dimanche 28 septembre 2025

 

UNE SOIREE HORS NORME

 

 

On parle beaucoup en ce moment d’une « rencontre du 3 eme type » avec l’affaire de 3I/ATLAS : un corps céleste de plusieurs kilomètres de diamètre repéré par le télescope James Webb sous les apparences d’une comète, venu on ne sait de quelle galaxie à une vitesse six fois supérieure à nos fusées et qui croise dans les environs du soleil … Quel que soit ce corps, son noyau dégage des effets si étrangers à nos conceptions qu’ils ont mis à genoux toutes nos théories scientifiques en la matière. Le problème est que repartant bientôt vers les espaces interstellaires pour ne plus jamais revenir, l’humanité n’a que quelques semaines pour amasser, croiser, filtrer et ordonner les données les plus rigoureuses quant à un « univers autre » que ce corps transporte comme notre propre ADN transporte les informations de notre espèce depuis la nuit des temps… Ici et maintenant se joue donc un temps décisif pour toute l’humanité…


Le télescope spatial James Webb

 

Mais ici même sur le sol de nos steppes d'Algérie qu’en est-il d’une multiplicité de comètes qui risquent la disparition, elles qui ne sont autre que l’âme volatile du patrimoine de poésie populaire (créé au moins depuis le 18 eme siècle), son extraordinaire diversité régionale, sa richesse d’images et de sagesse extraite, comme on extrait une huile essentielle que seules de rares personnes (« the happy few ») gouttent et préservent jusqu’à y consacrer une grande partie de leur vie ?...

Comme pour 3I/Atlas, le temps pour nous et pour notre identité culturelle joue de grande vitesse et d’opportunité… Saurons-nous citoyens du 21 eme siècle maitriser l’un et l’autre ?

 

CONTEXTE GEOGRAPHIQUE

 Mes amis Ahmed Khireddine et Mohamed Bencherif m’invitent chacun de son côté par téléphone pour participer à une soirée inédite de découverte de la poésie populaire chez eux dans la wilaya de Djelfa, à Ain Maabed.

Alger -Ain Maabed c’est près de 300 kms d’autoroute traversant d’abord vers l’ouest la plaine de la Metidja, puis vers le sud les gorges de la Chiffa en s’élevant jusqu’au col de Benchicao (1230 mètres) avant de redescendre à partir de Berrouaghia sur les vastes hauts plateaux riches de terres à blé qui s’étendent jusqu’à Ksar El Boukhari (vieux ksar à plus de 700 mètres d’altitude) puis, de là, traverser la grande steppe, un plat billard parsemé de villes et projets tels que Bouguezoul, Ain Ouessara, Hassi Bahbah et ses oliveraies ; un territoire aussi grand qu’une portion notable d’un grand pays européen avant de pénétrer dans la wilaya de Djelfa et, à ses portes, arriver enfin à Ain Maabed…


Sur l’autoroute du sud


Là, dans ce village tranquille de maisons basses, village dont la commune abrite une très grande foret naturelle, une soirée poétique rassemblant une douzaine d’invités est organisée dans la grande maison de Mohamed Bencherif ; réunion qui va se tenir du doux crépuscule de fin septembre jusque loin après minuit qui annonce une autre aube… Village de naissance du poète Tahar Belmir, éxilé à Ksar Echallala au 19eme siècle, puis décédé à Ain Maabed vers 1902…

 

AIN MAABED QUI RASSEMBLE ET QUI HONORE



Canyon dominant la plaine de Ain Maabed.

