Rachid Dehag
Anecdotes d’un
routier de l’image
(Une interview des années 90…)
Photo A. Djelfaoui, 2012
« On devient
photographe parce que, peut-être, on
est né en Algérie »
Abderrahmane
Djelfaoui : Faisant partie de la toute nouvelle génération active dès
l’indépendance de l’Algérie, comment es-tu devenu photographe ?
Rachid
Dehag :
La
première des choses c’est la lumière. Nous avons une lumière fabuleuse. C’est
comme ça qu’on le devient, ou alors il faut naître photographe. Autre
chose : nous sommes une société qui est visuelle ; analphabète peut-être,
mais visuelle et graphiste par le fait de l’écriture arabe. …
Mais il faut d’abord dire que ce qui est malheureux
c’est que, souvent, on rêve de devenir photographe en tant qu’artiste en
oubliant que la photo est une science exacte. On oublie dans le même temps
qu’on a aussi besoin de bons tireurs, de bons laborantins. On oublie tous ces
métiers… Malencontreusement, il n’y a aucune école chez nous. Les seules «
écoles » qui existaient, dans les années 62-64, étaient les
« écoles » sur le tas de Kodak ou Agfa, qui étaient les
concessionnaires de ces grandes sociétés à Alger. Un nom de bonhomme qui avait
alors fait énormément pour l’Algérie me revient, un commercial qui s’appelait
Muller, de chez Kodak dont les locaux se trouvaient du côté de la rue de
Tanger.
D’autres grands photographes algériens comme Mohamed
Kouaci ou Ismail Merazi ont également pu se former de façon parfaite au noir et
blanc grâce au fait d’avoir été apprentis chez des photographes français de la
période coloniale…
Photos d’artistes de scène
algériens réalisées par le studio Merazi,
rue Didouche, Alger
DE DESSINATEUR PROJETEUR A PHOTOGRAPHE
Après un passage à la Cinémathèque où, pendant
quatre ans, j’ai vu des films et des films du monde entier, chaque jour,
j’avais eu, en 68/69 je crois, un emploi à la SONATIBA pour faire le suivi
photo de chantier. C’était un truc bête au départ, mais comme cette société
couvrait toute l’Algérie cela m’a permis de voyager et voir l’Algérie entière,
tout en faisant le suivi des chantiers.
En général quand on se met à perler de la photo, les
gens pensent immédiatement à la photo artistique, à la photo de rêve, à la
photo publicitaire ou journalistique, mais ils ne se rendent pas compte du tout
qu’une grande partie de la production est en fait celle du type que je faisais
sur les chantiers, la photo de constat.
Parce qu’un chantier en construction, que ce soit celui d’un édifice, d’une
usine, d’une grande route ou d’un barrage, il faut le prendre continuellement
en photos dans ses différents états d’avancement. Tous les mois. Et pour ça il
faut quand même avoir une bonne formation au préalable.
Ainsi moi, je n’aurais jamais pensé qu’en devenant
photographe de terrain j’allais bénéficier de ma formation antérieure de
dessinateur-projeteur faite après le bac technique ; un diplôme qui ne m’avait
jamais servi jusque-là pour trouver un boulot. Mais en me retrouvant à faire
des photos de bâtiments et autres je savais ce que c’était justement une
assiette de bâtiment, ce que c’était une courbe de terrain, un angle, etc.
D’autre part, vu la lumière qui baigne chez nous qui
peut être très dure, cette lumière là si tu n’as pas de bagages pour la jauger
et la maîtriser, elle te fausse tout ! Aujourd’hui, tu entends encore des
tas de personnes te dire, quand ils te ratent la photo, Allah ghaleb (c’est du
ressort de dieu !) Alors que la photographie est une science exacte d’un-plus-un-plus-un-plus-un
qui te fait une bonne image pour laquelle il n’y a ni d’Allah ghaleb ni rien d’autre du genre. Une bonne image qui, peut-être,
ne démarrera pas le rêve, mais au moins devra être techniquement parfaite. Il
n’y a pas de raison qu’une machine soit conçue pour ça et qu’un être humain ne
puisse pas le faire… Si l’écrivain écrit avec un stylo, le peintre avec un
pinceau, nous nous écrivons avec la lumière.
