vendredi 24 octobre 2025

 

Rachid Dehag

Anecdotes d’un routier de l’image

(Une interview des années 90…)


Photo A. Djelfaoui, 2012

 

« On devient photographe parce que, peut-être, on est né en Algérie »

 

Abderrahmane Djelfaoui : Faisant partie de la toute nouvelle génération active dès l’indépendance de l’Algérie, comment es-tu devenu photographe ?

 

Rachid Dehag : La première des choses c’est la lumière. Nous avons une lumière fabuleuse. C’est comme ça qu’on le devient, ou alors il faut naître photographe. Autre chose : nous sommes une société qui est visuelle ; analphabète peut-être, mais visuelle et graphiste par le fait de l’écriture arabe. …

Mais il faut d’abord dire que ce qui est malheureux c’est que, souvent, on rêve de devenir photographe en tant qu’artiste en oubliant que la photo est une science exacte. On oublie dans le même temps qu’on a aussi besoin de bons tireurs, de bons laborantins. On oublie tous ces métiers… Malencontreusement, il n’y a aucune école chez nous. Les seules « écoles » qui existaient, dans les années 62-64, étaient les « écoles » sur le tas de Kodak ou Agfa, qui étaient les concessionnaires de ces grandes sociétés à Alger. Un nom de bonhomme qui avait alors fait énormément pour l’Algérie me revient, un commercial qui s’appelait Muller, de chez Kodak dont les locaux se trouvaient du côté de la rue de Tanger.

D’autres grands photographes algériens comme Mohamed Kouaci ou Ismail Merazi ont également pu se former de façon parfaite au noir et blanc grâce au fait d’avoir été apprentis chez des photographes français de la période coloniale…


Photos d’artistes de scène algériens réalisées par le studio Merazi,

rue Didouche, Alger

 


DE DESSINATEUR PROJETEUR A PHOTOGRAPHE 



Après un passage à la Cinémathèque où, pendant quatre ans, j’ai vu des films et des films du monde entier, chaque jour, j’avais eu, en 68/69 je crois, un emploi à la SONATIBA pour faire le suivi photo de chantier. C’était un truc bête au départ, mais comme cette société couvrait toute l’Algérie cela m’a permis de voyager et voir l’Algérie entière, tout en faisant le suivi des chantiers.

En général quand on se met à perler de la photo, les gens pensent immédiatement à la photo artistique, à la photo de rêve, à la photo publicitaire ou journalistique, mais ils ne se rendent pas compte du tout qu’une grande partie de la production est en fait celle du type que je faisais sur les chantiers, la photo de constat. Parce qu’un chantier en construction, que ce soit celui d’un édifice, d’une usine, d’une grande route ou d’un barrage, il faut le prendre continuellement en photos dans ses différents états d’avancement. Tous les mois. Et pour ça il faut quand même avoir une bonne formation au préalable. 



Ainsi moi, je n’aurais jamais pensé qu’en devenant photographe de terrain j’allais bénéficier de ma formation antérieure de dessinateur-projeteur faite après le bac technique ; un diplôme qui ne m’avait jamais servi jusque-là pour trouver un boulot. Mais en me retrouvant à faire des photos de bâtiments et autres je savais ce que c’était justement une assiette de bâtiment, ce que c’était une courbe de terrain, un angle, etc.

D’autre part, vu la lumière qui baigne chez nous qui peut être très dure, cette lumière là si tu n’as pas de bagages pour la jauger et la maîtriser, elle te fausse tout ! Aujourd’hui, tu entends encore des tas de personnes te dire, quand ils te ratent la photo, Allah ghaleb (c’est du ressort de dieu !) Alors que la photographie est une science exacte d’un-plus-un-plus-un-plus-un qui te fait une bonne image pour laquelle il n’y a ni d’Allah ghaleb ni rien d’autre du genre. Une bonne image qui, peut-être, ne démarrera pas le rêve, mais au moins devra être techniquement parfaite. Il n’y a pas de raison qu’une machine soit conçue pour ça et qu’un être humain ne puisse pas le faire… Si l’écrivain écrit avec un stylo, le peintre avec un pinceau, nous nous écrivons avec la lumière.