 

Tout a été soigneusement organisé avec ferveur et gout pour la rencontre avec le poète Mohamed Behnas en l’honneur de qui un diner traditionnel, digne des générosités d’antan a été préparé.…


Echa3ir Mohamed Behnas

 

Je n’avais jamais vu Mohamed Behnas, ni ne l’avais lu ou entendu déclamé sur les réseaux sociaux. Dahcha (étonnement) bien évidemment à le voir et l’entendre pour la première fois…

Parmi les invités j’en connaissais bien plus : des universitaires de Djelfa (rencontrés en juillet dernier lors d’un colloque sur la bataille du Djebel Boukhail de septembre 1961) ; le directeur du centre culturel islamique de Djelfa ; un grand collectionneur de cartes postales et de livres d’époques révolues ; d’anciens maires de la ville ;  un député ;  d’anciens cadres des forêts ; un mémorialiste ; des écrivains ; les propres frères de l’hôte avec certains de ses petits enfants dont un revenu du service national dans le désert du Hoggar et un autre travaillant sur un master de sciences po sur la question de la Chine à l’université de Blida… 



Toutes ces personnes n’étaient pas là pour écouter passivement mais participèrent de façon directe, en prenant la parole, coupant même parfois celle du poète, se répondant l’un à l’autre, se chevauchant en apportant des précisions sur les tribus des poètes cités, leurs sources, faisant l’effort frémissant de se remémorer des dires d’anciens tout en activant leur propre portable sur des sites de poésie populaire pour se référer à tel ou tel passage ; puis demandant à Behnas de nous déclamer l’intégralité de telle ou telle poésie, connue ou complétement méconnue, avant de nous faire le plaisir de déclamer les siennes …

 

RECHERCHE ET ECRITURE DE LA POESIE POPULAIRE ORALE

 

Après une ouverture amicale et néanmoins solennelle faite par Ahmed Khireddine, précisant le cadre et les objectifs visés par cette soirée et remerciant tous les invités qui sont venus    véhiculés seuls ou en petits groupes de dizaines de kilomètres à la ronde, Mohamed Behnas commence par expliciter le long historique de son travail de recension, de recoupement, de comparaison, de refonte des poésies sans nombre qu’il a pu rassembler jusqu’à l’heure. Il souligne sa chance, encore étudiant d’avoir pu rencontrer certains des plus vieux poètes encore vivants et de les avoir interviewés, enregistrer, etc. Certains souvenirs sont cocasses, notamment avec ce très vieux poète et encyclopédie vivante, Touil Belgacem Edhaïdi qui le renvoya sans ménagement plusieurs fois avant d’accepter finalement de le rencontrer et l’informer… Un poète très connu des cercles poétiques de Had Sahari, de Hassi El Oeuch, Hassi Bahbah et Djelfa. Il décédé récemment cet été à l’âge de cent et un an ! 



 Ce travail laborieux, ingrat, incessant de critique sur les sources, mais travail ô combien fabuleux, passionnant et riche de découvertes lui permit d’ailleurs en cours de route de passer avec succès un Master sur la question même à l’université du patrimoine de Djelfa.

 

LA POESIE N’EST PAS QUE PAROLE DANS L’AIR DES JOUTES ET DES RIMES.

 

Au fil de la soirée, au fil surtout de l’intervention vive de Mohamed Behnas, les yeux lumineux, le verbe rapide et la mémoire océanique, se dégage d’abord l’ampleur géographique de ce corpus poétique de tribus bédouines vivant dans leurs tentes sous le soleil et les constellations d’étoiles ; poètes qu’il piste autant chez les Ouled Nail, à Messad au Djebel Boukhil, aussi bien qu’à Laghouat, Aflou puis remontant jusqu’à Ksar Echallala… Espaces des horizons ; espaces de vie et de mort des sebkhas et des steppes… « Espaces numériques » du nombre même des poètes recensés : près d’une centaine dans cette seule région depuis au moins le début du 19 eme siècle. Autrement dit depuis juste quatre générations…

 

Cela nous rappelle le cas, en Kabylie, de Si Mohand u M’hand et autres poètes de sa région au 19 eme siècle. Mais également pour l’ouest de l’Algérie, le beau livre que feu Boualem Bessaieh avait consacré au poète analphabète Belkhir de la fameuse tribu combattante des Ouled Sidi Cheikh, né en 1835 près d’El Bayadh et mort à Mascara en 1905 après sa détention à la forteresse de Calvi en Corse… Livre intitulé : « Etendard interdit : poèmes de guerre et d’amour » 



De toutes les poésies recensées par Mohamed Behnas, il va particulièrement déclamer l’intégralité de trois d’entre elles.

