dimanche 3 juillet 2016

Une réalité filmée : le retour à Mostaganem de Khattab Hadjeba, l’enfant du pays

Il y  a juste quelques semaines, et à l’occasion de la date anniversaire de la grève des étudiants algériens du 19 mai 1956 (60 ans déjà !), la maison de la culture Ould Abderrahmane Kaki de Mostaganem a organisé une grande exposition de photographies. Le vernissage de cette forte exposition de quelques 120 œuvres à couper le souffle sur le Hoggar-Tassili, était inattendue,  mais draina beaucoup de monde, de sympathie et d’étonnement au profit de l’artiste. L’auteur, le vénérable photographe Khattab Hadjeba, âgé de 80 ans et vivant depuis 1960 à Lausanne, en Suisse, était lui encore moins attendu. Et Pourtant…




Une longue histoire d’hier à aujourd’hui…

Vous allez de suite et légitimement  vous demandez: mais quel lien entre le photographe Khattab Hadjeba et le 60ème anniversaire du 19 mai 1956 ?... Il y a bien un lien ; mais pour notre société aux institutions académiques pour lesquelles l’Histoire n’est pas la matière la plus respectée, il n’y a pas mieux que de donner la parole à l’exilé lui-même pour nous faire comprendre ce rapport.
Il écrit à ce propos dans un article autobiographique paru le 16 mai 2016 dans « Reflexion », quotidien national d’information du Dahra, ce qui suit :

« En tant que jeune et témoin [durant la guerre de libération nationale] de nombreuses injustices je cherchais alors à me rendre utile, aider mon pays. Je fis part discrètement autour de moi de mes intentions d'apporter ma contribution.
Ainsi avec le temps, je fis parti d'une petite cellule dont le responsable était Mr Abdellah Ould Hadj Larbi cordonnier et Mr Ghali Saïdi sapeur pompier, responsable des transmissions des produits médicaux.
Mon travail consistait à me procurer des produits de premiers soins et de les acheminer à un point donné. Je profitais des heures les plus chaudes, entre midi et quatorze heures, la surveillance étant moindre, pour livrer des médicaments, coton, pansements, alcool, mercurochrome et autres.
Avec le temps, les soupçons commencèrent à peser sur moi, la surveillance se renforça. J'avais juste 23 ans et sous l'insistance de ma mère, je dû fuir en France. Des messages me parvenaient de l'Algérie que la cellule avait été démantelée et que l'on me recherchait. Je n'étais pas en sécurité en France-Je décidais alors de passer en Suisse rejoindre un ami Ali Kara Mostepha qui m'accueillit comme un frère. C'est ainsi que je découvris Lausanne ». 
Il y aura là entre autres pour amis au fil du temps et des rencontres: Mohamed Khemisti, Bachir Boumaza, Hocine Ait Ahmed, etc.


Signalons juste au passage à propos de cette commémoration, que la salle d’exposition  de la maison de la culture Ould Abderrahmane Kaki de Mosta, avait déjà connue quelques expositions remarquables, dont, il y a quelques années , celle des œuvres de Mohamed Kouaci (1922-1996) photographe de l’ALN-FLN et du GPRA initiée par sa veuve ; salle qui connaitra aussi , à la veille même de ce ramadhan, une grande exposition rétrospective d’un autre enfant de Mostaganem, natif de sa vielle ville Tigditt : le peintre, graveur et affichiste Mohamed Khadda (1930-1991)….