Aujourd’hui encore quand on développe une photo
devant elles, certaines gens pensent que nous sommes des sorciers. Alors que,
de par le monde, la photo s’apprend dans des écoles, dans des universités.
D’ailleurs le grand plaisir que j’ai eu un jour, ça a été de voir dans un
journal une annonce du Haut-Commissariat à l’Energie Atomique cherchant à
recruter un ingénieur photographe. C’était bien la preuve que ça se
forme ! Mais ce qui est encore aberrant de nos jours c’est qu’en allant
chez un ophtalmologue pour vous traiter ou faire une opération sur les yeux,
bien que ce spécialiste ait tout le matériel médical nécessaire, il vous
demande quand même de lui ramener une pellicule de 400 Asa ! Pourquoi une
400 Asa, pourquoi pas une 800, pourquoi pas une 200, pourquoi un noir et blanc
et pas une couleur ?.. Or, à l’heure d’aujourd’hui, le noir et blanc a une
interprétation précise, et si l’on entre dans le domaine de recherche
scientifique c’est la couleur qui est de mise. De plus le rendu de la couleur
doit être techniquement parfait. Parce qu’un vaisseau sanguin vu plus rouge ou
plus pale, ça peut être deux diagnostics différents…
Ces questions me rappellent d’ailleurs une anecdote
affreuse. Dans les années 80, je m’étais occupé à la SNS d’El Hadjar de former
une structure de photographes après leur avoir vendu du matériel. Pour cela
j’avais exigé un cursus de chaque postulant et que ceux-ci aient tous au moins
le bac. J’ai donc formé une dizaine de photographes pour les besoins de suivi
de la production d’acier, parce qu’avant chaque coulée il fallait faire une
photo. Cette photo devait permettre une interprétation scientifique, parce que tel
rouge blanc signifiait qu’on était arrivé à tant de degrés. Chaque coulée,
comme un être humain, avait ses caractéristiques techniques propres qui ne ressemblaient
jamais à celle d’une autre coulée. Les photographes formés, j’ai été payé et je
suis parti.
Un an après on me rappelle. On me demande de former
d’autres photographes encore ! Quand je suis retourné à El Hadjar et que
j’ai vu les photographes que je connaissais, tous étaient malades, avaient été
atteints, étaient handicapés. Sur les dix, huit d’entre eux portaient
maintenant des lunettes. Qu’est-ce qui s’était donc passé ? Je n’aurais jamais pensé que ces gens que
j’avais formés loupaient leur mise au point et, et chaque fois, passait un long
temps à essayer de la régler au moment de la coulée d’acier. Ils ne se
rendaient pas comptent que les lentilles faisaient alors effet de loupe et ils
se brûlaient la rétine ! Mais personne ne disait à l’autre, personne
n’avertissait ou ne mettait en garde celui avec qui il travaillait ! Il a fallu
alors que je soude carrément les objectifs aux boitiers, que je soude le
trépied, pour qu’on arrête de tels frais !
Photo
de Claude Bricage,
prise
à SIDER- El Hadjar en 1992,
extraite
de son livre « Photons d’acier »
« 52
atrtestations de travail, 52 manières de photographier »
Abderrahmane
Djelfaoui : Après la SONATIBA et la photo de constat, quel a été le
registre de la photographie dans lequel tu as volontairement voulu t’inscrire
pour réaliser et te réaliser dans ce métier ?
Rachid Dehag : Tu sais, aujourd’hui
après plus de trente ans de métier je me retrouve avec cinquante-deux
attestations de travail ! Dans d’autres pays, tu avances cinquante-deux
attestations de travail, cela te fait cinquante-deux références. Mais dans ce
bled quand tu dis « cinquante-deux
attestations de travail » en trente ans, même pas une par année, les
employeurs que tu as en face de toi pensent que tu n’es pas sérieux !