Celle du duel poétique entre deux poètes d’âges et de conditions sociales opposées. En l’occurrence entre le grand Aissa Ben Allal natif de Chellala en 1885 et un jeune inconnu. Cela se passe en 1930 suite à la proposition d’un ami de ce grand poète d’accepter une joute poétique avec un tout jeune berger du nom de Hameur El Aïn, né en 1904, ayant donc différence d’âge de 19 ans avec lui…

Le texte de cette rencontre, de cet affrontement entre » le pot de fer et le pote de terre » est inouï, savoureux et déconcertant. Imaginez seulement le premier interpellant l’autre à chacune de ses interventions de « toi le gosse, toi le jeunot » et son invité de répondre à chaque fois avec simplicité, intelligence et respect : « ô toi mon maître, toi le maitre », etc.

A la fin de cette joute hors norme de plus d’une heure, le grand Aissa Ben Allal clôtura ce « combat » en lui avouant : « « je m’excuse, je vais désormais t’appeler maître aussi » …

 

La seconde est celle du refus du poète Belgacem Ettaïbi d’accepter la mort et l’enterrement de son frère décédé très loin de la tribu dans le triangle entre Bereyane, Grara et Safel ... Le poète, à cheval, va transporter vers Messad, le corps de son frère à dos de chameau cinq jours durant tout en dialoguant de façon presque shakespearienne avec lui comme s’il n’était en réalité somnolent…

 

Le débat passionné qui s’en suit remet à l’honneur les noms d’autres géants du sahara prédésertique tels que Ahmed Laakef et son fils Tahar Laakef, tout comme ceux de Benabdellah, Chleghem et Si Ramdane Etoabi…

 

Enfin une autre belle poésie, d’un tout autre genre, est celle de Mohamed Behnas lui-même, qui est le dialogue que ce poète tient avec un pistachier à qui il parle, et ce pistachier qui ne cesse de l’entendre et lui répondre ! Cet arbre personnifié a une âme... Le pistachier est d'ailleurs connu pour être souvent un arbre millénaire au point qu'il est même donné un nom, sinon un prénom à certains d'entre eux…

Le poème est en fait plus largement un hommage au patrimoine végétal particulier du terroir de naissance de Mohamed Behnas avec un focus sur l’Alfa, le Chih (armoise blanche) et le Sedra (jujubier) qui protège le pistachier quand il n’est que graine… Son endroit de prédilection (El Waqr)…



Trois pièces poétiques d’une originalité qui élève cette parole à l’universalité. Toutes trois d’une pureté et d’une richesse de langue, d’entrelacs et chocs de mots, d’images, de rimes et de rythmes qu’on n’imaginerait jamais avant de les avoir entendues, goutées et remémorées par bribes…

 

UN DES OBJECTIFS DE CETTE RENCONTRE

 

Au bout de ces si courtes heures d’écoute j’étais plus que jamais imbibé du vœu annoncé et affirmé par mes amis en début de soirée : à savoir qu’il fallait que ce travail gigantesque accompli par le poète Mohamed Behnas soit consigné dans un ouvrage, qu’il soit édité, imprimé, diffusé en librairies et dans les bibliothèques publiques pour la revivification de notre patrimoine immatériel et pour la paix de l’âme de tous ces valeureux poètes disparus pour la plupart dans la nuit coloniale…

Je peux aussi affirmer que l’espoir de mes amis et celui des invités est que les étudiants se rapprochent pour travailler sur les axes de ce thème ; mais aussi, in cha-allah, que des musiciens puissent en faire des compositions à l’instar de l’inoubliable Khilifi Ahmed qui avait ainsi fait connaitre Abdellah Benkriou, Aissa Benalal et d’autre…


« Qalbi tfekar ‘ourban rahala » (Benallal)

  

Les invités se quittèrent, après fortes poignées de main et embrassades, hors de la maison au clair d’un quart de lune…

 

J’avoue que je ne pus m’endormir immédiatement.

