Mois de mai avec ses nèfles, sa menthe
fraiche, ses salades et ses épouvantails de jardin fusionnant avec le souvenir
térébrant de l’artiste tôt disparu…
Je suis attentivement le flux
des paroles d’Ali Marok en les transcrivant du plus vite que je peux, alors que
par delà la porte entrebâillée, j’entends le pépiement des oiseaux dans la
campagne du sahel … Lumineux jour du 1er mai …
En face de moi, à l’autre bout de la lourde table de la salle à manger,
en tee shirt rouge et bob en toile Ali
m’invite d’un geste simple à prendre un verre de citronnade nature préparé par une de ses grandes filles … Dans
cet espace où trône un vieux juke-box des années 60, rénové, astiqué, j’ai vraiment
une impression d’irréelle réalité devant cet ami au teint d’indien des Andes.
Telles les images cuivrées d’un film retrouvé…
Comme d’habitude, Il a préparé ses notes pour notre rencontre: une
unique feuille de papier blanc tracée d’une écriture fine et régulière, sans
une seule rature ; « pour que
je sois au plus près », m’explique-t-il… Au téléphone il m’avait avoué
que la remontée des souvenirs sur M’Hamed l’avait étreint au plus haut point. Et
que cela lui avait fait même mal, très mal…
A coté de lui, sur la table : ses lunettes de vue ; un
stylo ; une traduction en français des Mou’alaqat
et un catalogue d’expo de 1986 préfacé par Kateb Yacine « que j’ai retrouvé avec grand peine » …
(photo :
Abderrahmane Djelfaoui)
L’évocation d’Issiakhem commence par la première rencontre datant juste
de trois ou quatre ans après l’indépendance. « J’entendais parler de lui, mais je ne le connaissais pas physiquement.
Je n’avais même jamais vu sa photo. Je ne l’ai donc pas connu tôt… »
C’est l’époque où Ali Marok commence à travailler en tant qu’opérateur
aux Actualités Algériennes. « Là,
j’avais l’opportunité de concevoir des reportages sur l’expo de tel ou tel
peintre. Les activités étaient alors nombreuses. Une deuxième génération de
peintres arrivait après les Yelles et d’autres anciens. Cette génération de nouveaux
était la mienne… Je dois dire que je n’avais jamais eu à faire à un peintre
algérien durant la colonisation. A cette époque il y avait une galerie d’art, rue
Michelet un peu plus bas que l’église du Sacré cœur. Elle s’appelait la galerie
Continchamp dirigée par l’éditeur Edmond Charlot. Y venait Mouloud Mammeri, le
seul écrivain algérien que je connaissais de réputation et qui avait d’ailleurs
un de ses parents peintre célèbre… J’allais donc à cette galerie en tant
qu’assistant caméraman filmer des expositions de peintres dont je n’ai pas
retenu le nom… Certainement que Sauveur Gallièro devait être parmi eux… Mais ça
ne me préoccupait pas ». Sauveur Gallièro aura été avec Mohammed
Racim, à Alger, celui qui orienta le jeune Issiakhem arrivant de Relizane dés 1947,
soit quatre ans après le terrible accident qui avait couté la vie à ses jeunes
sœurs et lui avait fait amputer le bras ……
Autoportrait.
1949. Huile sur contreplaqué.40,7 x 32,3.
(Collection
du Musée National des Beaux Arts d’Alger)
PREMIERE ET DERNIERE ALTERCATION
AVEC ISSIAKHEM.
Ali Marok se souvient avec nostalgie et un sourire requinquant, à la
fois, des rencontres avec les jeunes gens de sa génération cinquante ans
auparavant… Parmi eux il y avait les peintres Fares, Chegrane, Oulhaci,
Ali-Khodja, Smail Samson, Bourdine, Nedjar…
« Tous se plaignaient de la
précédente génération de peintres qui avait fondée l’UNAP et la dirigeait. Tout
le monde se plaignait en particulier de Yelles… Alors dans mon enthousiasme, je
me suis dis : je vais les aider… La galerie de l’UNAP n’était pas loin des
Actualités et, à l’époque, j’habitais rue Duc des cars ; j’étais donc un
peu mon sur territoire quand Je passais à la galerie et que j’écoutais ces jeunes
dont beaucoup avaient été les élèves de Sahouli, enseignant à l’Association des
beaux arts qui les avait beaucoup aidé…
« Lors d’une de ces réunions
où je me trouvais en passant, un homme m’interpelle durement, violement…
C’était Issiakhem qui me reprochait de filmer certains peintres, les jeunes et
pas d’autres… Ce qui était faux ! Je n’avais aucune préférence picturale.