 

Aujourd’hui encore quand on développe une photo devant elles, certaines gens pensent que nous sommes des sorciers. Alors que, de par le monde, la photo s’apprend dans des écoles, dans des universités. D’ailleurs le grand plaisir que j’ai eu un jour, ça a été de voir dans un journal une annonce du Haut-Commissariat à l’Energie Atomique cherchant à recruter un ingénieur photographe. C’était bien la preuve que ça se forme ! Mais ce qui est encore aberrant de nos jours c’est qu’en allant chez un ophtalmologue pour vous traiter ou faire une opération sur les yeux, bien que ce spécialiste ait tout le matériel médical nécessaire, il vous demande quand même de lui ramener une pellicule de 400 Asa ! Pourquoi une 400 Asa, pourquoi pas une 800, pourquoi pas une 200, pourquoi un noir et blanc et pas une couleur ?.. Or, à l’heure d’aujourd’hui, le noir et blanc a une interprétation précise, et si l’on entre dans le domaine de recherche scientifique c’est la couleur qui est de mise. De plus le rendu de la couleur doit être techniquement parfait. Parce qu’un vaisseau sanguin vu plus rouge ou plus pale, ça peut être deux diagnostics différents… 




Ces questions me rappellent d’ailleurs une anecdote affreuse. Dans les années 80, je m’étais occupé à la SNS d’El Hadjar de former une structure de photographes après leur avoir vendu du matériel. Pour cela j’avais exigé un cursus de chaque postulant et que ceux-ci aient tous au moins le bac. J’ai donc formé une dizaine de photographes pour les besoins de suivi de la production d’acier, parce qu’avant chaque coulée il fallait faire une photo. Cette photo devait permettre une interprétation scientifique, parce que tel rouge blanc signifiait qu’on était arrivé à tant de degrés. Chaque coulée, comme un être humain, avait ses caractéristiques techniques propres qui ne ressemblaient jamais à celle d’une autre coulée. Les photographes formés, j’ai été payé et je suis parti.

Un an après on me rappelle. On me demande de former d’autres photographes encore ! Quand je suis retourné à El Hadjar et que j’ai vu les photographes que je connaissais, tous étaient malades, avaient été atteints, étaient handicapés. Sur les dix, huit d’entre eux portaient maintenant des lunettes. Qu’est-ce qui s’était donc passé ?  Je n’aurais jamais pensé que ces gens que j’avais formés loupaient leur mise au point et, et chaque fois, passait un long temps à essayer de la régler au moment de la coulée d’acier. Ils ne se rendaient pas comptent que les lentilles faisaient alors effet de loupe et ils se brûlaient la rétine ! Mais personne ne disait à l’autre, personne n’avertissait ou ne mettait en garde celui avec qui il travaillait ! Il a fallu alors que je soude carrément les objectifs aux boitiers, que je soude le trépied, pour qu’on arrête de tels frais !


Photo de Claude Bricage,

prise à SIDER- El Hadjar en 1992,

extraite de son livre « Photons d’acier »



« 52 atrtestations de travail, 52 manières de photographier »

 

Abderrahmane Djelfaoui : Après la SONATIBA et la photo de constat, quel a été le registre de la photographie dans lequel tu as volontairement voulu t’inscrire pour réaliser et te réaliser dans ce métier ?

 

Rachid Dehag : Tu sais, aujourd’hui après plus de trente ans de métier je me retrouve avec cinquante-deux attestations de travail ! Dans d’autres pays, tu avances cinquante-deux attestations de travail, cela te fait cinquante-deux références. Mais dans ce bled quand tu dis « cinquante-deux attestations de travail » en trente ans, même pas une par année, les employeurs que tu as en face de toi pensent que tu n’es pas sérieux ! Alors que moi ça m’a permis d’apprendre au moins cinquante-deux manières de photographier ! 



Cette question d’expérience me rappelle un cas incroyable qu’on avait dans la presse. C’était à l’époque de Révolution africaine. J’avais là un soi-disant photographe qui agaçait tout le monde et qui se croyait arrivé ! Un jour je l’appelle et lui fait un ordre de mission en bonne et due forme en lui demandant d’aller me faire la photo de Jésus Christ. Le gars est parti ! Au bout de quinze jours il revenu me voir, les yeux bas, en m’avouant : je suis allé partout, j’ai tout fouillé, j’ai tout vu, mais la photo de Jésus Christ je ne l’ai pas trouvé…C’est dire le niveau de formation de certains …

D’ailleurs, presque à la même époque à El Moudjahid, Naït Mazi qui en était le directeur, me disait : Ecoutez M. Dehag, je préfère payer un chauffeur pour aller me chercher une photo, n’importe laquelle (d’autant qu’à l’époque c’était le plan, alors que ça sortait ou que ca ne sortait pas bien sur le journal…) que de vous envoyer vous qui me couter très cher. Sans compter que vous venez avec un kilo de bagages ! Vous me dérangez !.. » 

