lundi 14 mars 2016

Quand la vie est absurde, la peinture est hors ton.

 Le peintre Azwaw Mammeri n’a pas fait d’exposition personnelle depuis  une dizaine d’années, si ce n’est  des apparitions furtives lors de demi-journées organisées par quelques  associations de la capitale…. Azwaw (qui se dénomme du prénom et nom de son illustre grand père Azouaou Mammeri, un des précurseurs de la peinture moderne algérienne dés les années 20…) est pourtant un artiste qui a commencé de peindre depuis les années 70 ; un artiste productif, généreux et hors norme qui laisse la trace d’une création multiforme et interrogative, mais n’en reste pas moins sagement en marge d’un m’as-tu vu qui (disent certains) tend à devenir la règle (non d’or)  mais de zinc de nombre de « cimaises »…
Ami d’Azwaw et de sa famille (qui a malheureusement connue de cruelles pertes ces derniers temps), également compagnon des longues plages de réflexion-hésitation par lesquelles il macère et passe au crible son travail de création, j’ai voulu donner la parole à celui dont certains se demandent : « a-t-il encore une voix ?.. »  Et pourtant ! répond d’un souffle Karima sa sœur, le sourire fier à l’œil…


Azwaw dans son atelier (Photo Abderrahmane Djelfaoui)


D’abord ce sur quoi je le vois travailler et retravailler depuis longtemps, et même si Azwaw n’aime pas donner de titre à ses œuvres,  il retient provisoirement pour ce travail le titre général de : « En-vie fragmentée en hors ton»…Un titre qui rappelle ceux qu’affectionnait l’écrivain et essayiste Roland Barthes qu’Azwaw, ancien étudiant de la Fac de Lettres d’Alger aime, entre autres, relire assez souvent…

Absurde est le monde, notre monde


Plus précisément, me dit-il, entre deux bouffées de cigarette (qu’il avait pourtant décidé d’abandonner mais qu’il a reprise) : « … On est arrivé à tel stade que je crois que nous sommes devenus absurdes ! Ce hors ton, c’est le coté absurde dans lequel nous vivons. On ne comprend plus rien à ce qui se passe; il n’y a que des points d’interrogation. A ce sujet j’ai revisité une série que j’ai faite en 2010, je l’ai travaillé, et continue à la retravailler. »

Une toile en cours… (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Je lui fais remarquer cette impression de vécu triste qui se dégage des yeux de ce visage qui ne cesse de revenir dans ses toiles punaisées tout autour de lui aux murs dans son atelier. Visage dont on ne voit que les yeux, pas même la bouche. Comme si ce visage était bandelé, nous laissant suspendu sur ce qu’il est vraiment…
Azwaw apporte une nuance à ce que je dis. « Attends, attends. Ce sont des têtes, certes, mais pour moi ce sont beaucoup plus des visages que je rencontre au quotidien quand je vais au café, quand je fais des achats dans le quartier. Quand on voit ces visages, on sent une certaine morosité… Une mal-vie, même si l’Algérien ne veut pas le montrer parce qu’il est fier. Une fierté mal placée. Il te dira au contraire : ça va ! Ca va !... Cela d’un coté. De l’autre, il y a ce qui se passe dans le monde… C’est incroyable et terrible ce qui se passe dans ce monde !...Et ça va vite…»
Azwaw qui a en face de lui le grand écran télé allumé presque 24 sur 24, ne termine pas sa phrase. J’ajoute pour ma part que ce n’est pas seulement la vitesse, mais une forme de déshumanisation dingue… « Voilà ! C’est le mot qui me vient toujours à l’esprit : c’est ding ! C’est absurde ! C’est con ! Plein de guerres ! De souffrances. Si tu suis la presse, si tu suis la télé et toutes les informations qui passent on  a l’impression que c’est presque la fin du monde ! En fait pour moi, tu le sais, ce n’est pas la fin du monde mais la fin d’UN monde. Je sais qu’on va passer à autre chose. Surtout avec l’informatique et internet. Mais j’ai senti aussi qu’ici nous sommes renfermés sur nous-mêmes. Et je le pense pour tout le monde ! On est pris dans un individualisme bête et méchant ! Chose qui n’existait pas dans la société algérienne. »
Avant, je lui lance. « Oui, avant il y avait une chaleur humaine. Une solidarité. Et j’ai aussi l’impression de penser et redire ce que je disais il y a trois ou quatre ans ou dix ans… Alors comme tu le vois, dans ces peintures comme dans la vie il y a des points d’interrogation qui reviennent. » Je lui fais remarquer qu’il y a aussi comme d’habitude des ratures et des croix…
« Oui, et là cette croix sur un point d’interrogation c’est peut être ma manière de dire : Azwaw arrête de te poser trop de questions. Ca te mène dans des impasses, dans»…