Je ne faisais aucune discrimination, ce n’était pas mon domaine. La seule chose
qui m’importait était mon métier. Pour moi les actualités cinématographiques
auxquelles je participais, étaient plus importantes que la télévision qui
démarrait… Le cinéma avait de l’impact.
On pouvait montrer au grand public des salles de cinéma une autre face de la
culture algérienne naissante. Même s’ils n’y connaissaient rien, comme moi ils
découvraient… Et Issiakhem croyait que je faisais du favoritisme… Que je
faisais partie d’un clan…
« Quand Issiakhem eut fini
de déverser sa méchanceté, j’ai fait le tour de la table.je me suis bien campé
en face de lui et je lui ai dit: M’Hamed, ce n’est pas parce que tu es manchot
que tu me fais de la peine. Si tu continues à m’insulter, le hadjouti que je
suis va te casser la gueule !...
« Silence… Il y avait du
coté d’Issiakhem le sculpteur Demagh, de Batna, qui a l’époque habitait chez
M’Hamed. C’est lui qui a mis le holà à cette altercation. Ca s’est arrêté
là….
« Quelques jours après cet
évènement, je rencontre Mustapha Neguache, un proche d’Issiakhem, qui me
demande de tout lui raconter… Une fois mis au courant, il me dit : je
crois que M’Hamed faisait sa comédie pour la galerie. Ce n’est pas à toi, mais
à d’autres qu’il en voulait. Sinon il t’aurait dérouillé… Comment ça il
m’aurait dérouillé?!!.. Mustapha me révèle alors que M’Hamed était doté d’un
coup de poing américain. Une arme redoutable…
« Après quelques temps, on a
commencé à se voir M’Hamed et moi à l’UNAP, normalement. On se saluait, on se
serrait la main… Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris qu’en fait
c’était aux vieux de l’association qu’il en voulait vraiment…»
Dessin d’Issiakhem paru
en page 2 d’Alger républicain, le 30
avril 1963
« MON QUESTIONNEMENT SUR LA FORMATION DE
M’HAMED…»
« Bien plus tard après cette
altercation, nous sommes devenus de bons potes sans être amis. C’est ainsi, par
exemple, de tous les peintres que j’ai connus, le seul à m’appeler lorsqu’il
avait besoin de photos de famille, était Issiakhem. Mais lorsqu’il voulait
prendre contact avec moi, il le faisait presque toujours par l’intermédiaire
d’Ali Kerbouche qu’il m’envoyait en émissaire. Il aurait pu me contacter par
les peintres Bourdine ou Hakkar. Non. Il choisissait toujours Ali
Kerbouche qui n’est autre que l’élève des maîtres Racim et Temmam,
lui-même élève de Omar et Mohamed Racim; Kerbouche devenu lui aussi à son tour miniaturiste
reconnu… »
Le peintre
M’Hamed Issiakhem et le miniaturiste Ali Kerbouche
« Cette amitié entre un
peintre moderne, d’audience internationale, et AliKerbouche de la lignée de la
peinture traditionnelle algérienne qu’est la miniature, m’a toujours laissé
songeur même si ce dernier a été à Florence pour finaliser ses études…
« Pour moi, en tant que
peintre moderne, Issiakhem est le seul qui ait une connaissance parfaite du
dessin et possédait une telle dextérité dans le tracé de la ligne…C’est
une dextérité presque parfaite à l’image de peintres mondialement connus qui
maitrisent au plus haut point le trait, comme Picasso… Il n’y a qu’à voir ses dessins au fusain…»
Nu (Femme
debout). 1949. Fusain sur papier. 63 x
48 cm.