Donc après la SONATIBA, il y a eu le phénomène de l’ANEP (l’Agence Nationale d’Edition et de Publicité). Si on voulait, à l’époque, faire de la photo publicitaire, il fallait passer par l’ANEP. Il n’y avait pas d’autres structures. Comme j’avais voyagé à travers toute l’Algérie avec la SONATIBA, j’ai fini par connaître l’Algérie d’été, l’Algérie d’hiver, l’Algérie de printemps… C’est comme ça qu’un jour l’ANEP m’a demandée de faire une campagne calendriers sur l’Algérie. Ce devait être aux alentours des années 72/73…


Puis il y eut également les catalogues. SONACOME produisait des camions, il fallait une fiche technique, il fallait donc un photographe. Si on avait pu se passer du photographe on aurait imprimé directement le camion sur la fiche technique. Mais il fallait le photographe pour photographier le camion. En fait on me demandait de faire de l’image de pub, non comme on la fait en 1999, mais en tant qu’image de constat. De l’illustration, du type : ça c’est noir, il faut nous montrer un truc noir

Je te cite un exemple. Il y a eu une campagne publicitaire pour SOGEDIA, pour les jus de fruits et les confitures. On m’avait mis sur ce projet pour m’éclater. J’avais donc pris les boites de confiture et j’avais fait une photo qui pour moi reste extraordinaire. C’était celle d’un gosse entouré de boites de confiture, le visage tout barbouillé… Quand j’ai présenté la photo au client, le type, interloqué m’a dit : ça ne va pas monsieur Dehag, vous êtes fou ! Et d’exiger que je lui fasse une photo simple représentant une tasse de café, une tartine avec beurre et confiture et un verre de jus d’orange. C’est tout, qu’il avait dit.

J’ai fait ce qu’on me demandait, mais en prenant la précaution de présenter le pain non pas coupé au couteau mais rompu à la main. Et ça a été tiré à plus de deux cent mille exemplaires. J’ai reçu des félicitations et j’ai même été nommé chef de service!..

 

« LA PHOTO PUBLICITAIRE C’EST LE POGNON »

 

Aujourd’hui, avec le phénomène de la concurrence qui va en se développant, le marché n’est plus « protégé » comme au temps du monopole. Des jeunes arrivent maintenant dans ce métier et ils cassent la baraque ! Puis le client, qui a besoin de bien mettre en valeur son produit, que ce soit de la céramique ou un téléphone, te ramène la documentation de son concurrent français, allemand ou autre, te la met sous le nez et te dit : débrouillez-vous, mais faites-moi quelque chose encore mieux que ça ! A ce moment-là tu ne peux pas faire moins que ce qui a déjà été fait ailleurs. Et il faut dire les choses comme elles sont : ce qui m’a amené à faire de la photo publicitaire c’est le pognon !

 

Abderrahmane Djelfaoui : Est-ce que tu penses que les années 70/80 ont été les années de bataille qui ont permis de donner à cette pratique et cet art leur vrai statut ?


Rachid Dehag : Ecoute, on apprend avec ce métier. Tu peux aussi mentir sur ce métier, raconter ce que tu veux sur la pluie, le soleil et tous les fantasmes acceptables en Algérie. Là où par contre la photographie s’est révélée en tant qu’événement particulier c’est en octobre 1988.

 

« LES TROIS PHOTOS QUI ONT FAIT L’EVENEMENT »

 

J’étais à l’époque à l’APS et tu n’avais alors ni ordre de mission ni rien d’autre. Avant, il fallait un ordre de mission pour chaque déplacement que ce soit pour aller au Vietnam ou à Bab El Oued. Au moment des événements d’octobre la guerre était dans le pays. Tu sais te servir d’un appareil photo, tu vas photographier. Tu ne sais pas va gagner ta vie ailleurs ! Voilà. Et malheureusement en ce qui concerne les événements d’octobre 88, rares ont été les Algériens qui ont aidé à en faire les photos. C’est un métier qui ne pardonne pas. Et dès cette période, tout un pan de gens qui vivaient ou spéculaient sur la photo a disparu.


Le jour où ces événements ont éclaté, j’avais démarré de l’APS avec Benmechiche, allah yerahmou. 



Pour faire cette couverture, nous étions partis ensemble comme des fonctionnaires d’Etat avec une voiture officielle. Arrivés à Belcourt, je me suis rendu compte que les gens nous regardaient tels des indics ! Alors je suis descendu de la voiture en disant ciao ! Le chauffeur me criait : mais qu’est-ce que tu fais ? Les gens vont te frapper…Alors que le peuple algérien est un peuple magnifique ! Moi je pensais que les événements allaient éclater au Champ de manœuvre. Je suis rentré dans un bâtiment et j’ai tapé à la porte d’une personne que je ne connaissais pas en me présentant à lui comme un membre de la presse algérienne. Le gars qui ne me connaissait pas non plus, m’a reçu chez lui et m’a offert des gâteaux et un café ! Et ce gars était heureux que pour la première fois que des photographes algériens viennent frapper à sa porte.