Je restais longtemps pensif et rêveur…

Malgré le fait que ma formation en arabe soit moins que moyenne, je restais allongé quasiment habité par les flux de cette poésie, certaines bribes, certaines images, le ton rapide de déclamation souriante du poète, l’aura d’écoute fervente de nous tous invités alors que la plupart de ces poètes n’étaient plus de ce monde mais que leur voix n’existait et ne s’élevaient que par la voix de ce poète d’une soirée hors norme.

Miracle immatériel…

 

Le lendemain matin je reprenais l’autoroute en sens inverse, vers le nord. Je traversais des centaines de kilomètres de terre et de steppe gorgées d’eau par les pluies de la veille… Le ciel léger de ses lourds nuages jusqu’aux plus lointains horizons était zébré d’éclairs… Magnificence de la route vitres ouvertes !





Abderrahmane Djelfaoui

Aïn Maabed- Alger

27 septembre 2025


jeudi 4 septembre 2025

1er JANVIER 1950, JOUR DU MOULOUD:

DES FUNERAILLES POPULAIRES

ONT LIEU AU CIMETIERE 

 SIDI M'HAMED D'ALGER...


...  Avec environ 300 000 habitants après la seconde guerre mondiale, Alger était  alors considérée par la France coloniale comme "la Métropole de l'Afrique du Nord française"...


Le boulevard de Lyon (aujourd'hui Belouizdad), 
avec au fond de l'image le Djbel d'El 'Aquiba, dans les années 50.


Les immeubles modernes donnant sur les grandes rues commerçantes comme sur le marché de gros de Belcourt sont essentiellement habités par des européens. 

Au cimetière de Sidi M’Hamed, boulevard de Lyon où passe le tramway dans les deux sens,  une marche de plusieurs milliers de personnes accompagne  ce dimanche « un fils du pays » vers sa dernière demeure. La foule qui accompagne le défunt est tellement dense qu’elle reste en grande partie hors les murs du grand cimetière algérois. L'un de ces murs donne sur la ruelle populaire en pente raide qui va vers Clos Salembier, au-delà du djebel...

                                                 Photo: Abderrahmane Djelfaoui


Ammar Belkhodja, journaliste et historien scrutant depuis plusieurs décennies l’inédit ou l’occulté des traces du mouvement nationaliste me confirme par téléphone depuis la ville de Tiaret où il réside : « Il y avait au moins 12 000 Algériens !.. " 

Imaginons un instant ces milliers d'Algériens ("non Français") défilant en silence derrière la dépouille de Ali El Hammami, ce dimanche 1er janvier, c'est à dire au-lendemain même du réveillon européen du nouvel an!..

Rappelons un fait politique important qui s'était produit quelques semaines auparavant, en décembre 1949. "Messali [1er dirigeant du Parti du Peuple Algérien- PPA] proposa une action commune au PCA [Parti communiste algérien] et à l'UDMA [Union Démocratique du Manifeste Algérien, de Farhat Abbas] sur la base de la déclaration lue au Congrès de la Paix par le professeur Mandouze au nom de 21 organisations algériennes. Cette déclaration énonçait le droit du peuple algérien d'être souverain et indépendant et affirmait :"Tous les peuples coloniaux sont en état de guerre car le colonialisme est un état de guerre chronique". Une nouvelle fois, le PCA rejeta cette proposition". (Extrait de "Messali Hadj" de Benjamin Stora. Editions Hachette, 2004. )

Messali El Hadj en 1950


L'enterrement de Ali El Hammami a donc lieu dans cette atmosphère de grand mobilisation et de crise du mouvement national. 

