D’entrée de jeu Ali Marok me
signale que tout comme avec René Vautier ou M’Hamed Issiakhem, il n’a pas eu
une amitié assidue avec Mohamed Zinet. « Comme eux, j’ai par éducation et par contrainte du mener ma vie
seul »…
Il s’explique: « Je suis un
rural, un paysan. Quand j’ai un
objectif, je fonce et je ne vois que mon sillon. J’avais des sillons à faire
dans ma vie professionnelle. Je n’avais pas le temps d’être d’un clan ou d’un
groupe… Alors en cours de route, j’entends des choses, beaucoup de choses que
j’enregistre et oublie sur le moment. Mon image c’est mon oreille. Elle m’aide
à faire l’image… Ainsi il se peut que j’ai entendu parler de Zinet avant de le
rencontrer pour la première fois sur le tournage de La Bataille d’Alger »…
Ils se rencontrèrent en effet dans le groupe qui préparait la
production du film avec le réalisateur, Gillo Pontecorvo, le scénariste Franco Solinas, les
producteurs italien et algérien, les assistants réalisateurs Ruggero Deodato, Moussa Haddad, Mohamed Zinet et les
opérateurs de prise de vue dont Ali MaroK.
« Cela se passait au Maurétania et c’était la
première fois que j’allais dans ce grand bâtiment du Maurétania qui est au
dessus de la gare de l’Agha… Je ne sais d’ailleurs pas qui a proposé mon nom
pour que je sois dans cette équipe ; était-ce Habib Redha, associé à la
production et acteur, ou Bazi qui a terminé sa vie au Canada en tant que
directeur photo ?.. Bazi technicien avait un frère aine: Salah Bazi, proche de Yacef Saadi et importante personnalité à Casbah Film ainsi que dans La Bataille d'Alger; Salah avait été au début de la guerre de libération le
camarade de Taleb Abderrahmane…"
Ce qui semble avoir
frappé Ali Marok dans sa rencontre avec Zinet c’est la ressemblance de ce
dernier, dit-il, avec le célèbre comédien Rachid Ksentini. « Je connaissais les gens d’Alger, mais pas
Zinet. Quand je l’ai connu en ce milieu des années 60 c’était un patchwork
d’influences innocentes. Il y avait en lui des influences de Charlot, de Buster
Keaton et de tous ces films qu’il avait vu. Mais ce que j’ai surtout ressenti
c’est qu’il ressemblait comme une goutte d’eau à Ksentini . Ksentini au
caractère de révolté et Zinet physiquement de même, mais muet »…
J’écoute attentivement
Ali Marok et je me dis qu’il n’a pas pu connaitre Ksentini, « Le Charlot
Arabe » (dont on a peu de photographies) puisque Ksentini né à la Casbah
en 1887 avait décédé à l’âge de 56 ans en 1944. Cependant avant de s’adonner à la
chanson et au théâtre, Ksentini avait été un matelot au long cours qui avait connu
l’Europe, l’Amérique du nord, la Chine et l’Inde… Peut être que c’est Zinet
enfant de la Casbah qui (avait peut être vu) et avait du entendre beaucoup
parler des fabuleux voyages de Ksentini ; Zinet qui à peine sorti de
l’adolescence réussira avec peu d’argent en poche à faire un tour d’Europe à
pieds et devenir célèbre avant l’heure dans son quartier… Ce qui se disait déjà
de la légende de Zinet et que Ali Marok aurait entendu et mémorisé au fond de
lui sur plus d’un demi siècle…
Préparer
les scènes de foules
Avant d’être engagé sur La
Bataille d’Alger, Mohamed Zinet (qui fut membre de la troupe du FLN à Tunis
où il avait entre autres tenu le
rôle de Lakhdar dans le Cadavre
encerclé de Kateb Yacine monté par Jean-Marie
Serreau),
avait été assistant réalisateur d’Ennio Lorenzini sur le film documentaire Mains libres , réalisé en 1964.
Auparavant, il avait fait un premier stage au fameux Berliner Ensemble en 1959,
dirigé par la femme de Bertolt Brecht, en RDA, puis, en 1961, dans un théâtre
de la RFA à Munich. Bien plus tôt, fin des années 40, Zinet avait dés l’âge de
15 ans créé sa propre troupe à Alger, El
Manar E-Djazairi (le flambeau
algérien) dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’elle attirait des jeunes
de la mouvance du PPA qui deviendront plus tard des cadres de la guerre de
libération, particulièrement à Alger. Dans ce mouvement il connait sans nul
doute son voisin de quartier Himoud Brahimi (célèbre pour ses plongées en apnée
de plus de 4 minutes sous la jetée nord d’Alger…) et Ismaël Ait Djafer, casbadji comme lui, qui publie à Alger en
1952 le célèbre poème La complainte des
mendiants arabes de la Casbah et de Yasmina tuée par son père …
C’est grâce à un tel profil
qu’à 33ans Mohamed Zinet est coopté au poste sensible de troisième assistant
réalisateur de Gillo Pontecorco chargé de la préparation des scènes de foules.