Une croix sur une interrogation : « Arrête ! »…(photo Abderrahmane Djelfaoui)


Dans des culs-de-sac.
« Ah oui ! C’est bien dit. Et c’est vrai ! Et… sincèrement tu ne peux pas trouver de réponse. Il n’y en a  pas…Et quand un ami qui passe, je le laisse regarder ces toiles en cours. A travers son regard, j’essaie de voir s’il y a une communication… S’il y en a une, c’est bien ». Ca sert beaucoup à ça, l’art, je lui lance en accord. «  Oui, l’art sert à communiquer. Il y en a qui sont étonnés, surpris. Il y en a qui ne comprennent pas ce qu’ils voient mais qui me disent : Bon Dieu si tu es arrivé à faire ce genre de truc, c’est qu’il y a certainement quelque chose… » Il y a une raison. «  Donc explique nous. Mais expliquer, je ne peux pas expliquer… » Sinon Azwaw ne ferait pas de peinture… « Oui. Sinon, j’arrêterais. C’est vrai !.. »

L’artiste se met à nu sur le papier de tous les jours

Azwaw se tait un moment, tire une bouffée de ce qui reste de sa cigarette qu’il écrase dans un petit pot de verre sur la table de travail à coté de ses pinceaux, de ses notes, de ses journaux du jour, d’une bouteille d’eau et de la tasse de thé au caramel que lui a préparée Karima…
« … Ce type de travail je suis dessus depuis à peu prés une dizaine d’années…. Depuis ma dernière expo en 2005…Comme tu le sais, il m’arrive d’exposer sporadiquement avec la Fondation Boucebci. C’est éphémère, le temps d’une après midi… Mais ça m’aide. Ces quatre ou cinq heures m’aident à communiquer, à voir les autres, à … comment dirais-je…. »  Et Azwaw de partir d’un de ses rires inattendus, bon enfant… « Oui, il y a du partage… (il est heureux) Tu sais dans l’art, il y a des incertitudes. En fait quand tu fais une exposition, c’est un risque. Parce qu’il y a le regard de l’autre et il y a là une mise à nu…Ce que l’autre va essayer de percevoir, pas de comprendre… »
Toi, tu as toujours une masse de journaux prés de toi, tout autour, tu en lis chaque jour. « C’est pour rester en contact avec ce qui se passe dans mon pays et dans le monde. J’ai aussi la télé… ».
Mais le papier… Je lui demande… Le papier en tant support de travail ?..
« Ecoute, quand on n’a rien ; quand on ne peut pas se permettre d’acheter des toiles, mêmes des tubes, des couleurs, etc, et que tu as envie de t’exprimer, alors pourquoi s’interdire de faire ça sur du papier qui nous tombe entre les mains ? L’essentiel c’est de dire ! L’essentiel est de m’exprimer. Il y a des moments où j’ai des envies, fortes, et… »
Mais qu’est-ce que le papier courant, celui de l’épicier, des journaux ou le papier kraft que tu utilises en tant que plasticien depuis de très longues années a de différent ou de plus pratique par rapport aux autres supports classiques de la peinture ?