Que se passe-t-il au cimetière de Sidi M'hamed?  Amar Belkhodja me précise toujours au téléphone: 

"Ferhat Abbas Président de l'UDMA y a fait l’oraison funèbre accompagné par Bachir El Ibrahimi [Président de l'Association des Oulémas] et Tewfik El Madani [Historien et futur ministre des habous à l'indépendance]. Mais aussi de nombreuses associations, dont l’association des instituteurs. Ce fils du pays est, d’après les registres mêmes du cimetière, le premier à être enterré ce premier janvier 1950»… 

Farhat Abbas fait l'oraison funèbre de Ali El Hammami




Monographie de plus de 300 pages éditée en 2008




LE PARCOURS D'UN INTELLECTUEL ANTICOLONIALISTE ET DEFENSEUR DE L'UNITE MAGHREBINE

Mais qui est donc Ali El Hammami ?

Né en 1902 à Tiaret, où il fait ses études primaires, Ali El Hammami accompagne jeune ses parents à la Mecque qui, sur le chemin du retour, s’installent à Alexandrie. Après le décès de ses parents, enterrés à Alexandrie même , Ali qui a à peine plus de vingt ans (et ne cesse de relire l’immense ouvrage d’Ibn Khaldoun depuis son adolescence) s’engage sur un cargo et débarque à Tanger. De là, il ne va pas tarder à prendre part à la guerre du Rif sous le commandement d’Abdelkrim qui combat les armées coloniales dirigées par Pétain… 

 

Abdelkrim El Khattabi en janvier 1925


Après le Rif, ce sera ensuite Paris d’où en 1924 l’Emir Khaled délègue El Hammami à un congrès à Moscou où il partagera la chambre de Ho Chi Minh qu’il instruisit de la guerre de résistance populaire du Rif…

Ho Chi Minh, au début des années 20...


De Moscou, il voyagera longuement à Sébastopol, à Istanbul, en Italie, à Madrid, Berlin, Genève… 

Traqué en Europe il finira par s’installer longuement à Baghdâd où, une dizaine d’années durant, il fait fonction d’enseignant d’histoire et de géographie. 

Baghdad , 1940


Début des années 40 il commence enfin à Baghdad la rédaction en français de son long roman, Idris ; qui portera en sous titre «roman d’un nord africain ». 
Ce n’est qu’à partir de 1946 qu’il est autorisé à résider au Caire où il publiera Idris en 1948, préfacé par l’Emir Abdelkrim El Khattabi banni de son pays, le Rif depuis plus de 20 ans…




Dans l’une des pages de ce roman El Hammami s’épanche : « C’est à l’étranger où l’on apprend le mieux à connaitre son pays : la vieille terre où reposent les aïeux, où la langue déliée, a balbutié son premier mot, où l’œil a saisi sa première couleur et où le cerveau, ayant atteint sa maturité, l’on a commencé à comprendre un peu la trame des joies et des souffrances qui ont confabulé l’histoire de la famille à laquelle on appartient par toutes les fibres du corps et de l’âme ».

Dans une étude critique le Dr. Chikh Bouamrane explique : «  Ce qui frappe à la lecture d’Idriss, c’est d’abord la vaste culture de Ali El Hammamy.  Il a non seulement une connaissance sure de l’histoire de l’Islam, mais aussi de l’Europe. Les grands problèmes politiques et socio économiques lui sont familiers. En outre, rien d’important ne lui échappe de la culture arabe. Il cite souvent et parfois critique Ibn Toumert, Ibn Rochd, Ibn Khaldoun, Al Afghani, Abdou… Il se réfère aussi à la littérature française, compare telle zaouïa à l’abbaye de Thélème, tel ou tel personnage à un héros de Balzac ou d’Edmond About »…
Quelques paragraphes plus loin, il ajoute : « Idriss est un témoignage sur une période des plus troublées de l’histoire du Maghreb et sur la résistance permanente de ses habitants contre l’oppression étrangère. »

Plus de quinze jours avant son enterrement, Ali El Hammami, participait au Premier Congrès économique musulman de Karachi au Pakistan en tant que membre de la délégation tripartite du Maghreb. Ce premier Congrès réunissait 18 pays musulmans tenant compte que le Pakistan avait été créé deux ans auparavant en 1947...