Ali Marok, opérateur et cadreur, se rappelle que « cette figuration était très importante par
le nombre. Il fallait que l’assistant qui les prépare donne son rôle à chacun,
les fasse répéter et répéter encore… Il fallait surtout que ces figurants
anonymes comprennent bien ce que leur disait Zinet et qu’ils appliquent,
ensuite, ses directives et ses conseils le mieux possible… L’écrasante majorité
d’entre eux n’avaient aucune connaissance de la pratique du cinéma… ».
En effet, en 1965, seuls Une si jeune paix,
de Jacques Charby et La Nuit a Peur du
Soleil, de Mustapha Badie, avaient déjà été tournés en tant que films de
fiction sans compter le film d’archives L’aube
des damnés, réalisé par Ahmed Rachedi… « En tout cas, poursuit Ali Marok,
tous ces figurants étaient très disciplinés, heureux d’être là. Fiers…
« C’était d’ailleurs presque
tous les jours la fête. Il faut se rendre compte qu’à l’époque beaucoup de ces
jeunes figurants avaient vécus les manifestations de décembre 1960 et de
l’indépendance. C’était pour eux une sorte de réincarnation. Pour les plus
jeunes, les ados, c’était une sorte de participation à la libération par film
interposé… L’atmosphère était à la liesse populaire. Les rues de la
Casbah, durant tout le tournage, ne désemplissaient pas. C’étaient des fleuves
humains. Et tout se passait très bien. Sans qu’il n’y ait jamais aucun faux
pas, aucun heurt… »
« Je me souviens de la
satisfaction et de l’admiration de Pontecorvo quant à la manière de Zinet de
préparer et de gérer tous ces amateurs comme s’ils étaient une pâte entre ses
mains… Même après toutes ces répétitions qui duraient toute la journée,
Pontecorvo faisait à son tour beaucoup de répétitions avec la caméra déchargée
que je tenais tout en le suivant pour le choix des plans …
« Une des techniques de
Pontecorvo pour tourner réellement les scènes de foules était la suivante.
Toute la matinée et début d’après midi il laissait faire le travail de
préparation que menait Zinet et qu’il suivait de loin… Puis vers le milieu ou
fin d’après midi quand il sentait que les figurants étaient rodés mais
fatigués, presque à bout, qu’ils ne portaient plus aucune attention à l’équipe
de réalisation, à la caméra, il tournait alors. Et les résultats étaient excellents»…
Gillo
Pontecorvo dirigeant Ali la Pointe et Petit Omar
En
marge des foules.
« Nous formions italiens et
algériens une équipe homogène. Personne ne jalousait personne. Moussa Haddad,
Zinet, moi ainsi que bien d’autres comédiens et collaborateurs algériens étions
jeunes ; nous avions soif d’apprendre avec un cinéaste de la trempe de
Pontecorvo. Durant six mois le film était une immense production en ébullition
dans Alger, de jour comme de nuit.
« La Bataille d’Alger c’était un enfer de travail – il nous arrivait
de travailler 26 heures sur 24, notamment quand Yacef Saadi en interface avec
Bigeard joue son propre rôle ! Saadi avait des difficultés d’élocution,
tout en étant un comédien amateur même s’il avait de grandes responsabilités
dans le film. En tout cas ce travail était pour moi un vrai paradis, même si
cela provoquait parfois des scènes de ménage avec ma jeune épouse parce que je
rentrais à 2 heures ou à 3 heures du matin … Pontecorvo avait une passion hors
norme pour les tournages de nuit. Il voulait avoir le meilleur choix de prises
de vues pour son montage plus tard. L’équipe de réalisation n’était pas
nombreuse ; elle était appliquée, inventive et bien soudée…
« J’étais un jeune marié (mon
premier bébé, ma fille ainée, venait de naître le 20 juin, le lendemain du coup
d’Etat de Boumedienne). J’habitais alors prés du pont des sept merveilles au
Telemly (mon voisin de palier était le cinéaste Jacques Charby, marié à une
algérienne), et je ramenais mon manger avec
moi ne voulant pas partager les sandwiches de la production. Je mangeais seul
au moment de la pause, qui n’était jamais très longue. Le plus proche de moi
qui aussi mangeait seul était Pontécorvo dont l’épouse ramenait le repas
directement sur le plateau… Sa
femme était en sainte. Elle allait accoucher d’un fils… Ce fils est aujourd’hui
à son tour un cinéaste… C’est tout ça
La Bataille d’Alger et plus
encore ! Plus. Plus. Plus.»
Abderrahmane Djelfaoui
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire