mercredi 7 mai 2014

Quand le poète Federico Garcia Lorca signait : Abu-Abd-Alah…







Né en 1898, Federico García Lorca est certainement le poète et le dramaturge d’Espagne le plus connu jusqu’à ce jour. 
Vivant à Grenade (la ville de l’Alhambra, «El Hamra», la rouge), il avait travaillé régulièrement le piano dés l’âge de dix ans sous la conduite d’un maître et avait rédigé Impressions et paysages son premier livre d’un voyage fait en Castille avec sa classe d'art alors qu’il n’avait que 19 ans.

A 21 ans, cet andalou parti s’installer à Madrid où se trouvait réunie l’élite culturelle pour se consacrer à son art en organisant des représentations théâtrales et des lectures poétiques. Son travail sur les chants et romances populaires mené depuis de très longues années montre son immense intérêt pour les vieilles traditions, le flamenco et la culture tsigane dont il cherchait les lointaines origines d’Orient… 

En 1922, il organisa avec de célèbres personnalités (dont le compositeur Manuel de Falla) la fête du "Cante Jondo» (Chant profond). Il découvrit et s’oxygèna alors de Surréalisme avec le peintre Salvador Dalí (« Ode à Salvador Dali ») et le cinéaste Luis Buñuel. En1928 il n’a que trente ans quand son recueil Romancero Gitano le porte au top de la renommée dans son  pays et dans la plupart des pays de langue hispanique. 


En 1929, après l’interdiction de sa pièce les Amours de don Perlimplín, une farce jugée scandaleuse, il embarque pour New York (où il a le coup de cœur pour Harlem, pour le jazz). Là, il vit une année en résidence universitaire avant de «descendre» à la Havane de Cuba où il donne une série de conférences qui ont un formidable succès. Dans une lettre qu’il adresse à ses parents depuis Cuba, il interpelle : « N’oubliez pas, vous-mêmes, qu’en Amérique être poète représente davantage que d’être prince en Europe »…

En 1930, après la chute du dictateur Miguel Primo de Rivera, il retourne en Espagne et participe au deuxième congrès de l'Union fédérale des étudiants hispaniques. Ce congrès décide de construire "La Barraca" (théâtre étudiant subventionné) où seront produites des pièces importantes, dont des pièces de Cervantès, de Calderon ou de Lope de Vega ; d’autres de Garcia Lorca lui-même (sur la douzaine de pièces qu’il a écrites) dont Noces de sang (1933). Année où pour la première fois Lorca commence à vivre des revenus que lui rapportent ses œuvres….

En 1936,  alors qu’il formait le projet de partir pour le Mexique (pays où le cinéaste Luis Buñuel s’exilera des décennies durant), García Lorca est dans sa maison de campagne quand éclate la guerre civile. Les franquistes l’arrêtent puis, après quelques jours de prison, le criblent de balles... Ses livres sont brûlés à Grenade même et sont interdits quarante ans durant dans toute l'Espagne …





Garcia Lorca/ Poètes arabes (…les origines…)

C’est en ces années trente (années qui suivent le grand krash économique de 29) que Garcia Lorca, qui continue de développer une activité artistique et culturelle très riche, a le projet d’approfondir ses connaissances pour écrire un livre sur les poètes arabes de sa ville de Grenade tel Ibn Zarmak et d’autres…
Cela est  rapporté par Jocelyne Aubé-Bourligneux, son plus grand biographe, qui, dans « Lorca ou la sublime mélancolie » (un monument de plus de 2000 pages ! publié aux éditions Aden, dirigées par Nahel Lazhar) rapporte que Lorca «s’était attaché à renouer avec les vieux poètes musulmans de sa ville, partout où ils avaient laissé des traces».






C’est que l’une des préoccupations de Lorca est l’affinité qu’il décèle entre certains chants andalous (siguiriyeros) « et les poètes orientaux pour ce qui est de l’éloge du vin »…
Bien des années auparavant, lors d’une célèbre conférence donnée en 1922 sur «Qu’est ce que le cante jondo ? », il avait déjà nommément cité nombre de poètes arabes anciens avec des extraits de leurs poèmes.
Le premier : Serraj El Warak (1218-1296) :

« La tourterelle m’ôtant le sommeil
m’empêchant de rêver avec ses plaintes,
elle-même est comme mon cœur ardent
qui brûle et se consume en vives flammes ».

