Cet été encore, Azwaw Mammeri, peintre,(1) n’aura pas voyagé en dehors des
« bouchons » de Bordj El Kiffan et d’Alger. A l’ex Fort de l’Eau
d’antan où il réside, il lit, il peint, il sculpte. Quant à la « ville d’en
face », Alger, il s’y rend assez souvent en pèlerinage, suivant l’humeur,
soit aux heures fraîches d’aurore quand ses habitants dorment encore, soit à
celles de fin du jour quand s’annonce la nuit, entre chien et loup comme on
dit, lorsque plus d’un habitant est enfermé déjà chez lui derrière les
blindages virtuels des journaux télévisés de 20 heures…
Un regard de bonté
Pourtant,
depuis de très longues années Azwaw Mammeri n’a cessé de rêver du Tassili, ce
pays des longs chèches aux couleurs
pures et vives ; ce si lointain pays des lunes de silence ; terre de
pierres volcaniques sculptées par les radiations intenses des soleils, les
vents d’altitude et les basses températures des déserts centraux d’Afrique.
Plasticien, il n’a jamais cessé de se nourrir des reproductions des fresques
multilinéaires peintes sur les parois rocheuses des grottes. Ni de s’interroger
sur le mystère de leurs signes, de leur sens filiforme, de « leur message
universel» comme il aime à souligner. A portée de sa main, le livre de Henri
Lhote, « A la découverte des fresques du Tassili », datant des années
70. Combien de fois ne s’est-il pas imaginé dialoguant avec le commun des
descendants des artistes de la Préhistoire, les Touaregs aujourd’hui, nos
concitoyens néanmoins relégués dans la misère de l’oubli sinon de
l’indifférence ou du mépris…
S’il
n’a pas pu voyager jusqu’au Tassili, il n’en a pas moins de ses propres yeux vu
cet été se manifester à deux pas de chez lui des attitudes révoltantes et
condamnables. « On a ramené des familles entières de Targui à Bordj El
Kiffan, dit-il, et on les a parqué du coté de ce qu’on appelle le Bateau cassé,
dans une sorte de campement d’indiens ! Ce n’était vraiment plus des
Algériens comme d’autres qui passaient des vacances. C’était comme si on avait
déporté une tribu d’un autre âge sur une plage qui ne mérite pas le nom de
plage, puisque y débouchent des égouts et qu’on a pratiquement pillé tout
son sable en 1995/96! »
Cependant
avant même ce triste épisode, Azwaw avait à la mi-juin participé à la
commémoration du 7ème
anniversaire de la disparition de Mahfoud Boucebci, psychiatre, et de
Tahar Djaout, écrivain, par une émouvante installation artistique qui référait
largement au savoir-faire des hommes du désert. Avec des moyens élémentaires :
des branches de palmiers récupérées, des morceaux de cordes tressées en halfa, de petits pots de terre cuite non
vernis ainsi que de simples bougies. Assemblées et tenues solidairement
ensemble par la halfa, les branches
de palmier étaient devenus hauts chandeliers avec, pour chacun, une bougie
allumée à son sommet. C’est d’ailleurs par hasard qu’Azwaw avait découvert et
récupéré ces matériaux de fibre de bois, au printemps dernier, au moment où les
ouvriers de la municipalité de Bordj El Kiffan, taillaient les palmiers des
boulevards en vue de l’été. « En fait l’idée avait germé avant le décès
d’Anissa Asselah, précise-t-il, quand celle-ci avait ramené des flambeaux
asiatiques pour commémorer la journée du 5 mars… »
Un des « guerriers » comme il disait qu’il
avait réalisé en 2016
Depuis,
Azwaw Mammeri a sculpté tout l’été, de jour comme de nuit, de longues branches
de palmier séchées au cutter. Un bois facile à tailler, qui n’oppose pas de
grande résistance au façonnage. « On a l’impression que c’est spongieux.
On peut même laisser dessus une trace par la seule pression d’un ongle», dit-il
Ces branches furent dans un premier temps taillées pour faire plusieurs
supports naturels de lampes qui furent installés sur le même espace de la salle
Frantz Fanon de Riadh el Feth. « Quand à la commémoration Boucebci on
avait allumé les bougies, j’ai comme tout le monde remarqué que l’ombre portée
de ces longues tiges de palmier donnaient le sentiment de la présence d’êtres
silencieux. Des êtres d’autant plus étranges et vivants que les bougies
frémissaient au moindre souffle d’air… »
L’autre coté de la baie des ombres
Comme
d’habitude, le peintre-sculpteur parle en fumant cigarette sur cigarette, ses
mains plus mobiles dans l’air chaud et humide que les volutes de fumée du tabac
bon marché dont il abuse. Il est tout concentré sur ce qu’il dit ; sur le
sens volontaire ou dramatique des réalités, des amis chers disparus comme des
initiatives nouvelles qui se profilent (expositions à Alger ? A
Marseille ? Ailleurs encore ?..) sans qu’il soit pourtant sûr
qu’elles pourront à tout coup voir le jour, s’imposer, donner des résultats qui
feront vibrer le cœur et l’intelligence.