Khattab Hadjeba années 80…(sur le rabat de la une de couverture de « Hoggar-Tassili)


De « Voir Venise… » à la «Passion des sables »
Avant de réaliser le livre de photographies « Hoggar-Tassili Passion des sables » (co édition Bouchène-Messidor-ENAP, 1991) accompagné de textes de l’écrivain et anthropologue Mouloud Mammeri, Khattab Hadjeba avait déjà édité un beau livre d’images en 1984 : « Voir Venise et revivre ».
Dans une correspondance qu’il nous adresse de Lausanne à propos de ce travail, Khattab Hadjeba  écrit : « J’avais l’idée de faire  un livre de photos en noir et blanc sur Venise, ville qui me séduisit au premier voyage. C’était l’occasion pour moi d’appliquer ma technique (virage partiel en sépia) que j’avais créé et que j’étais le seul à utiliser. Mon livre « Voir Venise et Revivre » illustre cette technique très spéciale. Je faisais alors plusieurs expositions à Lausanne et ailleurs avec mes photos et je rencontrais alors de grands photographes venus d’Europe. »
Des photos que l’artiste originaire de Oued el Khir (Mostaganem) exposera autant en Corée du Sud, en Turquie, à Sidney, au Japon qu’en Suède…




« Plus tard (poursuit Khattab Hadjeba dans sa correspondance) l’idée d’un second livre me vint et quoi de plus naturel que de penser à mon pays et en particulier le Sahara avec ses belles et magnifiques couleurs et gigantesques espaces désertiques.
Je fis plusieurs voyages avec des groupes Suisses. Mon livre sur le Sahara « Passion des Sables » vit le jour et je pense que se sont à mes yeux et dans mon cœur mes plus belles photos. »

 Tiré à plusieurs milliers d’exemplaires ce beau livre est introduit magistralement dés le premier paragraphe  par un Mouloud Mammeri à la fois géographe, historien, homme de terrain et d’archives:
« On l’a enrobé de légendes… longtemps avant de le connaitre… Des légendes à la fois fascinantes et dissuasives : le pays de la soif et des dunes sans havre, hanté par des guerriers touaregs voilés qui en défendent farouchement l’accès, lance et bouclier à la main. Désert où il ne fait pas bon s’aventurer parce que, passées les hautes plaines qui bordent au sud l’Atlas saharien, le Sahara, c’est surtout l’espace que tout rend impraticable : le relief, le climat, les hommes, la langue »…


Puis passées quatre premières photos subllissimes, photos de roches denses éclatées, millénairement enrayées de silence et de soleils, où le plein jour semble virer au crépuscule tant il ébloui, englouti et écrase, l’écrivain redevenu poète tutoie le lecteur pour l’avertir :

« Sache
Que le vide autour de toi
Fera le vide
En toi »

Et d’ajouter, quelques vers plus loin :

« …[Ici] Nul paravent
De règles ou de conventions
Ne te coupera de tes soifs
De tes ferveurs
De tes peurs
Devant la vérité nue de toi
Tu seras…
Tel qu’en toi-même enfin… »

       Force et pureté des lignes rocheuses du Hoggar Tassili dessinant comme un château sorti de la préhistoire 
et  photographié dans « Passion des sables » par Khattab Hdjeba

Puis ces textes poétiques vont se poursuivre, en s’espaçant pour laisser toute latitude à la photographie, toutes les photographies de Khattab Hadjeba, « pures »  comme au premier jour du monde et qui n’ont en fait pas besoin d’autre commentaire que celui de l’étonnement, de la fascination silencieuse…


Une autre photo-portrait réalisée par  Khattab Hadjeba et extraite de « Passion des sables »


« Je suis toujours fier d’exposer mes photos sur le Sahara, dit Khattab Hadjeba, vous y verrez des couleurs saturées, des ciels d’un bleu pur, mais vous y verrez surtout tout l’amour que je porte à mon pays et cela est le résultat de sentiments qu’aucune technique ne peut contrôler si ce n’est la technique de l’humain, le cœur. »



Rencontres virtuelles de Mostefa Abderrahmane avec Khattab Hadjeba

Mostefa Abderrahmane est lui aussi un photographe et cinéaste natif de Mostaganem. Une ville qu’il habite toujours et d’où il  n’a cessé d’élaborer d’importants projets  de photographies, d’expositions, d’ateliers d’initiation pour jeunes photographes ou films documentaires, et cela depuis des décennies.