Malheureusement… enfin : heureusement qu’il n’y avait pas eu alors d’événement au Champ de manœuvre. Je suis reparti avec Benmechiche. Arrivé au niveau de la wilaya d’Alger, on m’arrête : on m’avait pris pour un européen ! Vérification de papiers et tout le reste. Le temps d’arriver à Bab El Oued, ça a éclaté ! …

Il y a eu un événement incroyable pour moi. Et j’étais par terre parmi les gens. Je me suis levé. Le réflexe : j’ai fait les trois photos. Les trois photos qui ont fait l’événement. Ça dure trente secondes, une minute, une heure, un siècle, je ne sais pas et tu en sors comme tout le monde hébété. Pour la première fois on venait de voir des morts…


Et de ces événements d’octobre 88 je ne possède que quinze images. J’aurais pu encore faire d’autres images, mais je n’ai que ces quinze-là. Je ne regrette qu’une seule, une seule que je n’ai pas faite. Celle de Benmechiche mort d’une balle là devant une pissotière…

 




Abderrahmane Djelfaoui

 

Ce texte est une interview de Rachid Dahag que j’avais réalisée fin des années 90. A sa mort, dans la solitude d’une maison de vieillesse en France, en mai 2025, je n’arrivais pas à trouver une seule de mes photos de Rachid ni le texte de notre ancienne interview. Avec retard voilà les choses rétablies en l’honneur du grand photographe disparu dans l’anonymat.


24 octobre 2025


Photo Abderrahmane Djelfaoui, 2012, à Tlemcen.


 


dimanche 28 septembre 2025

 

UNE SOIREE HORS NORME

 

 

On parle beaucoup en ce moment d’une « rencontre du 3 eme type » avec l’affaire de 3I/ATLAS : un corps céleste de plusieurs kilomètres de diamètre repéré par le télescope James Webb sous les apparences d’une comète, venu on ne sait de quelle galaxie à une vitesse six fois supérieure à nos fusées et qui croise dans les environs du soleil … Quel que soit ce corps, son noyau dégage des effets si étrangers à nos conceptions qu’ils ont mis à genoux toutes nos théories scientifiques en la matière. Le problème est que repartant bientôt vers les espaces interstellaires pour ne plus jamais revenir, l’humanité n’a que quelques semaines pour amasser, croiser, filtrer et ordonner les données les plus rigoureuses quant à un « univers autre » que ce corps transporte comme notre propre ADN transporte les informations de notre espèce depuis la nuit des temps… Ici et maintenant se joue donc un temps décisif pour toute l’humanité…


Le télescope spatial James Webb

 

Mais ici même sur le sol de nos steppes d'Algérie qu’en est-il d’une multiplicité de comètes qui risquent la disparition, elles qui ne sont autre que l’âme volatile du patrimoine de poésie populaire (créé au moins depuis le 18 eme siècle), son extraordinaire diversité régionale, sa richesse d’images et de sagesse extraite, comme on extrait une huile essentielle que seules de rares personnes (« the happy few ») gouttent et préservent jusqu’à y consacrer une grande partie de leur vie ?...

Comme pour 3I/Atlas, le temps pour nous et pour notre identité culturelle joue de grande vitesse et d’opportunité… Saurons-nous citoyens du 21 eme siècle maitriser l’un et l’autre ?

 

CONTEXTE GEOGRAPHIQUE

 Mes amis Ahmed Khireddine et Mohamed Bencherif m’invitent chacun de son côté par téléphone pour participer à une soirée inédite de découverte de la poésie populaire chez eux dans la wilaya de Djelfa, à Ain Maabed.

Alger -Ain Maabed c’est près de 300 kms d’autoroute traversant d’abord vers l’ouest la plaine de la Metidja, puis vers le sud les gorges de la Chiffa en s’élevant jusqu’au col de Benchicao (1230 mètres) avant de redescendre à partir de Berrouaghia sur les vastes hauts plateaux riches de terres à blé qui s’étendent jusqu’à Ksar El Boukhari (vieux ksar à plus de 700 mètres d’altitude) puis, de là, traverser la grande steppe, un plat billard parsemé de villes et projets tels que Bouguezoul, Ain Ouessara, Hassi Bahbah et ses oliveraies ; un territoire aussi grand qu’une portion notable d’un grand pays européen avant de pénétrer dans la wilaya de Djelfa et, à ses portes, arriver enfin à Ain Maabed…


Sur l’autoroute du sud


Là, dans ce village tranquille de maisons basses, village dont la commune abrite une très grande foret naturelle, une soirée poétique rassemblant une douzaine d’invités est organisée dans la grande maison de Mohamed Bencherif ; réunion qui va se tenir du doux crépuscule de fin septembre jusque loin après minuit qui annonce une autre aube… Village de naissance du poète Tahar Belmir, éxilé à Ksar Echallala au 19eme siècle, puis décédé à Ain Maabed vers 1902…

 

AIN MAABED QUI RASSEMBLE ET QUI HONORE



Canyon dominant la plaine de Ain Maabed.