Quand
il s’arrête de parler, ses bras reposent avec calme. On le sent alors réfléchir
en images, bien chercher ses mots en observant ses propres objets sculptés
posés sur sa table de travail entre différents pinceaux, papiers, cendriers,
tasses de café et autres journaux de la veille. Sous la table, tranquille, son
caniche Cachou bat de la queue. Sur le mur, derrière Azwaw, un certain nombre
de ses peintures en cours, qu’il nomme « des croûtes », sont
punaisées. Il n’a cessé de les retravailler des mois durant au point que ce
sont des couches superposées de peinture à l’huile et d’acrylique. « De
l’eau et de l’huile ! », s’exclame-t-il. Le mélange est-il donc possible ?
« En
tout cas, remarque-t-il, le temps et la technique utilisée ont eut pour
résultat un effet de lumière tamisée, ombrée tel qu’on l’aime au
Maghreb et en Méditerranée… » Ceux qui côtoient Azwaw Mammeri savent bien
à ce propos que les noms éminents de Matisse, Klee ainsi que ceux
des Orientalistes sont les références qui reviennent régulièrement ces
dernières années quand il parle de vécu artistique et de peinture.
« C’est
comme quand on nous parle du soleil de minuit en Suède… » Ce qu’Azwaw n’a
jamais vu qu’à la télé, bien sûr… « Mais le soleil du crépuscule de chez
nous, sur les collines d’Alger, vers les 19 heures l’été n’est-il pas
unique ?!, enchaîne-t-il les yeux enflammés. Vue de la cote de Bordj El
Kiffan ou de La Pérouse-Tamendefoust, c’est une merveille! La boule solaire
telle un disque doux glisse, en direct, derrière les collines d’ombres d’Alger.
Comme si ce grand disque vibrant glissait telle une immense pièce d’or dans une
tire lire de montagne… Et plus il descend au contact des collines d’un bleu
vaporeux ou profond, plus la palette des couleurs et des dégradés et
incroyable ! L’on perçoit même des gris-or ; ça existe !..
« Seul
d’ailleurs un poète pourrait exprimer en mots ces moments solaires intenses
d’Alger. Tout comme aussi la pleine lune certaines nuits. On pourrait parler
d’une véritable ceinture de diamants sur la ville; surtout quand il y a de
nombreux bateaux illuminés en rade. Alger est alors sublime, une diva
qui, avec ses lumières, chante tout à la fois le bel canto, l’andalou,
le berbère, le corse et d’autres accords encore… » Nous sommes d’accord
pour reconnaître que, malheureusement, peu de gens goûtent et s’expriment sur
la magnificence de tels panoramas quotidiens…
Une des peintures sur papier pour son exposition « Alger-
Marseille »,
alors en préparation (aout 2013)
En
fait, ce que cherche a exprimer l’artiste par un tel détour exclamatoire sur
les lumières c’est à mieux expliciter la démarche même son voyage
intérieur ; celle qui l’a progressivement, et par approches discrètes,
mené d’un assemblage de matériaux nouveaux pour une installation artistique
publique à un travail de sculpture plus affirmé, mais « indéterminé »
et toujours en cours où, de façon concrète, il côtoie des présences et entretient par leur biais une sorte d’interactivité
avec la sacralité de l’humain. « En fait, ce sentiment est le résultat de
tout ce que j’ai engrangé ces dix dernières années. Des années tragiques où
j’ai beaucoup appris ; surtout à mieux percevoir la vie, dit-il, et aller
au delà du voir… »
Présence d’êtres couleur sable.
