Il y a juste quelques semaines, et à l’occasion de
la date anniversaire de la grève des étudiants algériens du 19 mai 1956 (60 ans
déjà !), la maison de la culture Ould Abderrahmane Kaki de Mostaganem a
organisé une grande exposition de photographies. Le vernissage de cette forte
exposition de quelques 120 œuvres à couper le souffle sur le Hoggar-Tassili, était
inattendue, mais draina beaucoup de monde, de sympathie et d’étonnement au
profit de l’artiste. L’auteur, le vénérable photographe Khattab Hadjeba, âgé de
80 ans et vivant depuis 1960 à Lausanne, en Suisse, était lui encore moins
attendu. Et Pourtant…
Une
longue histoire d’hier à aujourd’hui…
Vous allez de suite et légitimement vous demandez: mais quel lien
entre le photographe Khattab Hadjeba et le 60ème anniversaire du 19
mai 1956 ?... Il y a bien un lien ; mais pour notre société aux
institutions académiques pour lesquelles l’Histoire n’est pas la matière la
plus respectée, il n’y a pas mieux que de donner la parole à l’exilé lui-même
pour nous faire comprendre ce rapport.
Il écrit à ce propos dans un article autobiographique paru le 16 mai
2016 dans « Reflexion »,
quotidien national d’information du Dahra, ce qui suit :
« En tant que jeune et témoin [durant la guerre de libération nationale] de nombreuses injustices je cherchais alors à me rendre utile, aider
mon pays. Je fis part discrètement autour de moi de mes intentions d'apporter
ma contribution.
Ainsi avec le temps, je fis parti d'une petite cellule dont le responsable
était Mr Abdellah Ould Hadj Larbi cordonnier et Mr Ghali Saïdi sapeur
pompier, responsable des transmissions des produits médicaux.
Mon travail consistait à me procurer des produits de premiers soins et de les
acheminer à un point donné. Je profitais des heures les plus chaudes, entre
midi et quatorze heures, la surveillance étant moindre, pour livrer des
médicaments, coton, pansements, alcool, mercurochrome et autres.
Avec le temps, les soupçons commencèrent à peser sur moi, la surveillance se
renforça. J'avais juste 23 ans et sous l'insistance de ma mère, je dû fuir en
France. Des messages me parvenaient de l'Algérie que la cellule avait été
démantelée et que l'on me recherchait. Je n'étais pas en sécurité en France-Je
décidais alors de passer en Suisse rejoindre un ami Ali Kara Mostepha qui
m'accueillit comme un frère. C'est ainsi que je découvris Lausanne ». Il
y aura là entre autres pour amis au fil du temps et des rencontres:
Mohamed Khemisti, Bachir Boumaza, Hocine Ait Ahmed, etc.
Signalons juste au passage à propos de cette commémoration, que la
salle d’exposition de la maison de la
culture Ould Abderrahmane Kaki de Mosta, avait déjà connue quelques expositions
remarquables, dont, il y a quelques années , celle des œuvres de Mohamed Kouaci
(1922-1996) photographe de l’ALN-FLN et du GPRA initiée par sa veuve ;
salle qui connaitra aussi , à la veille même de ce ramadhan, une grande
exposition rétrospective d’un autre enfant de Mostaganem, natif de sa vielle
ville Tigditt : le peintre, graveur et affichiste Mohamed Khadda
(1930-1991)….
Khattab Hadjeba années 80…(sur le
rabat de la une de couverture de « Hoggar-Tassili)
De
« Voir Venise… » à la «Passion
des sables »
Avant de réaliser le livre de photographies « Hoggar-Tassili Passion des sables » (co édition
Bouchène-Messidor-ENAP, 1991) accompagné de textes de l’écrivain et
anthropologue Mouloud Mammeri, Khattab Hadjeba avait déjà édité un beau livre
d’images en 1984 : « Voir
Venise et revivre ».