« Du papier, parce que le papier il y en a partout autour de nous ». (Photo Abderrahmane Djelfaoui)


« On en a déjà discuté. Le papier c’est d’abord son coté fragile ; mais quand tu le travailles tu lui fais acquérir une certaine force. Quand tu le vois brut et nu tu te dis c’est du jetable. Mais quand tu le travailles, il se renforce. Parce que la peinture c’est une forme d’écriture, comme la photo, comme la poésie, le roman, etc. Tu lui donnes une force et le papier qui n’était que papier devient peinture »…
Il change de statut ; il s’anoblit.
« Il s’anoblit, si on veut…. Imagines que tu as cette fringale, cette immense envie de dire, de peindre, et que tu as du papier, n’importe quel papier à portée de ta main. Eh bien, tu travailles ! Cette tonne de papier qui est là, eh bien il faut l’utiliser !  Et vas-y que je te vas !... 
« D’un autre coté, je ne suis pas le genre de type à m’imposer des supports. Dés que je trouve un support qui me permet de m’exprimer, je l’utilise…. Pourquoi aller chercher très loin ?... C’est vrai que la toile est un support solide qui te permet une réalisation de longue durée. Mais le papier aussi. Il n’y a qu’à voir tous les peintres au siècle passé qui ont utilisé le papier et celui-ci est toujours conservé, bien conservé, qu’il tienne…Il n’y a pas de problème. Le papier est pour moi un support qui m’a beaucoup aidé, surtout quand il fut un temps où je n’étais pas riche. Il fallait bien que je travaille, que je produise
Azwaw n’a jamais cessé de travailler en tant que peintre. Il a très rarement eu d’autres occupations que la peinture. Quand il eut d’autres occupations ce fut fugitif, bref. Il a pratiquement vécu (survécu) de la seule peinture… « Même si je ne bosse pas régulièrement. Quoi que…Ces dernières années c’est du un peu à mon accident et à ma jambe… L’irrégularité c’est aussi le fait qu’il n’y a pas de galeries, il faut être honnête et le dire. Moi je les appelle : des espaces, ce sont des espaces disponibles mais mal gérés. Donc il y a déjà de ma part une sorte de répulsion… Tu ne penses pas franchement y aller. Tu es mal à l’aise… Peut être que le rendu de l’expo ne sera pas ce que tu attends… ce que j’espère…Ca c’est de une.
« De deux, en tant qu’artistes on a cette prétention, en tout cas moi j’ai cette prétention, bonne peut être, de ne pas me répéter ; de ne pas faire des rétro-expos…. Quand je me retrouve à me répéter, j’ai l’impression de stagner. C’est mauvais. Je n’aime pas ne pas évoluer dans mon travail. Aussi je cherche après d’autres matériaux…
« J’aimerais bien avoir quelque chose de plus dur, par exemple, comme des travailler sur de l’argile. Peindre, sculpter de l’argile… Je pensais faire ça avec une amie que j’ai connu récemment, finalement on n’a plus eu de contact…Mais le fait est de toujours passer à autre chose. L’envie la meilleure est d’aller vers d’autres découvertes, mêmes si elles sont là à portée de main et qu’on les méprise… Et toutes ces choses là, banales, qui n’ont l’air de rien, si on les regarde bien et qu’on les travaille avec ce que j’appelle le génie de l’artiste, ça donne des choses formidables… »

« L’homme rapaillé », ou l’homme déconstruit-reconstruit…

Nous sommes d’accord sur la multiplicité de tous les supports possibles pour s’exprimer de façon créative. Mais qu’en est-il de l’écriture ? Ton écriture justement, quel que soit le support ?..
« Par exemple, les visages. Ce ne sont pas des masques. Ce sont des visages qui me viennent … »
Ce que je note c’est que tu les travailles sont souvent en éclats, en morceaux. Recollés. Presque rapiécés. Ca me rappelle d’ailleurs un ouvrage de poésie d’un grand écrivain contestataire québécois des années 70 : « L’homme rapaillé » de Gaston Miron qui n’arrêtait pas d’améliorer la même édition de ses poèmes estimant, même publiés, qu’ils n’étaient pas achevés…



