. Ils ont donc construit un pôle à Tiaret,
avec un aérodrome et des structures de froid qui dépassaient les structures de
froid de l’Europe de l’époque…
« Mais
le hic : il n’a jamais ouvert…Le journal « Echos de Tiaret » a
crié au scandale. J’ai même retrouvé les lettres du sénateur de Tiaret au
Gouverneur général sollicitant l’ouverture de cet édifice. Et c’est un sujet
toujours d’actualité. Dans les années 80, à l’époque de Chadli, on a dissous
toutes les structures de froid. Or on ne cesse de dire que la conservation par
le froid c’est l’avenir…En fait ce sont les maquignons de Marseille qui
n’étaient pas d’accord avec la construction de cet abattoir moderne qui allait
casser les prix. C’était un rapport de force, et il n’a jamais ouvert…
« Aujourd’hui
cet édifice se trouve encastré dans la ville. La ville a grandie. Mais ces
dernières années le ministre de l’agriculture projette de construire des
complexes de ce type, de reprendre le projet….
« De
cette étude, j’ai rédigé un écrit d’une dizaine de pages que j’ai
communiqué au 1er Salon international de la santé animale
d’Alger en 2001, qui a créé un gros débat avec les spécialistes du froid de Bab
Ezzouar…
« A
la s suite à cette communication où j’ai voulu raconter une partie d’une histoire
pas très connue, nous avons décidé mon père et moi de construire un ouvrage sur
Roland Miette, un technicien de l’agriculture qui était pour la cause
algérienne. Disposant de ses archives, je compte traiter de son profil en tant
que technicien agricole et ce qu’il développait à l’époque ; mon père,
lui, traitera de l’aspect politique »
Le Dr. Belkhodja en compagnie d’un berger de Beni Soltane,
daïra de Nachrafa.(Photo Abderrahmane Djelfaoui)
PROSPECTION
MEMORIELLE ET RESISTANCE
Avant d’aller plus
à fond dans cet entretien, une idée surgit en moi, dépassant le strict cadre de
cette expérience. C’est que le
travail du Dr Khadidja Belkhodja, les travaux de Amar Belkhodja aujourd’hui au
nombre d’une trentaine, m’en rappellent d’autres, devenus peut être déjà
classiques chez nous, même si les uns et les autres n’ont ni la même
importance, ni la même écriture ni a fortiori le même ton ; je veux
dire : chacun ayant son propre la
de mesure, ses images et les sons de sa métrique…. Parmi eux les livres de
Mouloud Feraoun, son Journal. Les
études de Mostefa Lacheraf et surtout la dernière d’entre elles : Des noms et des lieux. D’autres …Le grand lien pour moi entre ces
précieux travaux est comme dans l’intuition d’une nécessaire germination d’une
culture plurielle, interpellatrice et vivante malgré les crues de poussières et
leurs miasmes qui malheureusement ont tant pris le dessus dans notre Maison
Algérie.
Le
Dr Kadidja Belkhodja rebondit sur cet aspect des choses et développe :
« En fait, pour ce qui
me concerne, ce ne sont pas particulièrement des lectures qui m’ont embrayées
sur ce projet de livre. J’ai commencé a Tiaret il ya quelques années par reconstituer
le parcours de personnes intègres, compétentes, ayant un profond amour du pays,
parce que ces personnalités, artistes ou fonctionnaires, après leur mise en
retraite avaient quasiment été oubliées par la société… Je réalisais cela
conjointement avec les proches de ces personnalités sans les avertir… Jusqu’au
jour de la rencontre en salle où le public, nombreux, était convié ; jour
coïncidant généralement avec leur date anniversaire…
« Je montais l’évènement dans une salle de la
ville qui était presque toujours bondée. Le parterre et les premières rangées
composés par les amis et les proches de la personnalité fêtée. C’était une
incursion dans la mémoire de gens humbles, mais un événement en salle pour une
reconnaissance publique de la personne, pour la reconnaissance de leur parcours
qui fasse aussi trait d’union avec la génération d’aujourd’hui. Mais aussi un
parcours qu’on essaie de retracer de façon artistique et agréable.