Dans une correspondance qu’il nous adresse de Lausanne à propos de ce
travail, Khattab Hadjeba écrit : « J’avais
l’idée de faire un livre de photos en
noir et blanc sur Venise, ville qui me séduisit au premier voyage. C’était
l’occasion pour moi d’appliquer ma technique (virage partiel en sépia) que
j’avais créé et que j’étais le seul à utiliser. Mon livre « Voir Venise et
Revivre » illustre cette technique très spéciale. Je faisais alors
plusieurs expositions à Lausanne et ailleurs avec mes photos et je rencontrais
alors de grands photographes venus d’Europe. »
Des photos que l’artiste originaire de Oued el Khir (Mostaganem)
exposera autant en Corée du Sud, en Turquie, à Sidney, au Japon qu’en Suède…
« Plus tard (poursuit
Khattab Hadjeba dans sa correspondance) l’idée d’un second livre me vint et
quoi de plus naturel que de penser à mon pays et en particulier le Sahara avec
ses belles et magnifiques couleurs et gigantesques espaces désertiques.
Je fis plusieurs voyages avec des
groupes Suisses. Mon livre sur le Sahara « Passion des Sables » vit
le jour et je pense que se sont à mes yeux et dans mon cœur mes plus belles
photos. »
Tiré à plusieurs milliers
d’exemplaires ce beau livre est introduit magistralement dés le premier
paragraphe par un Mouloud Mammeri à la fois géographe, historien,
homme de terrain et d’archives:
« On l’a enrobé de légendes…
longtemps avant de le connaitre… Des légendes à la fois fascinantes et
dissuasives : le pays de la soif et des dunes sans havre, hanté par des
guerriers touaregs voilés qui en défendent farouchement l’accès, lance et
bouclier à la main. Désert où il ne fait pas bon s’aventurer parce que, passées
les hautes plaines qui bordent au sud l’Atlas saharien, le Sahara, c’est
surtout l’espace que tout rend impraticable : le relief, le climat, les
hommes, la langue »…
Puis passées quatre premières photos subllissimes, photos de roches
denses éclatées, millénairement enrayées de silence et de soleils, où le plein
jour semble virer au crépuscule tant il ébloui, englouti et écrase, l’écrivain redevenu
poète tutoie le lecteur pour l’avertir :
« Sache
Que le vide autour de toi
Fera le vide
En toi »
Et d’ajouter, quelques vers plus loin :
« …[Ici] Nul paravent
De règles ou de conventions
Ne te coupera de tes soifs
De tes ferveurs
De tes peurs
Devant la vérité nue de toi
Tu seras…
Tel qu’en toi-même enfin… »
Force et
pureté des lignes rocheuses du Hoggar Tassili dessinant comme un château sorti
de la préhistoire
et photographié dans
« Passion des sables » par Khattab Hdjeba
Puis ces textes poétiques vont se poursuivre, en s’espaçant pour
laisser toute latitude à la photographie, toutes les photographies de Khattab
Hadjeba, « pures » comme au premier jour du monde et qui n’ont
en fait pas besoin d’autre commentaire que celui de l’étonnement, de la
fascination silencieuse…
Une autre photo-portrait réalisée par Khattab Hadjeba et extraite de « Passion
des sables »
« Je suis toujours fier
d’exposer mes photos sur le Sahara, dit Khattab Hadjeba, vous y verrez des
couleurs saturées, des ciels d’un bleu pur, mais vous y verrez surtout tout
l’amour que je porte à mon pays et cela est le résultat de sentiments qu’aucune
technique ne peut contrôler si ce n’est la technique de l’humain, le cœur. »
Rencontres
virtuelles de Mostefa Abderrahmane avec Khattab Hadjeba
Mostefa Abderrahmane est lui aussi un photographe et cinéaste natif de
Mostaganem. Une ville qu’il habite toujours et d’où il n’a cessé d’élaborer d’importants
projets de photographies, d’expositions,
d’ateliers d’initiation pour jeunes photographes ou films documentaires, et
cela depuis des décennies.