« Ces visages faits de déchirures, c’est ce que je croise dans mon quotidien. C’est ce que je vois dans les rues. Peut être que moi même je porte ces aspects déchirés ; contradictoires, pas toujours en harmonie… Cette réalité en morceaux, j’en deviens le réceptacle et je la rend ; comment dirais-je… Ce sont des choses que je n’arrive pas à expliquer… Pourquoi cette envie souvent chez moi de déchirer le papier, d’en recoller autrement les morceaux ; de décoller, refaire?...Je ne sais pas…
« Je déconstruis et je reconstruits sans cesse. Il y a une idée de discontinuité-continuité… Et la vie est ainsi faite, je crois. .. »
En dehors de la compréhension, est-ce qu’il y a un plaisir à construire-déconstruire-reconstruire ?...
« C’est une question à laquelle je ne peux pas donner tout de suite de réponse…. Mas ce que je peux te dire, c’est que cette manière de faire te permet de t’extérioriser… »
De te mettre à l’aise ?
« Ah oui, de me mettre à l’aise…Par rapport à mon coté négatif ; mes douleurs, mes trucs, c’est une sorte de psychothérapie ; un coté thérapeutique…Mais déconstruire n’est pas évident, ce n’est pas facile. Et construire, non plus ce n’est ni évident ni facile. Alors tu te retrouves dans une situation entre deux ; entre la construction et la déconstruction, une situation qui va t’apporter quelque chose de singulier (je n’aime pas le mot « singulier »), mais de singulier...Quelque chose de pertinent qui va t’amener à être un peu plus créatif, a aller vers des découvertes que tu ne soupçonnes pas. Comme un enfant….
« En fait, tu ne sais jamais où tu vas. Tu as l’impression que ce sont des rencontres fortuites, des accidents… C’est le hasard…Et personnellement je me retrouve émerveillé par tout ça…Et parfois je me dis que cet émerveillement c’est même trop… »
Ce n’est pas normal d’être émerveillé !
« Et si j’y arrive, est-ce parce que je suis un peu isolé ? Heureusement qu’il y a la chaleur familiale…Mon beau frère, ma frangine… Je ne sais pas…Ma préoccupation, en tout cas, c’est qu’avec ce travail que je mène depuis des années, c’est d’arriver à faire le point et, bien sur, d’exposer. Or pour exposer, ce n’est pas évident encore…Et je ne suis pas du genre à exposer pour exposer… Et si même je devais être amené à faire des expositions continues ou successives, quatre ou cinq, les unes qui se suivent, c’est parce que c’est nécessaire par rapport au travail de création accompli et la nécessité de communiquer entre moi et le public. Pas pour seulement exposer…Il faut que le travail mérite d’être exposé. Voilà, c’est tout.



« Sinon, le sentiment qui te travaille, comme je pense chez tout créateur, c’est celui de l’inquiétude. La peur de décevoir. Mais en même temps, je me demande : pourquoi ne pas décevoir ?... »
Ou choquer ?
« Choquer, oui et non. Quand un artiste arrive à choquer, c’est extraordinaire. Ce n’est vraiment pas facile de le faire. Mais attention, choquer dans quel sens ? Parce que les mots sont polysémiques…Dans choquer, il y a le coter perturber… »
Mettre en doute ?
« Bien sur ! On est continuellement en doute. D’où le point d’interrogation qui ne me lâche pas ! On a beau essayer de faire reculer le point d’interrogation, c’est comme l’horizon. C’est un vécu, et à un certain moment tu en as marre…Il faut savoir s’arrêter. Ne rien exagérer. Ce n’est pas bon ; parce qu’il ne faut pas s’enfermer dans un espace clos où on ne communique plus. Ce qui ne sert alors à rien. Au contraire : en sortir »…

Je laisse Azwaw et sa famille dans leur très vielle maison qui a vu passer des générations de parents, d’amis, d’alliés, de connaissances, d’artistes, de curieux et autres… J’entends au loin sonner la cloche du tram qui traverse Bordj El Kifan, ex Fort de L’eau… L’autoroute d’entrée sur la ville est bien entendu bondée comme d’habitude. La mer est calme. Allez savoir pourquoi : je pense aux cigognes vues il y a presque deux semaines dans les petits villages de  Oued Salem et Tnenda, là bas plein ouest sur la route de Relizane, vers Oran…


nid de cigognes à Tnenda (Photo Abderrahmane Djelfaoui)


Entretien et photographies : Abderrahmane Djelfaoui

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