Les
branches récupérées dans la rue (alors qu’elles étaient destinées à être brûlées
à la décharge publique de Oued Smar) étaient vertes. Les semaines puis les mois
au soleil de la terrasse les ont bien séchées. Elles ont aussi durcies et pris
un autre aspect que celui qu’elles avaient à l’origine ; un aspect qui
rappelle étrangement la couleur des sables…
« Sur
ces branches j’ai travaillé sans arrêt jour et nuit, plus d’une semaine. Un
travail juste entrecoupé de moments de sommeil pour récupérer… J’ai même évité
de sortir à Bordj El Kiffan durant ce travail. Pour ne pas être dérangé, pour
ne pas perdre le fil. Parce que dans mon esprit, vis à vis de ce bois, j’avais
beaucoup d’images à extérioriser, à rendre concrètes, presque comme une
pellicule à travailler d’une seule traite pour la révéler dans les bains d’un
labo… »
Des
dizaines de ces sculptures ont déjà pris forme. Elles n’ont pas plus de 20 à 30
cm de long. Elles sont filiformes au point de rappeler les célèbres sculptures
fuselées de Giacometti. Des têtes et des corps. Comme des sentinelles
immobiles. A la verticale. Des masques. Larges arcades sourcilières ; sage
silence des lèvres. Bois nu fraîchement taillé, non encore poli. Ce sont des
silhouettes africaines…
« J’ai
cherché des formes humaines épurées, dit Azwaw. Des formes sans bras. Des
présences sécurisantes ; qui ne font pas peur ; bien au contraire…
Elles me rappellent aussi les Targui en armes. Des Targui silencieux. ;
parce qu’ils peuvent se comprendre sans parler ; par les seuls rites,
gestes et regards. Même si mes figurines ne peuvent pas parler je voudrais
qu’on ait l’envie de les écouter… En les travaillant dans mon atelier,
j’imaginais toutes celles et ceux qui avaient longtemps marché et voyagé ;
j’imaginais ce que pouvait être l’expression du visage de mes ancêtres. C’est
que je considère tout matériau que je travaille comme porteur de sens, et non
pas comme simple objet inanimé…»
Azwaw Ali Mammeri en mars 2016
dans la maison familiale de Bordj El Kiffan
Malgré la retenue un peu lasse
qu’il a à parler de ce travail neuf, je n’en sens pas moins planer au dessus de
lui une forme d’inquiétude diffuse, une angoisse même. Toutefois avant de
répondre à cette question précise, il fait un bref retour en arrière.
« Les autres années, à la même période d’été, je souffrais le martyre,
dit-il. Faute de moyens pour faire avancer ma peinture, mes projets. Il y avait
aussi tout le poids intempestif de certaines occupations domestiques ; la
maison. Puis l’atmosphère générale du pays ; au point que parfois il
m’arrive de ne plus y croire…Mais je me reprends et je me dis : n’oublie
pas ! N’oublie surtout pas ! Car qui garantit que la tragédie ne
reprendrait pas demain ?.. Même en Europe, n’est-ce pas, les enjeux sont
parfois tels que ça donne la Tchétchénie, les basques… »
Entre amis : Azwaw découvrant la couverture de
mon recueil
« La mer vineuse / disait l’aveugle »
sous le regard de Hamid Nacer-Khodja qui arrivait et
(comme à son habitude) repartait dans la même journée
pour Djelfa, là bas dans la steppe… C’était le 11 mars
2012…
Le
défi, est aussi un mot permanent du
langage d’Azwaw Mammeri. Les projets d’exposition qu’il mature sont assez
ambitieux, surtout dans le cadre d’une ville comme Alger où il estime par
exemple exclu de dire que, cet été, il y ait eu une seule exposition artistique
digne d’intérêt. « En 1995/96, il y avait bien eu un déclic chez la
plupart des artistes. Il y avait eu de la créativité et bon nombre
d’interventions neuves. Puis j’ai eu l’impression que ça a assez vite tourné à
une forme de commémoration ; c’est devenu un peu ennuyeux… Il n’y a plus
la même émulation qu’avant. Il y a comme une lassitude qui n’est pas du qu’à
l’été trop chaud, trop poisseux… » Connaissant la droiture d’Azwaw, sa
franche innocence, je sais que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il relève de
façon aussi critique l’état d’essoufflement de la création artistique, ainsi
que l’ensemble des activités dites culturelles.
Cependant
l’essentiel de l’angoisse est dans le travail en cours lui même. « Les
réalisations sur lesquelles je travaille à l’heure actuelle, je ne les appelle
pas encore des œuvres d’art. Ce n’est pour le moment qu’un travail.
Lorsqu’elles seront exposées et présentées au public, celui ci leur certifiera,
en les recevant ou pas, le statut d’œuvres d’art. Quand il y aura
communication… »
Une des œuvres de la maturité, de l’année 2016,
que je considère personnellement digne d’être exposée
dans n’importe quelle célèbre galerie d’art dans le
monde ;
sinon un musée…
L’attitude
d’Azwaw Mammeri est généreuse, désintéressée ; peut être un peu trop.
Comme tous les vrais voyageurs ; ceux qui partent pour partir, simplement…
Abderrahmane Djelfaoui
Paru dans « Le soir d’Algérie » en 2001
(1) Azwaw Ali
Mammeri est né le 24 septembre 1954 à Belfort, quartier d’El Harrach, Alger. Il
décède, à l’âge de 65 ans, le 21 mai 2019 à Bordj El Kiffan, à 25 kms d’Alger.
Il était le petit fils du peintre Azwaw Mammeri (né en 1890 dans le village de
Taourirt-Mimoun et y décède le 17 septembre 1954) qui exposa dans les années 20
et 30 à Paris, Alger, Naples , et Marrakech.
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