 

Tout a été soigneusement organisé avec ferveur et gout pour la rencontre avec le poète Mohamed Behnas en l’honneur de qui un diner traditionnel, digne des générosités d’antan a été préparé.…


Echa3ir Mohamed Behnas

 

Je n’avais jamais vu Mohamed Behnas, ni ne l’avais lu ou entendu déclamé sur les réseaux sociaux. Dahcha (étonnement) bien évidemment à le voir et l’entendre pour la première fois…

Parmi les invités j’en connaissais bien plus : des universitaires de Djelfa (rencontrés en juillet dernier lors d’un colloque sur la bataille du Djebel Boukhail de septembre 1961) ; le directeur du centre culturel islamique de Djelfa ; un grand collectionneur de cartes postales et de livres d’époques révolues ; d’anciens maires de la ville ;  un député ;  d’anciens cadres des forêts ; un mémorialiste ; des écrivains ; les propres frères de l’hôte avec certains de ses petits enfants dont un revenu du service national dans le désert du Hoggar et un autre travaillant sur un master de sciences po sur la question de la Chine à l’université de Blida… 



Toutes ces personnes n’étaient pas là pour écouter passivement mais participèrent de façon directe, en prenant la parole, coupant même parfois celle du poète, se répondant l’un à l’autre, se chevauchant en apportant des précisions sur les tribus des poètes cités, leurs sources, faisant l’effort frémissant de se remémorer des dires d’anciens tout en activant leur propre portable sur des sites de poésie populaire pour se référer à tel ou tel passage ; puis demandant à Behnas de nous déclamer l’intégralité de telle ou telle poésie, connue ou complétement méconnue, avant de nous faire le plaisir de déclamer les siennes …

 

RECHERCHE ET ECRITURE DE LA POESIE POPULAIRE ORALE

 

Après une ouverture amicale et néanmoins solennelle faite par Ahmed Khireddine, précisant le cadre et les objectifs visés par cette soirée et remerciant tous les invités qui sont venus    véhiculés seuls ou en petits groupes de dizaines de kilomètres à la ronde, Mohamed Behnas commence par expliciter le long historique de son travail de recension, de recoupement, de comparaison, de refonte des poésies sans nombre qu’il a pu rassembler jusqu’à l’heure. Il souligne sa chance, encore étudiant d’avoir pu rencontrer certains des plus vieux poètes encore vivants et de les avoir interviewés, enregistrer, etc. Certains souvenirs sont cocasses, notamment avec ce très vieux poète et encyclopédie vivante, Touil Belgacem Edhaïdi qui le renvoya sans ménagement plusieurs fois avant d’accepter finalement de le rencontrer et l’informer… Un poète très connu des cercles poétiques de Had Sahari, de Hassi El Oeuch, Hassi Bahbah et Djelfa. Il décédé récemment cet été à l’âge de cent et un an ! 



 Ce travail laborieux, ingrat, incessant de critique sur les sources, mais travail ô combien fabuleux, passionnant et riche de découvertes lui permit d’ailleurs en cours de route de passer avec succès un Master sur la question même à l’université du patrimoine de Djelfa.

 

LA POESIE N’EST PAS QUE PAROLE DANS L’AIR DES JOUTES ET DES RIMES.

 

Au fil de la soirée, au fil surtout de l’intervention vive de Mohamed Behnas, les yeux lumineux, le verbe rapide et la mémoire océanique, se dégage d’abord l’ampleur géographique de ce corpus poétique de tribus bédouines vivant dans leurs tentes sous le soleil et les constellations d’étoiles ; poètes qu’il piste autant chez les Ouled Nail, à Messad au Djebel Boukhil, aussi bien qu’à Laghouat, Aflou puis remontant jusqu’à Ksar Echallala… Espaces des horizons ; espaces de vie et de mort des sebkhas et des steppes… « Espaces numériques » du nombre même des poètes recensés : près d’une centaine dans cette seule région depuis au moins le début du 19 eme siècle. Autrement dit depuis juste quatre générations…

 

Cela nous rappelle le cas, en Kabylie, de Si Mohand u M’hand et autres poètes de sa région au 19 eme siècle. Mais également pour l’ouest de l’Algérie, le beau livre que feu Boualem Bessaieh avait consacré au poète analphabète Belkhir de la fameuse tribu combattante des Ouled Sidi Cheikh, né en 1835 près d’El Bayadh et mort à Mascara en 1905 après sa détention à la forteresse de Calvi en Corse… Livre intitulé : « Etendard interdit : poèmes de guerre et d’amour » 



De toutes les poésies recensées par Mohamed Behnas, il va particulièrement déclamer l’intégralité de trois d’entre elles.

