samedi 24 mai 2014

«Je sais que je mourrai si j’arrache un jour un brin d’herbe» : Sohrab Sepehri





Peintre et poète iranien éminent du XXème siècle, il est né en 1928 à Qom dans l’une des villes saintes du chiisme, à 125 kms au sud-ouest de la capitale. A vingt cinq ans il décroche en fin d’études le Premier Prix à l’Université des Beaux Arts de Téhéran. En 1960 il obtient le premier Prix de la Biennale de peinture à Téhéran. Puis voyage en Asie, en Europe et en Amérique où il vit une année »… Il écrit et publie dès les années 50 devenant l’auteur de nombreux recueils dont deux font date dans l’histoire de la littérature : «Les pas de l’eau» et «L’espace vert».
Sohrab Sepehri, qui s’est éteint en 1980 à la suite d’une leucémie aigue, fait partie de la constellation des Nima Youshij, Ahmad Shamlou, Mehdi Akhavan-Sales, et surtout Forough Farrokhzad (poétesse qu’il admirait) qui ont renouvelé par la modernité la tradition poétique millénaire des immenses Fariduddin Attar, Jalâloddîn Rûmi, Hafez et Omar Khayyâm.

Peintre, c’est par la poésie qu’il se définit. 

De Sohrab Sepehri il reste aujourd’hui plus d’un millier d’aquarelles et peintures à l’huile. Presque toutes ont pour thème la nature dont il aimait la terre, les plantes et l’eau avec  lesquelles il entretenait un rapport mystique et généreux.  Son itinéraire de vie est d’une force simple et romantique que ses œuvres donnent à voir et entendre couler comme une source….
Alors que tout jeune homme  il expose aux alentours des années 50 ses premières peintures, un amateur d’art les lui achète toutes ; fait rarissime pour un jeune peintre… 



Tout solitaire qu’il aimait être, Sohrab Sepehri était un artiste libre, sensible et curieux, à l’écart « des idées à la mode, des tendances politiques qui, dans un pays comme l’Iran, ne sont hélas qu’un appât trop alléchant», comme le note son ami Daryush Shayegan.  Cela étant, sa poésie n’en demeure pas moins une réaction à la dégradation des valeurs et à la violence des temps modernes.
De ce point de vue il assimile pour son propre travail les expériences picturales et artistiques les plus profondes d’Europe et d’Asie. En 1960, il séjourne plusieurs mois au Japon où il s’initie à la gravure sur bois chez un maitre japonais et se familiarise avec les idées du bouddhisme. Il voyage ensuite en Inde, au Pakistan et en Afghanistan ; puis deux ans plus tard visite une dizaine de pays d’Europe…. Artiste dans la pleine force de son art, il participe en 1969 à la biennale de Paris puis se rend à New York où il expose à la galerie Benson. En 1973 il s’installe à la Cité des Arts de Paris durant un an…





Le designer Morteza Momayez (1936-2005),  Directeur Artistique au théâtre, au cinéma et fondateur de l’Iranian Graphic Design Society, dit de Sepehri. «Ses peintures sont extrêmement simples. Pour la plupart, elles sont des notes qui enregistrent les images du rêve. En réalité, le peintre a voulu figer les instants vivants. Son coloris semble, apparemment, très simple et sommaire. Il est aussi léger et insaisissable qu’un instant de la vie. Les couleurs qu’il jette sur la toile sont aussi douces que la peau, montrant à travers elles le mouvement du sang de la vie. Cette méthode de travail semble, de prime abord, très simple, mais elle demande un savoir technique, un travail, à la fois simple et ardu».
Daryush Shayegan, (grand spécialiste des religions) écrit dans son introduction à l’anthologie française des poèmes « Les pas de l’eau » : « Sepehri aime l’Asie. L’amour qu’il voue à la nature l’apparente aux grands poètes et paysagistes de la Chine et du Japon ». C e qui n’est pas peu dire…


Avec un brin d’humour, Sohrab Sepehri versifie sur son propre travail de peintre :

« Je viens de la contrée de Kashan.
J’ai pour métier la peinture :
Parfois je crée, grâce à la magie des couleurs, une cage
Et je vous la vends, mes amis,
Pour que votre cœur solitaire s’y rafraichisse
Aux chants des coquelicots captifs.
Que d’illusions, que d’illusions !
Je sais qu’au bassin de ma toile
Ne glisse aucun poisson »



Mais qu’est-ce que cette ville de Kashan ?...