Ouverture du 1er Congrès économique musulman à Karachi- 1949


Dans le préambule de la Déclaration préparatoire à ce Congrès destiné aux délégations participantes, il était  souligné:      « Nous considérons qu'une région sous-développée ou en retard constitue un défi à la conscience et à l'intérêt bien compris du monde. Pour le progrès des pays islamiques, nous recommandons la coopération économique, l'échange mutuel de connaissances et l'expansion des échanges commerciaux ».

Prenant ensuite l’avion du retour pour le Caire avec les délégués de Tunisie et du Maroc, l’appareil s’écrase le lundi 12 décembre 1949 près de Karachi... 
 
C’est donc la dépouille ramenée depuis le Pakistan qu’on enterrait à Alger en ce jour médian du vingtième siècle…

Ce jour du 1er Janvier 1950, est le jour de la célébration du Mouloud Ennabaoui où toute une nuit la Casbah d'Alger vibrera aux sons des tambours, des ghaitas, des pétards, de la joie des enfants zigzagant follement dans les escaliers entre les petites terrasses de café et les poules... 


Dessin de T. Vernet, dans le reportage: "Mouloud à Alger", de Nicholas Bouvier, publié dans le Courrier de Genève, rubrique: Terres et Peuples, 
le samedi 18 mars 1950.






Et bonne fête d'el Mouloud Ennabaoui 2025
(Faïence entourée de plâtre sculpté. Ezzaouia Belkaidiya, Birmandraes, Alger)




Abderrahmane Djelfaoui
Alger, le 04-septembre 2025

vendredi 29 août 2025

Quelques propos et souvenirs de Mustapha Adane sur sa participation au Festival Panafricain ( PANAF) de 1969

 

Quelques propos et souvenirs de Mustapha Adane sur sa participation au Festival Panafricain ( PANAF) de 1969

 

 

[…] Pour le PANAF, si j’étais informé des délégations algériennes qui parcouraient les pays du continent pour inviter les officiels et les artistes, comme des préparatifs et de l’embellissement de la capitale, des rénovations de certaines salles d’exposition comme la mairie d’Alger, etc, nous ne savions pas grand-chose de la manière dont ce festival allait se dérouler ni l’ampleur qu’il aurait…... L’initiative était surtout politique et était traitée au niveau gouvernemental d’Etat à Etat... La surprise allait être inouïe le jour de l’ouverture tant la manifestation organisée chez nous sept ans après notre indépendance chèrement acquise fut la plus grandiose d’Afrique...

 

C’est donc en amont, quelques semaines avant la tenue du PANAF que j’ai créé une médaille pour le PANAF. Je n’avais alors à ma disposition d’autres informations que la date, le lieu, le logo et l’intitulé de la manifestation en arabe, en français et en anglais...




Photo : Abd. Djelfaoui

 

Pour ce qui est des arts plastiques nous n’avons malheureusement pas eu le temps d’avoir de vrais contacts entre artistes africains... A la galerie de la mairie d’Alger, galerie officielle où j’organisais une très grande exposition, ils étaient arrivés en bloc avec les caisses contenant leurs œuvres choisies par leurs gouvernements ; on a fait déballer la centaine de toiles et autres objets d’art, on les a arrangés. […]  Le gros problème c’est que tout s’est passé rapidement sans qu’il y ait eu de réunion, d’échanges bien organisés, de catalogues ou rencontres débats entre nous ou avec le public. On sentait que c’étaient les gouvernements qui géraient et décidaient tout par le haut ! Pour les arts plastiques nous n’avions pour fonction que d’être une grande salle d’exposition de toute l’Afrique, l’Algérie comprise...



