jeudi 30 juin 2016

FERAOUN: un poème, le voyage en Grèce, son engagement

Le 15 mars 1962, quatre jours avant la proclamation du cessez-le-feu, Mouloud Feraoun avec cinq de ses collègues Ali  Hammoutène, Marcel Basset, Salah Ould Aoudia, Max Marchand et Robert Eymard sont assassinés par un commando  de l’OAS dans les locaux des Centres Sociaux éducatifs de Ben Aknoun. Le lendemain on récupérera 109 douilles de 9 mm sur les lieux de ce carnage…

Un an après, Le 14 mars 1963, « Les Lettres Françaises », grand  journal que dirigeait et animait Louis Aragon (membre du comité central du PCF), publiait un conte inédit ainsi qu’un très rare poème de Mouloud Feraoun écrit peut être au début de l’année 1960.



Etrange poème que « Voilà que se prennent les mains ». Tragique par son rythme et par ce qu’il signifie « indirectement », presque a demi-mot, d’impossible entente…  Un poème rare, puisqu’on ne connait de Mouloud Feraoun que deux poèmes seulement. Celui-ci et un autre, plus court, écrit à son retour de Delphes, en Grèce, après un séjour de formation pédagogique en groupe…
Ayant demandé à son fils Ali si son père aurait laissé d’autres manuscrits de poèmes, Ali fut clair et net en me répondant il y a plus d’un an qu’on ne connaissait dans toute l’œuvre de son père (quatre romans, deux livres de chroniques, un essai de traduction poétique, un ouvrage de correspondances et des contributions dans plusieurs revues) que ces deux seuls poèmes écrits et signés de lui. Mais comment en être absolument surs au vu du travail poétique à l’œuvre dans les 23 vers ci-dessus et qui rappelle les rythmes et chants de certains grands poètes français du 19ème siècle? Deux poèmes donc qui avaient été transmis aux « Lettres françaises » par les soins de l’écrivain Emmanuel  Roblès qui connaissait très bien l’auteur et sa famille.…

« Le voyage en Grèce »

Au moment où s’ouvre la Conférence d’Evian, Mouloud Feraoun va voyager en Sardaigne puis en Grèce entre mai et juin 1961 dans le cadre d’un groupe des Centres Socio éducatifs fondés sur une idée de Germaine Tillon et où il a été nommé inspecteur depuis une année ; pratiquement depuis l’explosion de la première bombe atomique française au Sahara…. Ce voyage a du l’aérer, pour un laps de temps, vu la terrible atmosphère de peur, de confusion et de violence au sein de la population française d’Algérie qui sentait que la partie était perdue pour elle… Une période où Feraoun se sent surveillé, épié, mis en ligne de mire. Il sort peu, travaille beaucoup mais pressent que le pire est à venir… C’est donc dans ce contexte délétère et pourri qu’il s’envole pour « Le voyage en Grèce » …
Dés l’approche en avion des iles grecques, il écrit:
« La Grèce nous apparut sous un ciel clair, comme nous l’avions toujours imaginé [Nous : l’instituteur de Tizi Hibel…] : des montagnes grises couvertes de maquis, des rochers nus, des falaises, des iles, des cotes profondément échancrées et cette mer bleue qui pénètre partout : les Iles Ioniennes, le Péloponnèse, le golfe de Corinthe, les Cyclades au loin (…) et les maisons du Pirée, ont la blancheur des villes sans fumée (comme dans…) les contreforts désolés qui barrent certains horizons du sud algérien »…