Aussi quatre vers du poète Ibn Ziati que Fedérico Garcia Lorca commente en disant qu’il a « écrit pour la mort de sa bien aimée la même élégie qu’aurait chantée un homme du peuple andalou » :

« Va donc visiter la tombe de ton aimée
me conseillent mes amis pour me consoler,
mais je leur ai répliqué : mes amis, a-t-elle
un autre tombeau que mon cœur en ma poitrine ? »

Puis ce sera l’immense Hafez de Chiraz, que le poète andalou définit lui-même comme «le poète national de la Perse qui chanta le vin, […] l’exquise obsession des chevelures  [des] belles femmes, les pierres mystérieuses et la nuit bleue infinie de Chiraz », au XIVème siècle, et dont il cite ces vers :

« Depuis que tu es sourd
à l’écho de ma voix,
mon cœur sombre en sa peine
et vers mes yeux brûlants
envoie des flots de sang »

Et Lorca de comparer ces vers avec la Copla de seguiriya  gitana :

« Non, de ces amours là
point ne veux de mémoire
à l’heure où mon cœur pleure
en larmes-sang perlées »…

Ces poètes arabes il la a fréquenté, lu et relu depuis longtemps, surtout les Rubâ’iyyaât de l’immémorial Khayyâm… Comme rapporté dans le livre de sa biographe (mentionné plus haut), le frère du poète atteste dans un livre-témoignage que Fédérico possédait bel et bien dans sa bibliothèque à la maison paternelle de Grenade un exemplaire des œuvres de Omar Khayyam, édité à Madrid en 1917et portant la signature : « F. Garcia (…) Novembre – 1917/23 »



Bains arabes à Madrid


 
« Moi, comme l’ombre d’un ancien Omar »…

En fait c’est dés la fin juin de cette année 1917 que l’Orient est déjà « en travail » dans l’un des poèmes de Lorca alors âgé de 19 ans et qu’il intitule : « Chanson. Rêverie et confusion ». On y trouve ce morceau :

« (…) Ce fut une nuit lourde de luxure.
Nuit dorée d’or dans l’Orient ancestral,
Nuit de baisers, de lumière et caresses,
Nuit incarnat de tulle passionnel…
Un songe de tissus d’Alger, Damas
Parfumait, langueur languide, nos cœurs. »

Et où il mentionne, en passant: « Moi, comme l’ombre d’un ancien Omar », qui n’est bien entendu qu’Omar Khayyâm.
A la même époque parait un étonnant et « énigmatique » article dans le journal « Les lettres » de Grenade, en date du 30 octobre 1917, ayant pour titre « Comentarios a Omar Kayyam », signé d’un secret et mystérieux Abu-Abd-Alah… Des dizaines d’années plus tard on saura et il sera confirmé que ce pseudo d’ Abu-Abd-Alah n’est autre que celui du jeune, très jeune… Fédérico Garcia Lorca qui avait tenu à publier incognito : « Oh ! Magnifique Oriental au brillant éclatant de lune ! »
Et le jeune provincial caché derrière la signature d’Abu-Abd-Alah de poursuivre en s’exclamant : « Le vin versé dans les coupes de nos cœurs et modulé sur les échelles merveilleuses de nos sentiments nous donne certainement la vision exacte de notre sensation d’exister et de notre existence. Amour ! Beaucoup d’amour »…
Avant d’interpeller  avec admiration Khayyam lui-même: « Divin et spirituel Omar de Nishâpur, toi tu as vu les hommes en train de lutter amarrés à l’hier comme au demain, et tu as vu proclamer le triomphe de l’aujourd’hui ! Toi, tu as contemplé le monde et sa mer de confusion et tu as dis, admirable : « Aujourd’hui ! Aujourd’hui ! Apportez moi du vin et les lèvres de l’aimée. Les roses sont les fleurs des fleurs, en elles est le vin du parfum. Déjà vient la nuit, mais j’allume ma torche de vin et de passion»… Mais la vie est le présent. Que nous importe ce qui est passé ou ce qui viendra ? Quand pleurons-nous ? Maintenant. Quand jouissons-nous ? Maintenant. Quand mourons-nous ? Maintenant.»
Magnifique hommage du jeune Elève au Maître, Lui qui allait par la tragédie devenir un des Maîtres des Lettres Modernes.






Ce texte est paru sous mon nom
dans le magazine littéraire Livrescq,
janvier 2014
 


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