Le Président Boumediene, accompagné dans sa visite

par Adane Mustapha Président de l’UNAP

 


[…] Ailleurs qu’à la mairie d’Alger, L’Union nationale des artistes peintres (UNAP) avait monté une exposition à la petite galerie [de la rue Pasteur] où étaient exposés les seuls peintres algériens. Une autre exposition d’arts africains avait lieu au Musée national des beaux-arts du Hamma dont le conservateur était Ahmed Kara, peintre. […]


Une œuvre d’un peintre sénégalais 



Avec Choukri Mesli, professeur comme moi à l’Ecole des beaux-arts, nous avons décidé de contacter les peintres marocains, pas nombreux (dont le célèbre peintre et militant Mahjoubi Ahardane que Mesli à rencontré seul) et les peintres tunisiens pour projeter une union maghrébine des arts graphiques... Mais cela n’a jamais été plus loin…

Je pense que les choses ont été plus spectaculaires pour des artistes comme Myriam Makéba et d’autres musiciens, ce qui était normal vu la forte charge de leur chant et l’importance de leur public... De même pour le cinéma et certainement le théâtre.  Les écrivains étaient eux nombreux en symposium au Club des Pins ainsi qu’au centre de l’attention de la presse...

 

Il faut dire aussi que les médias français qui dominaient à l’époque le monde des arts francophones ne donnaient de chance qu’au compte-goutte aux plasticiens africains pour se faire connaitre... Epoque où le néocolonialisme mettait par exemple au pouvoir ses pions comme Bokassa qui se déclarait « Empereur de Centrafrique » ! L’envergure des manifestations artistiques du PANAF avait pris la plupart des médias français au dépourvu... Ils ont voulu quand même s’en accaparer. Heureusement pour cet évènement capital du PANAF il y a eu le film de William Klein ! […]

 

Abderrahmane Djelfaoui

Larges extraits de mon ouvrage : 

« Adane au fil de ses naissances », chapitre 11.



 





dimanche 18 mai 2025

Qui sait ce qu’était Rmilet La’oued à Bab el oued ?..

 


Qui sait ce qu’était Rmilet La’oued à Bab el oued ?..

 

 

C’est ce que m’a raconté l’artiste Mustapha Adane à l’époque lointaine de son enfance entre 1933 et les dures années de la deuxième guerre mondiale…

Ce témoignage est extrait du premier chapitre du livre : « Adane au fil de ses naissances » dont le manuscrit achevé ces derniers mois attend d’être édité.

 

Né au n° 2 de l’impasse de l’intendance dans la basse Casbah (ruelle qui n’existe plus aujourd’hui), Mustapha Adane, est un fin connaisseur de la ville d’Alger et de son centre historique. Avant même qu’il ne soit adolescent, il avait pour voisin le regretté Sid Ali Kouiret (qui fréquentait la même école primaire derrière Ketchaoua), et connaissait également Mustapha Toumi ou Ali Drabki avec lequel il allait écouter Hadj Mrizek et bien d’autres dans leurs soirées de fêtes et mariages…



Djamaa' Ketchaoua était « La cathédrale d’Alger » durant la période coloniale.

Ici, souvenir de La Cathédrale en1930 sous forme de cendrier…

 

Dans nos discussions, Mustapha Adane, recoupe souvent tel ou tel fait de l’actualité de ce 21 -ème siècle par une évocation brève, vivante et humoristique de tel ou tel aspect vécu de la Casbah, sa vie communautaire, les jeux inventifs de ses gosses, ses fêtes traditionnelles dans la rue, la proximité de la caserne des sénégalais « dont les soldats ne mangeaient que du riz », les forts de cette cité millénaire aux noms oubliés avec des pans de leur histoire à la fois réelle et légendaire tel Bordj Ezzoubia (le fossé des immondices) ou le Fort de la Négresse (Bordj Taklit), etc…


Le Fort Setti-Taklitt (aujourd’hui disparu) est vu dans ce dessin du 19 eme siècle à peu près du lieu où se situe aujourd’hui le Bastion 23.