Située  entre Téhéran et Ispahan, elle se trouve à prés de 1000 mètres d’altitude dans le désert central d’Iran … Elle se caractérise depuis le Moyen Age  jusqu’à son apogée au XIII ème siècle par le raffinement de ses  céramiques.

« Je viens de la contrée de Kashan.
Ma vie somme toute n’est pas trop difficile.
J’ai de quoi vivre, un brin d’intelligence, un minuscule talent.
J’ai une mère plus douce que les feuilles de l’arbre.
Des amis plus limpides que l’eau courante.
Et un Dieu présent quelque part, tout proche:
Parmi les feuilles de giroflées,
Au pied de ce pin élevé,
Sur la face consciente des eaux,
Dans les lois du monde végétal».



Céramique de Kashan du XIII ème siècle

Simple et raffiné il écrit:


« Je suis proche des origines de la terre 
 (…) Je n’ai jamais vu la haine de deux peupliers.
Je n’ai jamais vu un saule vendre son ombre à la terre.
Et gratuitement l’orme offre sa branche aux corbeaux »

« (…) Sachons qu’avant la création du corail
Un vide hantait sans cesse  la pensée des mers » (…)

C’est pourquoi précise-t-il confiant :

« (…) Il y avait du vide et une brise
Il y avait de l’obscurité et une étoile.
Il y avait de l’existence et un murmure.
Il y avait des lèvres et une prière.
« il y avait moi, il y avait toi » :
une prière et un mehrâb. »

« (…) Je suis musulman.
J’ai comme direction de la Mecque une rose.
Comme napperon de prière une source ».
Et écrire encore :
« Je ne ris pas quand une quelconque philosophie (miracle de la prophétie de l’Islam) coupe la lune en deux »….

 

                                                                                                Frise de Kashan  

« LUMIERE, MOI-MÊME, FLEURS, EAU »

« Pas de nuages,
Pas de vent.
Je m’assieds au bord du bassin :
Jeu frétillant des poissons, lumière,
Fleurs, eau, reflet de moi-même.
Eclat virginal de la grappe de la vie.
Ma mère cueille du basilic.
Pain, basilic et fromage,
Ciel sans tâches, pétunias lavés à la pluie.
Le salut proche : au milieu des fleurs de la cour.

La lumière dans le bol de cuivre,
Comme elle déverse ses caresses !
L’échelle porte le matin du haut mur vers la terre.
Derrière un sourire, tout se cache.
Il y a une lucarne dans le mur du temps
A travers laquelle mon visage se voit.
Il y a des choses que je ne sais pas.
Mais je sais que je mourrai si j’arrache un jour un brin d’herbe

Je suis plein de chemins, de ponts, de rivières, de vagues
Je suis plein de l’ombre d’une feuille sur l’eau :
Comme je suis seul en moi ! »




« Que de choses n’a-je pas vu sur cette terre ! »

« J’ai vu un enfant qui humait le parfum de la lune.
J’ai vu une cage sans porte où s’ébattait la lumière,
Une échelle mystique que gravissait l’amour
Pour atteindre le toit du monde du malakût.
J’ai vu une femme qui battait la lumière dans un mortier.
A midi on voyait étendu une nappe
Du pain, des légumes, un plat de rosée et le bol chaud de l’amour.
J’ai vu un mendiant qui s’en allait de porte en porte
En quémandant le chant des alouettes ».




« L'EAU

Ne rendons pas l'eau boueuse :
Il semblerait qu'en aval un pigeon s'abreuve,
Ou qu'en un lointain bosquet un chardonneret lave ses plumes,
Que dans un hameau une cruche s’emplisse.