Mostefa Abderrahmane lors d'une de ses visites à la ferme coloniale "Edmée de janson", prés de Bosquet (Sidi Ali) une ferme vinicole où furent torturés des dizaines de civils algériens durant la guerre de libération. Mostefa Abderrahmane y tourna son film documentaire de long métrage "Les cuves de la mort"  avec la participation de témoins hommes et femmes rescapés…



Mostefa Abderrahmane vient d’ailleurs juste de terminer un long métrage documentaire de1 heure 10 mn, dont le titre est : « Les enfumades du Dahra. Le crime de la civilisation ». Un film qui, contrairement a ce que laisserait croire son titre, part sur les traces des officiers de la conquête coloniale française au 19 ème siècle à travers toute l’Algérie et pas seulement dans le Dahra. Ainsi pour de nombreuses séquences tournées dans la région de Mascara, dans le sillage de la Smala de l’Emir Abdelkader ; également à Ain Merane (ex Rabelais), prés de Chlef où, le 12 août 1845, Saint Arnaud avait emmuré des populations civiles ; aussi dans la Metidja en hommage à la resistance vaillante des tribus des Beni Messra, des Beni Hadjout et des Beni Mered ; tout comme dans la région de Lambèse ou  le canyon de l’oued Rhummel à Constantine (prise de Constantine en 1837); dans les monts de Djijel enfin…
Autre caractéristique de ce grand film inédit est qu’il contient les interviews de deux historiens algériens : Amar Belkhodja et Fouad Soufi, d’une part. Et celles de deux historiens français Gilles Manceron et Olivier Le Cour Grandmaison, réalisées à Paris…

… « J'ai d'abord connu  Khattab Hadjeba nous dit Mostefa Abderrahmane,  grâce à une amie, Farida Tilikète, anciennement journaliste et aujourd'hui professeur à l'université de Mostaganem, qui m’avait offert voilà plus de 25 ans le premier livre que ce photographe vivant et travaillant à Lausanne avait consacré à Venise.
Comme je suis un amoureux des beaux-livres consacrés à l'art de la photographie, étant moi-même photographe, « Voir Venise et revivre » a été une espèce de coup de foudre d'autant plus que cet artiste (que je n’avais encore jamais rencontré) est de ma région. L’autre choc est que je connaissais beaucoup de photographes algériens et étrangers mais pas cet énorme artiste de mon pays pourtant connu à travers le monde. Presque partout,  sauf en Algérie et, plus encore: méconnu dans sa ville natale qui ne l'avait jamais sollicité ne serait-ce que pour une exposition.
Le deuxième coup de foudre c'est quand j'ai découvert à sa parution, vers 1990, le deuxième ouvrage "Passion des sables" réalisé dans le Tassili et le Hoggar et pour lequel l'incontournable écrivain et poète Mouloud Mammeri avait écrit des textes inoubliables
J'ai pu ensuite me débrouiller l’adresse postale de Kattab Hadjeba et commençais à lui écrire des lettres à Lausanne où il réside à ce jour pour lui manifester mon intérêt et mon étonnement sur son travail qui apaise, qui détend et surtout qui appelle à la sagesse. De là ont débuté tout une série d'échanges par mails avec lui.
Lors de sa venue à Mostaganem en 2015, j’ai pu lui demander directement s'il était d'accord pour qu'on fasse un film documentaire sur son parcours professionnel. Il a tout de suite accepté, avec joie et m’a dit que j’étais le premier à le solliciter pour un portrait…Je trouve injuste qu'une personnalité Maître FIAP (Fédération Internationale de l'Art Photographique), distinguée et honorée de par le monde pour son travail et ses expositions remarquables soit carrément ignorée en Algérie où les institutions accordent si peu d’importance aux artistes.»