Alors que moi ça m’a permis d’apprendre au moins cinquante-deux manières de
photographier !
Cette question d’expérience me rappelle un cas incroyable qu’on avait dans la presse. C’était à l’époque de Révolution africaine. J’avais là un soi-disant photographe qui agaçait tout le monde et qui se croyait arrivé ! Un jour je l’appelle et lui fait un ordre de mission en bonne et due forme en lui demandant d’aller me faire la photo de Jésus Christ. Le gars est parti ! Au bout de quinze jours il revenu me voir, les yeux bas, en m’avouant : je suis allé partout, j’ai tout fouillé, j’ai tout vu, mais la photo de Jésus Christ je ne l’ai pas trouvé…C’est dire le niveau de formation de certains …
D’ailleurs, presque à la même époque à El Moudjahid, Naït Mazi qui en était le directeur, me disait : Ecoutez M. Dehag, je préfère payer un chauffeur pour aller me chercher une photo, n’importe laquelle (d’autant qu’à l’époque c’était le plan, alors que ça sortait ou que ca ne sortait pas bien sur le journal…) que de vous envoyer vous qui me couter très cher. Sans compter que vous venez avec un kilo de bagages ! Vous me dérangez !.. »
Donc après la SONATIBA, il y a eu le phénomène de l’ANEP
(l’Agence Nationale d’Edition et de Publicité). Si on voulait, à l’époque,
faire de la photo publicitaire, il fallait passer par l’ANEP. Il n’y avait pas
d’autres structures. Comme j’avais voyagé à travers toute l’Algérie avec la
SONATIBA, j’ai fini par connaître l’Algérie d’été, l’Algérie d’hiver, l’Algérie
de printemps… C’est comme ça qu’un jour l’ANEP m’a demandée de faire une
campagne calendriers sur l’Algérie. Ce devait être aux alentours des années
72/73…
Puis il y eut également les catalogues. SONACOME
produisait des camions, il fallait une fiche technique, il fallait donc un
photographe. Si on avait pu se passer du photographe on aurait imprimé
directement le camion sur la fiche technique. Mais il fallait le photographe
pour photographier le camion. En fait on me demandait de faire de l’image de
pub, non comme on la fait en 1999, mais en tant qu’image de constat. De
l’illustration, du type : ça c’est
noir, il faut nous montrer un truc noir…
Je te cite un exemple. Il y a eu une campagne
publicitaire pour SOGEDIA, pour les jus de fruits et les confitures. On m’avait
mis sur ce projet pour m’éclater. J’avais donc pris les boites de confiture et
j’avais fait une photo qui pour moi reste extraordinaire. C’était celle d’un
gosse entouré de boites de confiture, le visage tout barbouillé… Quand j’ai
présenté la photo au client, le type, interloqué m’a dit : ça ne va pas monsieur Dehag, vous êtes fou ! Et
d’exiger que je lui fasse une photo simple représentant une tasse de café, une
tartine avec beurre et confiture et un verre de jus d’orange. C’est tout, qu’il avait dit.
J’ai fait ce qu’on me demandait, mais en prenant la
précaution de présenter le pain non pas coupé au couteau mais rompu à la main.
Et ça a été tiré à plus de deux cent mille exemplaires. J’ai reçu des
félicitations et j’ai même été nommé chef de service!..
« LA PHOTO PUBLICITAIRE C’EST LE POGNON »
Aujourd’hui, avec le phénomène de la concurrence qui
va en se développant, le marché n’est plus « protégé » comme au temps
du monopole. Des jeunes arrivent maintenant dans ce métier et ils cassent la
baraque ! Puis le client, qui a besoin de bien mettre en valeur son
produit, que ce soit de la céramique ou un téléphone, te ramène la
documentation de son concurrent français, allemand ou autre, te la met sous le
nez et te dit : débrouillez-vous,
mais faites-moi quelque chose encore mieux que ça ! A ce moment-là tu
ne peux pas faire moins que ce qui a déjà été fait ailleurs. Et il faut dire
les choses comme elles sont : ce qui m’a amené à faire de la photo
publicitaire c’est le pognon !