Celle du duel poétique entre deux poètes d’âges et de conditions sociales opposées. En l’occurrence entre le grand Aissa Ben Allal natif de Chellala en 1885 et un jeune inconnu. Cela se passe en 1930 suite à la proposition d’un ami de ce grand poète d’accepter une joute poétique avec un tout jeune berger du nom de Hameur El Aïn, né en 1904, ayant donc différence d’âge de 19 ans avec lui…

Le texte de cette rencontre, de cet affrontement entre » le pot de fer et le pote de terre » est inouï, savoureux et déconcertant. Imaginez seulement le premier interpellant l’autre à chacune de ses interventions de « toi le gosse, toi le jeunot » et son invité de répondre à chaque fois avec simplicité, intelligence et respect : « ô toi mon maître, toi le maitre », etc.

A la fin de cette joute hors norme de plus d’une heure, le grand Aissa Ben Allal clôtura ce « combat » en lui avouant : « « je m’excuse, je vais désormais t’appeler maître aussi » …

 

La seconde est celle du refus du poète Belgacem Ettaïbi d’accepter la mort et l’enterrement de son frère décédé très loin de la tribu dans le triangle entre Bereyane, Grara et Safel ... Le poète, à cheval, va transporter vers Messad, le corps de son frère à dos de chameau cinq jours durant tout en dialoguant de façon presque shakespearienne avec lui comme s’il n’était en réalité somnolent…

 

Le débat passionné qui s’en suit remet à l’honneur les noms d’autres géants du sahara prédésertique tels que Ahmed Laakef et son fils Tahar Laakef, tout comme ceux de Benabdellah, Chleghem et Si Ramdane Etoabi…

 

Enfin une autre belle poésie, d’un tout autre genre, est celle de Mohamed Behnas lui-même, qui est le dialogue que ce poète tient avec un pistachier à qui il parle, et ce pistachier qui ne cesse de l’entendre et lui répondre ! Cet arbre personnifié a une âme... Le pistachier est d'ailleurs connu pour être souvent un arbre millénaire au point qu'il est même donné un nom, sinon un prénom à certains d'entre eux…

Le poème est en fait plus largement un hommage au patrimoine végétal particulier du terroir de naissance de Mohamed Behnas avec un focus sur l’Alfa, le Chih (armoise blanche) et le Sedra (jujubier) qui protège le pistachier quand il n’est que graine… Son endroit de prédilection (El Waqr)…



Trois pièces poétiques d’une originalité qui élève cette parole à l’universalité. Toutes trois d’une pureté et d’une richesse de langue, d’entrelacs et chocs de mots, d’images, de rimes et de rythmes qu’on n’imaginerait jamais avant de les avoir entendues, goutées et remémorées par bribes…

 

UN DES OBJECTIFS DE CETTE RENCONTRE

 

Au bout de ces si courtes heures d’écoute j’étais plus que jamais imbibé du vœu annoncé et affirmé par mes amis en début de soirée : à savoir qu’il fallait que ce travail gigantesque accompli par le poète Mohamed Behnas soit consigné dans un ouvrage, qu’il soit édité, imprimé, diffusé en librairies et dans les bibliothèques publiques pour la revivification de notre patrimoine immatériel et pour la paix de l’âme de tous ces valeureux poètes disparus pour la plupart dans la nuit coloniale…

Je peux aussi affirmer que l’espoir de mes amis et celui des invités est que les étudiants se rapprochent pour travailler sur les axes de ce thème ; mais aussi, in cha-allah, que des musiciens puissent en faire des compositions à l’instar de l’inoubliable Khilifi Ahmed qui avait ainsi fait connaitre Abdellah Benkriou, Aissa Benalal et d’autre…


« Qalbi tfekar ‘ourban rahala » (Benallal)

  

Les invités se quittèrent, après fortes poignées de main et embrassades, hors de la maison au clair d’un quart de lune…

 

J’avoue que je ne pus m’endormir immédiatement.