Mostefa Abderrahmane
lors d'une de ses visites à la ferme coloniale "Edmée de janson", prés
de Bosquet (Sidi Ali) une ferme vinicole où furent torturés des dizaines de
civils algériens durant la guerre de libération. Mostefa Abderrahmane y tourna
son film documentaire de long métrage "Les cuves de la mort" avec la participation de témoins hommes et
femmes rescapés…
Mostefa Abderrahmane vient d’ailleurs juste de terminer
un long métrage documentaire de1 heure 10 mn, dont le titre est : « Les enfumades du Dahra. Le crime de la civilisation ».
Un film qui, contrairement a ce que laisserait croire son titre, part sur les
traces des officiers de la conquête coloniale française au 19 ème siècle à
travers toute l’Algérie et pas seulement dans le Dahra. Ainsi pour de
nombreuses séquences tournées dans la région de Mascara, dans le sillage de la
Smala de l’Emir Abdelkader ; également à Ain Merane (ex Rabelais), prés de
Chlef où, le 12 août 1845, Saint Arnaud avait emmuré des populations civiles ;
aussi dans la Metidja en hommage à la resistance vaillante des tribus des Beni
Messra, des Beni Hadjout et des Beni Mered ; tout comme dans la région de
Lambèse ou le canyon de l’oued Rhummel à
Constantine (prise de Constantine en 1837); dans les monts de Djijel
enfin…
Autre caractéristique de ce grand film inédit est qu’il
contient les interviews de deux historiens algériens : Amar Belkhodja et
Fouad Soufi, d’une part. Et celles de deux historiens français Gilles Manceron
et Olivier Le Cour Grandmaison, réalisées à Paris…
… « J'ai
d'abord connu Khattab Hadjeba nous dit
Mostefa Abderrahmane, grâce à une amie,
Farida Tilikète, anciennement journaliste et aujourd'hui professeur à
l'université de Mostaganem, qui m’avait offert voilà plus de 25 ans le premier
livre que ce photographe vivant et travaillant à Lausanne avait consacré à
Venise.
Comme je suis un
amoureux des beaux-livres consacrés à l'art de la photographie, étant moi-même
photographe, « Voir Venise et revivre » a été une espèce de coup de foudre
d'autant plus que cet artiste (que je n’avais encore jamais rencontré) est de
ma région. L’autre choc est que je connaissais beaucoup de photographes
algériens et étrangers mais pas cet énorme artiste de mon pays pourtant connu à
travers le monde. Presque partout, sauf en Algérie et, plus encore:
méconnu dans sa ville natale qui ne l'avait jamais sollicité ne serait-ce que
pour une exposition.
Le deuxième coup
de foudre c'est quand j'ai découvert à sa parution, vers 1990, le deuxième
ouvrage "Passion des sables" réalisé dans le Tassili et le Hoggar
et pour lequel l'incontournable écrivain et poète Mouloud Mammeri avait écrit
des textes inoubliables.
J'ai pu ensuite
me débrouiller l’adresse postale de Kattab Hadjeba et commençais à lui écrire
des lettres à Lausanne où il réside à ce jour pour lui manifester mon intérêt
et mon étonnement sur son travail qui apaise, qui détend et surtout qui appelle
à la sagesse. De là ont débuté tout une série d'échanges par mails avec lui.
Lors de sa venue
à Mostaganem en 2015, j’ai pu lui demander directement s'il était d'accord pour
qu'on fasse un film documentaire sur son parcours professionnel. Il a tout de
suite accepté, avec joie et m’a dit que j’étais le premier à le solliciter pour
un portrait…Je trouve injuste qu'une personnalité Maître FIAP (Fédération
Internationale de l'Art Photographique), distinguée et honorée de par le monde
pour son travail et ses expositions remarquables soit carrément ignorée en
Algérie où les institutions accordent si peu d’importance aux artistes.»
Tournage
d’un pèlerinage aux sources…
« Nous avons pu tourner durant deux semaines dans des sites naturels
magnifiques dont la beauté vous coupe le souffle. Khattab Hadjeba a rencontré
des pêcheurs à Hadadj, une magnifique plage qui lui rappela Agave au Portugal
où il avait séjourné à un certain temps. Il ne connaissait pas Hadjaj.