Tournage d’un pèlerinage aux sources…

« Nous avons pu tourner durant deux semaines dans des sites naturels magnifiques dont la beauté vous coupe le souffle. Khattab Hadjeba a rencontré des pêcheurs à Hadadj, une magnifique plage qui lui rappela Agave au Portugal où il avait séjourné à un certain temps. Il ne connaissait pas Hadjaj. L’hospitalité des gens l’étonna. C’était notre première sortie. Puis ce fut la magnificence des hautes dunes de sable de Cap Ivi. De voir rassembler en un même lieu des dunes de sable et la mer, Khattab Hadjeba fut quasiment émerveillé. C’était à la fois le désert d’antan qu’il avait photographié dans « Passion des sables » dans le Hoggar-Tassili et l’air marin de la grande bleue, de la Méditerranée… Il était comme pris dans un tourbillon ; émerveillé. A sa demande nous sommes même revenus pour une seconde journée à Cap Ivi pour qu’il puisse marcher… Il y passa un long moment de méditation, rêveur, épanoui…

 Les dunes et lamer à Cap Ivi sur la route de Mosta verrs Ténès (photo Abderrahmane Djelfaoui)


« Durant notre périple et visite guidée de la région de Mostaganem, poursuit Mostefa Abderrahmane, le fil conducteur était simple : je lui demandais de faire ses photographies et je le suivais à la caméra pour recueillir les impressions de ce voyage de retour, un voyage quasiment initiatique pour lui. Tout en faisant plus ample connaissance entre nous,  on lui faisait découvrir des sites et des paysages  qu’il n’avait jamais vu, autant en bord de mer qu’à l’intérieur du pays, comme à Oued el khir, à trente kms de Mosta, vers Relizane, ou encore à la Kalaa des Beni Rached, un site préhistorique et historique magnifique… Khattab Hadjeba s’imprégnait de toutes ces ambiances et prenait tout le temps pour faire des photos…
« Autres moments forts ; à un moment donné il a aussi rencontré un grand nombre de personnalités soufies qui étaient présentes à Mostaganem dans le cadre d'un congrès international. Ce fut un grand moment d’échanges, de partage solidaire et de paix… Il rencontra également une délégation d'anciens footballeurs de l'équipe nationale d'Algérie venue pour le lancement d'un centre de radiothérapie pour la ville de Mostaganem… Tout cela en restant humble et silencieux dans sa démarche, ses rapports, ses échanges ; mais on sentait la force de ses émotions. Son visage et ses yeux en rayonnaient... »

Mostefa Abderrahmane à la caméra durant le tournage
photographié par Khattab Hadjeba(mai 2016)


Un des derniers moments forts enfin du tournage de ce film documentaire, me dit Mostefa Abderrahmane, aura été de faire se rencontrer le photographe de Lausanne et l’artiste peintre Mohamed Oulhaci qui réside à Stidia, un village paisible de la cote entre Mosta et Oran qui se trouve juste sous le méridien de Greenwitch… Deux heures de discussion amicale entre les deux artistes à échanger leurs expériences et impressions sur leurs livres  respectifs : Venise pour l’un, monographie de l’œuvre peinte pour l’autre. Cela autour d’un café, un après midi de mai alors qu’une caméra attentive et discrète les filme…

L’équipe du film dans un de ses moment de repos. Assis : Mohamed Ould Maamar et Abderrahmane Mostefa avec sa caméra.
Debout : Nadir Kaidi, le guide et l’interviewer. (Photo de Khattab Hadjeba)


De tout ce que me raconte le réalisateur, bribes par bribes, tels des bouffées de bon vent, j’imagine déjà la beauté sobre et lumineuse des  images de ce documentaire exceptionnel, la coulée de son récit, ses arrêts sur image et la découverte de la voix et des attitudes d’un de nos grands (et méconnu) artistes de la photographie dont il faut souligner qu’en sus de ses splendides paysages du Sahara, de Venise, de la Camargue ou des Alpes, il est aussi le créateur de beaux portraits noir et blanc des musiciens de jazz réalisés année après année au Festival international de Montreux…

La chanteuse et comédienne De De Bridgewater qui reçut  en1998 le Grammy Award du meilleur album de jazz pour l'album Dear Ella,  photographiée ici par Khattab Hadjeba



 Abderrahmane Djelfaoui

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