Mais ce sera surtout à Janina (Ioannina) prés de la frontière Albanaise, que les « retrouvailles » avec la terre natale seront les plus marquantes pour Feraoun. « Il fallut tout de suite deviner que Janina signifiait jardinet, diminutif de « jenan » qui est « le jardin », en arabe, en turc, en kabyle »… Et de s’écrier presque en faisant le parallèle entre ce qu’il reste d’une des plus brillantes civilisations d’Europe et sa terre d’Afrique sous la férule guerrière de l’armée coloniale française :
« Mais voyez ces villages perchés sur les crêtes ou s’étalant à flanc de coteau, on serait tenté de les appeler Taguemount, Agouni ou Taourirt. Les terres alentour y sont soigneusement travaillées, les lopins bien délimités, les ressources scrupuleusement recensées. J’ai vu, dans ces villages pauvres, des gosses couleur de brique courir pied nus derrière leurs chèvres, des femmes portant le bidon d’eau sur la tête, des vieilles juchées sur le bourriquot tenant devant elles le sac bourré d’herbe ou le fagot de bois sec. J’ai vu de minuscules maisons de pierre tout à fait semblables aux nôtres, dans un village sans électricité et sans eau où la place publique figurait assez bien la djema et je me suis assis sur une dalle pour écouter M. le Maire nous faire part de quelque projet mirifique qui allait apporter le progrès dont rêvent tous les montagnards et qui n’arrive jamais à eux »…
Projet mirifique de la colonisation ! Bien évidemment. Comment, à ce moment étouffé de l’histoire, dire mieux que ces bouts de phrases, d’un français littérairement lisse, qui réussissent à passer avec simplicité et intelligence les mailles de la censure d’une guerre que ses responsables obnubilés nommaient eux les « évènements d’Algérie » tout en orchestrant des défilés de voitures et klaxons pour l’« Al-gé-rie fran-çaise »?...
Mouloud Feraoun n’annonçait-il pas la couleur, quelques paragraphes plus haut en explicitant son objectif ? Il écrivait : « Il me fallait retrouver ici [en Grèce, en Orient] à tout prix ma Kabylie natale, ses villages accrochés aux sommets, ses rudes montagnards, ses ânes intrépides, ses chèvres capricieuses, ses oliviers et ses figuiers », que la guerre avait profondément défigurés…
Moins de deux mois après ce bref voyage, 121 intellectuels, écrivains et artistes  représentant l’élite de la France et dont Feraoun, pour l’essentiel, connait bien les travaux, signent un manifeste qui est un appel à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Parmi eux : Maurice Blanchot, André Breton, Marguerite Duras, Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jérôme Lindon des Editions de Minuit, Pierre Boulez, André Mandouze, Arthur Adamov….

Avec Ali Feraoun et sa fille, plus d’un  demi siècle après la disparition de Mouloud Feraoun,  sur la terrasse de la maison familiale à Tizi Hibel ; village que l’on voit poindre du brouillard à l’arrière plan.


vue générale du village (années 70) avec le tombeau de Mouloud Feraoun au premier plan

« Mouloud Feraoun, un écrivain engagé ».

C’est le titre d’un ouvrage de prés de 400 pages qui vient enfin de paraitre aux Editions Casbah, après avoir connu une première édition en 2013 chez ACTES SUD. L’auteur, José Lenzini, natif de Sétif, est bien connu pour de précédentes biographies sur « Aurélie Picard, Princesse tidjani », sur Barberousse, Camus, etc.
Ali Feraoun, fils de l’écrivain, explicite clairement dans la préface le pourquoi, le comment et  difficultés de ce livre. A lire donc soigneusement cet écrit d’un témoin de premier plan, aujourd’hui Président de la Fondation Mouloud Feraoun pour la culture.
Les trois derniers chapitres de cet  essai vivant et fort bien documenté concerne l’essentiel du propos de notre article mais en l’intégrant mieux que nous dans les vents complexes et terribles de l’époque, presque jour pour jour.
Qu’on en juge seulement par les dix premières lignes qui ouvrent le récit de vie.
« -C’est une fille ou un garçon ?
« L’employé attend, porte-plume suspendu au-dessus du grand registre. Il regarde Arezki.
« -C’est un garçon. Il s’appelle Mouloud. Mouloud Aît Chaabane des Aït Mahmoud.
« -Ca n’existe plus ce nom… Tu le sais bien ! Le nom des Français c’est Feraoun ! C’est comme ça qu’ils ont baptisé ta famille.
« -Mais notre nom véritable c’est…
« L’employé fait glisser son porte-plume sous la chéchia. .. »
Tout (ou presque) est apparemment dit du « destin » du futur écrivain au jour même de son inscription à l’état civil où le nom des siens lui est refusé… Comment alors toute sa vie ne pas vouloir sortir de l’oppression et de la misère ? Comment ne pas faire œuvre de résistance ? Ne pas agir, écrire, enseigner et faire œuvre de lutte pour ouvrir la vie à un autre monde ? A plus de justice.  Plus de lumière. Plus d’humanité et de vérité….

La couverture du livre avec un portrait de l’écrivain réalisé par le peintre Denis Martinez





Abderrahmane Djelfaoui

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