Je restais longtemps pensif et rêveur…

Malgré le fait que ma formation en arabe soit moins que moyenne, je restais allongé quasiment habité par les flux de cette poésie, certaines bribes, certaines images, le ton rapide de déclamation souriante du poète, l’aura d’écoute fervente de nous tous invités alors que la plupart de ces poètes n’étaient plus de ce monde mais que leur voix n’existait et ne s’élevaient que par la voix de ce poète d’une soirée hors norme.

Miracle immatériel…

 

Le lendemain matin je reprenais l’autoroute en sens inverse, vers le nord. Je traversais des centaines de kilomètres de terre et de steppe gorgées d’eau par les pluies de la veille… Le ciel léger de ses lourds nuages jusqu’aux plus lointains horizons était zébré d’éclairs… Magnificence de la route vitres ouvertes !





Abderrahmane Djelfaoui

Aïn Maabed- Alger

27 septembre 2025


jeudi 4 septembre 2025

1er JANVIER 1950, JOUR DU MOULOUD:

DES FUNERAILLES POPULAIRES

ONT LIEU AU CIMETIERE 

 SIDI M'HAMED D'ALGER...


...  Avec environ 300 000 habitants après la seconde guerre mondiale, Alger était  alors considérée par la France coloniale comme "la Métropole de l'Afrique du Nord française"...


Le boulevard de Lyon (aujourd'hui Belouizdad), 
avec au fond de l'image le Djbel d'El 'Aquiba, dans les années 50.


Les immeubles modernes donnant sur les grandes rues commerçantes comme sur le marché de gros de Belcourt sont essentiellement habités par des européens. 

Au cimetière de Sidi M’Hamed, boulevard de Lyon où passe le tramway dans les deux sens,  une marche de plusieurs milliers de personnes accompagne  ce dimanche « un fils du pays » vers sa dernière demeure. La foule qui accompagne le défunt est tellement dense qu’elle reste en grande partie hors les murs du grand cimetière algérois. L'un de ces murs donne sur la ruelle populaire en pente raide qui va vers Clos Salembier, au-delà du djebel...

                                                 Photo: Abderrahmane Djelfaoui


Ammar Belkhodja, journaliste et historien scrutant depuis plusieurs décennies l’inédit ou l’occulté des traces du mouvement nationaliste me confirme par téléphone depuis la ville de Tiaret où il réside : « Il y avait au moins 12 000 Algériens !.. " 

Imaginons un instant ces milliers d'Algériens ("non Français") défilant en silence derrière la dépouille de Ali El Hammami, ce dimanche 1er janvier, c'est à dire au-lendemain même du réveillon européen du nouvel an!..

Rappelons un fait politique important qui s'était produit quelques semaines auparavant, en décembre 1949. "Messali [1er dirigeant du Parti du Peuple Algérien- PPA] proposa une action commune au PCA [Parti communiste algérien] et à l'UDMA [Union Démocratique du Manifeste Algérien, de Farhat Abbas] sur la base de la déclaration lue au Congrès de la Paix par le professeur Mandouze au nom de 21 organisations algériennes. Cette déclaration énonçait le droit du peuple algérien d'être souverain et indépendant et affirmait :"Tous les peuples coloniaux sont en état de guerre car le colonialisme est un état de guerre chronique". Une nouvelle fois, le PCA rejeta cette proposition". (Extrait de "Messali Hadj" de Benjamin Stora. Editions Hachette, 2004. )

Messali El Hadj en 1950


L'enterrement de Ali El Hammami a donc lieu dans cette atmosphère de grand mobilisation et de crise du mouvement national. 

Que se passe-t-il au cimetière de Sidi M'hamed?  Amar Belkhodja me précise toujours au téléphone: 

"Ferhat Abbas Président de l'UDMA y a fait l’oraison funèbre accompagné par Bachir El Ibrahimi [Président de l'Association des Oulémas] et Tewfik El Madani [Historien et futur ministre des habous à l'indépendance]. Mais aussi de nombreuses associations, dont l’association des instituteurs. Ce fils du pays est, d’après les registres mêmes du cimetière, le premier à être enterré ce premier janvier 1950»… 

Farhat Abbas fait l'oraison funèbre de Ali El Hammami




Monographie de plus de 300 pages éditée en 2008




LE PARCOURS D'UN INTELLECTUEL ANTICOLONIALISTE ET DEFENSEUR DE L'UNITE MAGHREBINE

Mais qui est donc Ali El Hammami ?