(Collection
Mesli)
« Ceci dit, pour moi
Issiakhem, peintre moderne révérait autant l’art traditionnel algérien qu’il
révérait Goya, Gauguin, Van Gogh ou Picasso. Je dis ça alors que j’aimais
beaucoup plus l’homme que sa peinture. Je dois
reconnaitre, avec mon regard intérieur, mon regard d’aujourd’hui que si
son œuvre m’agresse, lui en tant que personne me fait du bien…D’ailleurs, mes
modestes moyens, je n’ai jamais voulu acheter une toile ou un dessin
d’Issiakhem sachant très bien qu’il n’accepterait pas d’argent de ma part…»
Déjà bien avant la présente évocation, Ali Marok m’avait fait part de
son étonnement comme de ce qu’il pensait du rapport étroit, intime et de longue
durée qu’entretenait M’Hamed Issiakhem avec les meilleurs tenants de la
miniature et de l’enluminure algérois. Cela alors qu’il développera toujours
des liens forts et fouillés avec la peinture moderne notamment à l’occasion de
son long séjour à Paris durant les années 50 où il aura, entre autres
professeurs, un enseignant du nom de Legueu, handicapé lui aussi de l a main,
selon des informations rapportées par Ali Kerbouche…
Chez Issiakhem, dit Ali Marok,
ces deux lignées s’interpénétraient de façon vivante, sans jamais s’exclure. Ce
qui est surprenant quand on sait que, même si sa famille était une famille de
commerçant aisé, le jeune M’Hamed adolescent n’avait pas pu avoir de rapports
sérieux avec l’étude de l’art musulman à Relizane qui était alors une commune de plein exercice, c'est-à-dire
dont la population coloniale, importante, riche, dominante imposait sans
exclusive ses volontés, son mode de vie, « ses goûts »….
Ali, à propos de ce croisement perpétuel des lignées artistiques dans la vie d’Issiakhem, se souvient bien « d’un fait de détail », et ce à la veille même du décès de M’Hamed. « Il avait fortement insisté auprès de sa femme Nadia pour qu’on contacte sur le champ le peintre Bourdine et le miniaturiste Kerbouche pour qu’ils viennent le voir ». La veille de sa mort…
Une des pochettes réalisée par Issiakhem pour la série de disques "La voix de l'Algérie"
Ali, à propos de ce croisement perpétuel des lignées artistiques dans la vie d’Issiakhem, se souvient bien « d’un fait de détail », et ce à la veille même du décès de M’Hamed. « Il avait fortement insisté auprès de sa femme Nadia pour qu’on contacte sur le champ le peintre Bourdine et le miniaturiste Kerbouche pour qu’ils viennent le voir ». La veille de sa mort…
Ali Marok, souligne alors que M’Hamed était pareillement lié au peintre
Mohamed Louial comme au miniaturiste Mohamed Temmam, tous deux d’une grande
finesse d’éducation, de pudeur et de discrétion. Les deux étant par ailleurs
conservateurs de musée : Louial, du Musée du Parc Montriant et Temmam de
celui des Arts islamiques et traditionnels. « Temmam était aussi très lié à Kateb Yacine qui lui rendait souvent
visite à domicile accompagné de son épouse ». Ce qui, me rappelle par
incidence le travail d’interview commencé par Kateb Yacine avec le maître El
Hadj M’Hamed El Anka ; un important travail sur la mémoire qui s’il resta
inachevé, a été heureusement mis en ligne
sur les réseaux sociaux…
LE CARDINAL….
« Un jour je tombe sur un
article du grand reporter Halim Mokdad qui avait pour titre Le Cardinal, et je me demandais : mais comment El Hadj M’Hamed El Anka, lui
si pointilleux et si jaloux de son art,
avait-il pu accepter de se laisser qualifier en tant que Cardinal ?…. Parce qu’il était évident que Halim Mokdad, avant de publier son
article, avait du le soumettre au maître…
« En fait celui qui avait
déjà osé faire cela c’était un peintre ! Car qui d’autre pouvait faire en
même temps les portraits de Hadj M’Hamed El Anka et celui du Cardinal Duval ?
Et dans les deux portraits sans aucune tristesse, y mettre toute l’authenticité
du caractère ? Leur vérité, l’un avec l’habit d’église et sa coiffe, l’autre noble avec sa gandourah et sa
chéchia. Semblables, presque l’un et l’autre… Tous deux travaillés avec amour,
avec humanisme !... Je sais puisque je connaissais Monseigneur Duval et que
j’avais monté une exposition sur El Anka…
Cardinal Duval. Première esquisse au crayon sur papier
Peinture
« Alors comme je faisais un
livre sur Alger, je l’ai ouvert sur une dédicace aux deux: « A la
mémoire de Cheikh M’Hamed El Anka et de son Eminence le Cardinal Duval. Aux
deux cardinaux d’Alger. A chacun sa foi, à chacun ses fidèles, un amour
partagé : Alger »
LA FIN ?