Ne rendons pas l'eau boueuse :
Peut-être va-t-elle, cette eau vive, jusqu'au pied d'un peuplier laver
la tristesse d'un cœur.
La main d'un derviche y a peut-être plongé son pain sec.

Une belle femme est venue au bord de la rivière,
Ne rendons pas l'eau boueuse :
Le beau visage s'est dédoublé […]
 »

* 


Oasis dans l'instant


Si vous venez me chercher quelque part,
Je serai en un lieu nulle part [1].
Derrière ce nulle part, il y a quand même quelque part.
Derrière ce nulle les veines de l'air
Sont pleines de chardons qui nous apportent les messages [2]
De ces fleurs épanouies sur les confins des terres lointaines.
Et le sable porte aussi l'empreinte des chevaux
De ces fringants cavaliers qui ont franchi à l'aube
Les hauteurs ivres de l'assomption des fleurs.
Derrière ce nulle part, le parasol du désir reste à jamais ouvert :
Et quand le souffle de la soif frémit dans la racine d'une feuille
Les cloches de la pluie se mettent à sonner.
Ici l'homme est tout seul
Et dans cette solitude
L'ombre de l'orme s'étend jusqu'à l'éternité.

Si vous venez m'y chercher,
Venez-vous-en donc lentement et doucement
De crainte que ne se raye
La porcelaine de ma solitude.




La leucémie, la mort


Il se savait atteint d’une maladie incurable : la leucémie. Que dit le poète de la mort ?..

« (…) Ne fermons point la porte vivante du destin
Qui nous appelle par delà les clôtures des sons »

« (…) Ne craignons point la mort :
Elle ne met pas terme à la vie des colombes »

« (…) Il faut vivre tant que demeurent les coquelicots »

« (…) Quelqu’un est mort hier soir
Et pourtant le pain de froment est encore bon,
Et pourtant l’eau coule comme d’habitude et les chevaux s’y abreuvent »
« (…) Allons donc vers la mer,
Jetons-y un filet.
Extrayons-en la fraicheur.
Enlevons de la plage un grain de sable,
Palpons grâce à ce geste
Le poids frêle de l’existence »

«  (…) A l’intérieur du mot « aube »
L’aube se lèvera »






Le cinéaste Abbas Kiarostami

(Palme d’Or à Cannes en 1997,
pour « Le gout des cerises »)
réalisa en 1987  le film :
« Khané-yé doust kodjast ? »
« (où est la maison de mon ami ?) »,
un film portant le nom d'un des poèmes de Sepehri,
en hommage à l’artiste disparu en 1980.


En exergue à l’un de ses poèmes il avait mis ce vers de T.S. Eliot :
« I should be glad of another death



Abderrahmane Djelfaoui
 






1 commentaire:

  1. Mon ami poète a retenu deux recueils , sans doute ceux qui, le plus révèlent Sohrab Sepehri: -Le pas de l'eau - et -L'espace vert- ; titres évocateurs d'amour de la nature et du mot. Artiste-artisan, troubadour égaré sur les sentiers et les chemins vierges du simplement et sereinement beau.
    "je sais que je mourrais si j'arrachais un jour un brin d'herbe" dit-il, mais n'est-ce pas ainsi que humblement, modestement , Sohrab "gravit l'échelle mystique et atteint le toit du monde du Malakut" ?? ...
    "Il y avait moi, il y avait toi
    une prière et un Mihrab" me plaisais-je à reprendre sur une photo du Mihrab de Sidi Belcacem fondateur de la zaouia d'ElHamel , convergence de mysticisme...
    De tout et de rien , serein, le poète-peintre, le peintre poète murmure pudiquement l'amour de tout, l'amour de Dieu:
    Antar, Rumi, Hafez, et Khayyam , une poésie renouvelée et sublimée par Sohrab lui même révélé par Abderrahmane Djelfaoui dans un article qui mérite lecture

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