Abderrahmane
Djelfaoui : Est-ce que tu penses que les années 70/80 ont été les années de
bataille qui ont permis de donner à cette pratique et cet art leur vrai
statut ?
Rachid Dehag : Ecoute, on apprend avec ce métier. Tu peux aussi mentir sur ce métier, raconter ce que tu veux sur la pluie, le soleil et tous les fantasmes acceptables en Algérie. Là où par contre la photographie s’est révélée en tant qu’événement particulier c’est en octobre 1988.
« LES TROIS PHOTOS QUI ONT FAIT L’EVENEMENT »
J’étais à l’époque à l’APS et tu n’avais alors ni
ordre de mission ni rien d’autre. Avant, il fallait un ordre de mission pour
chaque déplacement que ce soit pour aller au Vietnam ou à Bab El Oued. Au
moment des événements d’octobre la guerre était dans le pays. Tu sais te servir
d’un appareil photo, tu vas photographier. Tu ne sais pas va gagner ta vie
ailleurs ! Voilà. Et malheureusement en ce qui concerne les événements
d’octobre 88, rares ont été les Algériens qui ont aidé à en faire les photos.
C’est un métier qui ne pardonne pas. Et dès cette période, tout un pan de gens
qui vivaient ou spéculaient sur la photo a disparu.
Le jour où ces événements ont éclaté, j’avais
démarré de l’APS avec Benmechiche, allah
yerahmou.
Pour faire cette couverture, nous étions partis ensemble comme des fonctionnaires d’Etat avec une voiture officielle. Arrivés à Belcourt, je me suis rendu compte que les gens nous regardaient tels des indics ! Alors je suis descendu de la voiture en disant ciao ! Le chauffeur me criait : mais qu’est-ce que tu fais ? Les gens vont te frapper…Alors que le peuple algérien est un peuple magnifique ! Moi je pensais que les événements allaient éclater au Champ de manœuvre. Je suis rentré dans un bâtiment et j’ai tapé à la porte d’une personne que je ne connaissais pas en me présentant à lui comme un membre de la presse algérienne. Le gars qui ne me connaissait pas non plus, m’a reçu chez lui et m’a offert des gâteaux et un café ! Et ce gars était heureux que pour la première fois que des photographes algériens viennent frapper à sa porte.
Malheureusement… enfin : heureusement qu’il n’y
avait pas eu alors d’événement au Champ de manœuvre. Je suis reparti avec
Benmechiche. Arrivé au niveau de la wilaya d’Alger, on m’arrête : on
m’avait pris pour un européen ! Vérification de papiers et tout le reste.
Le temps d’arriver à Bab El Oued, ça a éclaté ! …
Il y a eu un événement incroyable pour moi. Et
j’étais par terre parmi les gens. Je me suis levé. Le réflexe : j’ai fait
les trois photos. Les trois photos qui ont fait l’événement. Ça dure trente
secondes, une minute, une heure, un siècle, je ne sais pas et tu en sors comme
tout le monde hébété. Pour la première fois on venait de voir des morts…
Et de ces événements d’octobre 88 je ne possède que
quinze images. J’aurais pu encore faire d’autres images, mais je n’ai que ces quinze-là.
Je ne regrette qu’une seule, une seule que je n’ai pas faite. Celle de
Benmechiche mort d’une balle là devant une pissotière…
Abderrahmane
Djelfaoui
Ce
texte est une interview de Rachid Dahag que j’avais réalisée fin des années 90.
A sa mort, dans la solitude d’une maison de vieillesse en France, en mai 2025,
je n’arrivais pas à trouver une seule de mes photos de Rachid ni le texte de notre
ancienne interview. Avec retard voilà les choses rétablies en l’honneur du
grand photographe disparu dans l’anonymat.
24
octobre 2025
Photo Abderrahmane Djelfaoui, 2012, à Tlemcen.