Né en 1902 à Tiaret, où il fait ses études primaires, Ali El Hammami accompagne jeune ses parents à la Mecque qui, sur le chemin du retour, s’installent à Alexandrie. Après le décès de ses parents, enterrés à Alexandrie même , Ali qui a à peine plus de vingt ans (et ne cesse de relire l’immense ouvrage d’Ibn Khaldoun depuis son adolescence) s’engage sur un cargo et débarque à Tanger. De là, il ne va pas tarder à prendre part à la guerre du Rif sous le commandement d’Abdelkrim qui combat les armées coloniales dirigées par Pétain… 

 

Abdelkrim El Khattabi en janvier 1925


Après le Rif, ce sera ensuite Paris d’où en 1924 l’Emir Khaled délègue El Hammami à un congrès à Moscou où il partagera la chambre de Ho Chi Minh qu’il instruisit de la guerre de résistance populaire du Rif…

Ho Chi Minh, au début des années 20...


De Moscou, il voyagera longuement à Sébastopol, à Istanbul, en Italie, à Madrid, Berlin, Genève… 

Traqué en Europe il finira par s’installer longuement à Baghdâd où, une dizaine d’années durant, il fait fonction d’enseignant d’histoire et de géographie. 

Baghdad , 1940


Début des années 40 il commence enfin à Baghdad la rédaction en français de son long roman, Idris ; qui portera en sous titre «roman d’un nord africain ». 
Ce n’est qu’à partir de 1946 qu’il est autorisé à résider au Caire où il publiera Idris en 1948, préfacé par l’Emir Abdelkrim El Khattabi banni de son pays, le Rif depuis plus de 20 ans…




Dans l’une des pages de ce roman El Hammami s’épanche : « C’est à l’étranger où l’on apprend le mieux à connaitre son pays : la vieille terre où reposent les aïeux, où la langue déliée, a balbutié son premier mot, où l’œil a saisi sa première couleur et où le cerveau, ayant atteint sa maturité, l’on a commencé à comprendre un peu la trame des joies et des souffrances qui ont confabulé l’histoire de la famille à laquelle on appartient par toutes les fibres du corps et de l’âme ».

Dans une étude critique le Dr. Chikh Bouamrane explique : «  Ce qui frappe à la lecture d’Idriss, c’est d’abord la vaste culture de Ali El Hammamy.  Il a non seulement une connaissance sure de l’histoire de l’Islam, mais aussi de l’Europe. Les grands problèmes politiques et socio économiques lui sont familiers. En outre, rien d’important ne lui échappe de la culture arabe. Il cite souvent et parfois critique Ibn Toumert, Ibn Rochd, Ibn Khaldoun, Al Afghani, Abdou… Il se réfère aussi à la littérature française, compare telle zaouïa à l’abbaye de Thélème, tel ou tel personnage à un héros de Balzac ou d’Edmond About »…
Quelques paragraphes plus loin, il ajoute : « Idriss est un témoignage sur une période des plus troublées de l’histoire du Maghreb et sur la résistance permanente de ses habitants contre l’oppression étrangère. »

Plus de quinze jours avant son enterrement, Ali El Hammami, participait au Premier Congrès économique musulman de Karachi au Pakistan en tant que membre de la délégation tripartite du Maghreb. Ce premier Congrès réunissait 18 pays musulmans tenant compte que le Pakistan avait été créé deux ans auparavant en 1947...

Ouverture du 1er Congrès économique musulman à Karachi- 1949


Dans le préambule de la Déclaration préparatoire à ce Congrès destiné aux délégations participantes, il était  souligné:      « Nous considérons qu'une région sous-développée ou en retard constitue un défi à la conscience et à l'intérêt bien compris du monde. Pour le progrès des pays islamiques, nous recommandons la coopération économique, l'échange mutuel de connaissances et l'expansion des échanges commerciaux ».

Prenant ensuite l’avion du retour pour le Caire avec les délégués de Tunisie et du Maroc, l’appareil s’écrase le lundi 12 décembre 1949 près de Karachi... 
 
C’est donc la dépouille ramenée depuis le Pakistan qu’on enterrait à Alger en ce jour médian du vingtième siècle…

Ce jour du 1er Janvier 1950, est le jour de la célébration du Mouloud Ennabaoui où toute une nuit la Casbah d'Alger vibrera aux sons des tambours, des ghaitas, des pétards, de la joie des enfants zigzagant follement dans les escaliers entre les petites terrasses de café et les poules... 


Dessin de T. Vernet, dans le reportage: "Mouloud à Alger", de Nicholas Bouvier, publié dans le Courrier de Genève, rubrique: Terres et Peuples, 
le samedi 18 mars 1950.






Et bonne fête d'el Mouloud Ennabaoui 2025
(Faïence entourée de plâtre sculpté. Ezzaouia Belkaidiya, Birmandraes, Alger)




Abderrahmane Djelfaoui
Alger, le 04-septembre 2025