L’hospitalité des gens l’étonna. C’était notre première sortie. Puis ce fut la
magnificence des hautes dunes de sable de Cap Ivi. De voir rassembler en un
même lieu des dunes de sable et la mer, Khattab Hadjeba fut quasiment
émerveillé. C’était à la fois le désert d’antan qu’il avait photographié dans
« Passion des sables » dans le Hoggar-Tassili et l’air
marin de la grande bleue, de la Méditerranée… Il était comme pris dans un
tourbillon ; émerveillé. A sa demande nous sommes même revenus pour une
seconde journée à Cap Ivi pour qu’il puisse marcher… Il y passa un long moment
de méditation, rêveur, épanoui…
Les dunes et lamer à Cap Ivi sur la route de Mosta verrs
Ténès (photo Abderrahmane Djelfaoui)
« Durant
notre périple et visite guidée de la région de Mostaganem, poursuit Mostefa Abderrahmane,
le fil conducteur était simple : je lui demandais de faire ses
photographies et je le suivais à la caméra pour recueillir les impressions de
ce voyage de retour, un voyage quasiment initiatique pour lui. Tout en faisant
plus ample connaissance entre nous, on
lui faisait découvrir des sites et des paysages
qu’il n’avait jamais vu, autant en bord de mer qu’à l’intérieur du pays,
comme à Oued el khir, à trente kms de Mosta, vers Relizane, ou encore à la
Kalaa des Beni Rached, un site préhistorique et historique magnifique… Khattab
Hadjeba s’imprégnait de toutes ces ambiances et prenait tout le temps pour
faire des photos…
« Autres
moments forts ; à un moment donné il a aussi rencontré un grand nombre de
personnalités soufies qui étaient présentes à Mostaganem dans le cadre d'un
congrès international. Ce fut un grand moment d’échanges, de partage solidaire
et de paix… Il rencontra également une délégation d'anciens footballeurs de
l'équipe nationale d'Algérie venue pour le lancement d'un centre de
radiothérapie pour la ville de Mostaganem… Tout cela en restant humble et
silencieux dans sa démarche, ses rapports, ses échanges ; mais on sentait
la force de ses émotions. Son visage et ses yeux en rayonnaient... »
Mostefa Abderrahmane à la caméra
durant le tournage
photographié par Khattab Hadjeba(mai
2016)
Un des derniers moments forts enfin du tournage de ce film
documentaire, me dit Mostefa Abderrahmane, aura été de faire se rencontrer le
photographe de Lausanne et l’artiste peintre Mohamed Oulhaci qui réside à
Stidia, un village paisible de la cote entre Mosta et Oran qui se trouve juste
sous le méridien de Greenwitch… Deux heures de discussion amicale entre les
deux artistes à échanger leurs expériences et impressions sur leurs livres respectifs : Venise pour l’un,
monographie de l’œuvre peinte pour l’autre. Cela autour d’un café, un après
midi de mai alors qu’une caméra attentive et discrète les filme…
L’équipe du
film dans un de ses moment de repos. Assis : Mohamed Ould Maamar et
Abderrahmane Mostefa avec sa caméra.
Debout :
Nadir Kaidi, le guide et l’interviewer. (Photo de Khattab Hadjeba)
De tout ce que me raconte le réalisateur, bribes par bribes, tels des
bouffées de bon vent, j’imagine déjà la beauté sobre et lumineuse des images de ce documentaire exceptionnel, la
coulée de son récit, ses arrêts sur image et la découverte de la voix et des
attitudes d’un de nos grands (et méconnu) artistes de la photographie dont il
faut souligner qu’en sus de ses splendides paysages du Sahara, de Venise, de la
Camargue ou des Alpes, il est aussi le créateur de beaux portraits noir et
blanc des musiciens de jazz réalisés année après année au Festival
international de Montreux…
La chanteuse et comédienne De De Bridgewater qui
reçut en1998 le Grammy Award du meilleur album de jazz pour l'album Dear Ella, photographiée ici
par Khattab Hadjeba
Abderrahmane
Djelfaoui