« C’était comme des spectacles de joie, de belles émotions,
d’une culture partagée. En fait une thérapie de la mémoire. Notre mémoire.
« Ainsi d’un
fonctionnaire modèle doublé d'un
musicien et d'un comédien, monsieur Meghraoui Mohamed né en 1927, qui avait
fait parti du fawj El Manar des scouts musulmans algériens en 1943 avant
de devenir un chef scout… Il fut de 1945
à 1958 le compagnon du chahid Ali Maachi, son accordéoniste et musicien dans
la troupe Safir Tareb. De 1945 à 1962 il
travailla comme opérateur dans l’une des deux salles de cinéma de Tiaret. En
1958, ce militant intègre est arrêté et torturé par les autorités coloniales.
Après l'indépendance, intègre et dévoué, il a longtemps occupé le poste de
secrétaire général de la commune de Tiaret.
Major de sa promotion pendant tous les stages liés à sa fonction il a été un
fonctionnaire modèle. On commémorait dans la joie et la liesse son itinéraire
alors qu’il avait 85ans. Lui était ému et heureux de cette reconnaissance.
« On
a de la même manière rendu hommage à des personnes assassinées, ce qui n’est
pas du tout facile… Une fois en allant au cimetière, alors qu’un grand monde
entourait une tombe d’une personne assassinée durant la décennie rouge, une
femme, la mère du disparu m’a dit : Ca fait 20 ans… Et ce n’est
qu’aujourd’hui que je fais le deuil de mon fils, 20 ans après…Elle disait cela
parce qu’à l’époque de l’enterrement, cela avait été fait trop rapidement, avec
juste la présence de quelques militaires dans le cimetière…Elle n’avait pas pu
faire le deuil de son fils…
« Avec
certaines femmes du mouvement associatif d’Alger, dont Madame Chitour Fadela
–qui m’a beaucoup sollicitée- on a projeté de faire le même travail au profit
de moudjahidate dont on a commencé de faire des enregistrements, des
moudjahidate qu’on méconnait, qui ont pris de l’âge… Mais avec la distance
entre Alger et Tiaret, ce n’est pas encore évident…
« En
tout cas ces manifestations fait boule de neige à Tiaret et sont en train de
devenir une tradition.».
Maghraoui Mohamed
lors de la manifestation mémoire en son honneur (photo de la collection
Belkhodja)
Pour clore cet
entretien, nous avons demandé au Dr Belkhodja son sentiment sur le monde de
l’écriture et surtout celui de l’édition dans lequel elle fait ses premiers
pas…
« Dans
ce domaine j’ai profité de l’expérience de mon père. D’ailleurs L’Arpenteur de
la Mémoire avait été donné d’abord à une
autre éditrice. Le lisant elle m’a demandée de revoir un passage parce le
publier de cette manière c’était trop fort…J’ai consulté d’autres amis qui ont
vécu le type de tragédie dont il était question dans l’écrit, ils ont trouvé
que le texte reflétait la vérité. Belkhodja Amar m’a dit : on ne change
rien…. On a décidé alors de donner le manuscrit à un autre éditeur. Mais cela a
pris du temps, beaucoup de temps pour paraître. J’ai donc senti que l’édition
n’est pas du tout une affaire facile. Mais également la distribution et la
diffusion du livre. L’auteur est même obligé de mettre la main à la pâte…Ce qui
ne me dérange pas. Ce que je fais… »
Le Dr. Khadidja
Belkhodja dédicaçant son livre
à la Librairie
générale d’El Biar le 5 decembre 2015 (photo Abderrahmane Djelfaoui)
Entretien réalisé par Abderrahmane
Djelfaoui
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