 

 

 

Mais venons-en à l’anecdote « en mode rigolo » comme aime à dire l’artiste lui-même

 

[… ] Au bas de la Casbah, me dit Mustapha Adane, après Ka’ Essour et le marché Nelson, Remilat La’ouad était une plage de Bab El Oued réservée aux musulmans…. La sortie du tunnel qui venait de la pêcherie débouchait juste à côté. Un peu plus loin, dans le prolongement de cette énorme plage trônait la piscine El Ketani…


 

Les gens l’appellent encore aujourd’hui Remilet La’oued ; mais savent-ils pourquoi on l’appelait comme ça au 19 -ème siècle ? En fait c’est parce qu’il y avait la caserne des militaires d’où, vers 1870, on sortait les chevaux de la cavalerie pour les faire tourner sur la plage. Cette cavalerie qui était chargé de surveiller et réprimer les tribus indigènes… Alors on entrainait les chevaux à marcher et à galoper sur le sable et les galets de la plage et même sur les vagues… Bien sûr quand la voiture et l’auto-mitrailleuse sont apparues, le cheval pour la cavalerie a disparu ! Mais le nom est resté… 




C’était une plage pour les musulmans et seulement pour eux ; il leur arrivait même de camper là… C’était en dehors de Bab El Oued où vivaient les espagnols ; loin d’eux …

Quand j’y suis allé pour la première fois j’avais cinq ans ! On y allait à pied, on y allait en bande de gosses de la basse Casbah.  

J’étais un blondinet turbulent et fonceur. El bhar, el bhar ! : la mer !..

J’y allais, bien sûr sans avertir quiconque dans la grande maison paternelle où vivaient aussi nombre de familles de voisins…


Mustapha Adane à l’âge de cinq ans

 

Ma mère qui me cherchait à la maison et dans l’impasse ne m’ayant pas trouvé avait alerté tout le monde : ça y est, il a dû lui arriver quelque chose de mauvais…

 

Et là : ça déclenche une incroyable aventure. Le tram de l’époque qui traversait le bas de Bab El Oued avait une station à côté de Remilat La‘oued. Le wattman de ce tram, Djellouli, Allah yerhmou, habitait chez nous où il était locataire. … Et ma mère de le supplier : retrouve mon fils, je ne sais plus où il est ! Il a dû partir avec ses diables de copains…



Arrêt du tram face aux escaliers de la pêcherie

 

Djellouli qui prend son service sur la ligne arrive à l’arrêt de Remilet La’oued et, de loin, l’œil perçant, il distingue une petite tête blonde… Ça ne peut être que lui ! (C’est à dire moi !). Pour Djellouli (comme pour tous les gens de mon quartier) : Il n’y avait que moi pour avoir une tête pareille ! 

Il serre le frein du tram et descend jusque sur la plage. Il m’a empoigné, m’a remonté et jeté comme un sac devant lui, dans l’espace étroit où, debout, il conduisait le tram. Moi accroupi dans la demi-obscurité je ne voyais que ses jambes ! … Le tram a fait retour jusqu’à Djamâa el kbir, à côté de la Chambre de commerce. Là il y avait une ruelle qui remontait droit en face de chez mon père. Cette ruelle commençait avec Kahwet Tlemçani et le café de mon père était à l’autre bout…

 

Et le wattman laissant à nouveau son tram à l’arrêt m’emmène jusque sous le nez de mon père ; une catastrophe ! Il me donne une raclée et ordonne à son employé de me ramener en pleurs à la maison …

Mustapha Adane aujourd’hui en 2025

(Photographie Abderrahmane Djelfaoui)

 

 

 

 

 


© Abderrahmane Djelfaoui

Khraissiya-Douéra

18 mai 2025