Ali Marok eut bien d’autres rencontres avec M’Hamed Issiakhem et
pourrait multiplier les anecdotes qui éclairent le caractère profond du
personnage, tel sa participation à la détermination de portraits-robots ou
encore, bien avant sa maladie, lorsqu’il l’appela dans sa maison de Bainem pour
lui faire une photographie en compagnie de sa mère : « … C’était un enfant assis auprès d’elle. Et
la mère près de son fils. Il y avait une plénitude partagée entre cet homme et
cette femme habillée de façon traditionnelle qui avait une attitude noble et
digne… J’ai senti son bonheur comme si c’était moi… Je sentais qu’il était
comme un enfant qui retrouve sa mère… On sentait leurs retrouvailles et le pardon… Et personne
d’autre que eux deux… »
« J’ai d’ailleurs saisi
cette occasion pour lui demander d’autorité de faire une autre photographie. Il
était dans sa ‘abaya blanche. Seul, il s’est mis devant le chevalet avec ses
outils. La toile était blanche… »
Ali Marok,
méditant (Photo Abderrahmane Djelfaoui)
A nouveau Ali Marok me rappelle que l’évocation de M’Hamed Issiakhem
lui fait mal… Je lui demande s’il peut vraiment dire pourquoi…
Les coudes sur la table et après avoir un bon moment médité silencieusement
en tenant sa tasse de thé contre son front, regard baissé, il relève vers moi
son regard et dit :
« S’il y a un personnage
qu’on peut rapprocher de M’Hamed dans la souffrance et le travail artistique
c’est, je crois, Mohamed Zinet… Pourquoi ?...
« M’Hamed est mort d’un mal
terrible qui est le cancer du sang. Zinet est mort tout aussi terriblement,
mais des années durant dans un hôpital spécialisé, abandonné de tous sauf par
sa femme et son enfant. Il avait perdu la mémoire…
« Pour ce qui est de M’Hamed,
ce qui m’avait révolté c’était que, encore malade, on avait balancé
publiquement dans les journaux sa photo sous chimiothérapie, cadavérique… Qui
pouvait tirer plaisir d’un tel regard malsain?...»
Long silence. Puis, comme s’il avait intérieurement décidé de déjouer
le sort de la souffrance, et ne pas parler que de la souffrance, Ali « se
ramasse » pour conclure.
« Quand tu remontes la
carrière d’un monstre de la peinture comme Picasso ou même celle d’un Toulouse-Lautrec
au dix neuvième siècle, autre handicapé par sa toute petite taille, tu sais
quel est le maitre de l’un, de l’autre… Mais quel est vraiment le maître de
M’Hamed ?...
Personnellement, je pense que son
maître réel, son maître spirituel est Kateb Yacine. Pas seulement la personne
de Kateb ; - on le sait, M’Hamed et Yacine étaient frères siamois. Mais
c’est surtout son œuvre poétique et romanesque, en particulier NEDJMA qui
a été le grand inspirateur... Ces livres, et ce livre, inclassables et
inadaptables cinématographiquement, ne pouvaient être adaptés que par un
peintre visionnaire, M’Hamed Issiakhem que Kateb Yacine appelait justement Œil
de Lynx… »
Abderrahmane
Djelfaoui
..." remonter la carrière" d'un artiste comme Issiakhem, c'est prospecter une mine d'or , c'est trouver la pépite qui ne ressemble à aucune autre ....ces interviews , menées avec art et talent sont au grand honneur de leur auteur la mémoire du peuple et une lutte contre l'oubli ... et dans la tête de Ali Marok , un juke box bien entretenu où chantent les souvenirs tristes et heureux de l'art et des artistes !
RépondreSupprimerAli Marok nous introduit sur le chemin fragile de la mémoire pour nous offrir un témoignage émouvant et unique . Merci Djelfaoui de e la part de Fatiha Bisker
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