Hamid Nacer Khodja, Professeur de
littérature à l’université à Djelfa, a consacré l’essentiel de sa carrière de
chercheur à l’exhumation, la mise à jour et mise en contexte de l’œuvre
littéraire de Jean Sénac. Le poète a tant écrit ! Lui qui a aussi abordé le champ des arts plastiques,
crayonnant lui-même portraits et dessins au fil des rencontres… Pour nous
entretenir avec le chercheur et écrivain, nous avons passé la barrière de
l’Atlas blidéen et emprunté la route des hauts plateaux jusqu’à la lisière de
la steppe (boisée) où se trouve le gros centre urbain qu’est Djelfa. L’homme et
ses proches nous reçoivent comme on reçoit un membre de la famille…
Hamid Nacer Khodja (Photo Abderrahmane Djelfaoui)
Globalement,
tu as consacré tous tes travaux d’universitaire, toutes tes recherches, tes
décryptages de documentations et rédactions de quelques milliers de pages «à
tonton Sénac » comme tu l’appelles affectueusement. C’est, sur plusieurs
décennies, une œuvre monumentale. Pourquoi ce choix et cette
concentration ?
D’abord, parce que
j’ai connu Sénac personnellement. Dans son dernier testament, qui date du 2 mai
1973, je suis membre de son comité littéraire qui doit s’occuper de son œuvre
posthume. Un testament où il dit que ses œuvres appartiennent à l’Algérie, et
qu’il cède tout à la Bibliothèque nationale : ses œuvres, ses manuscrits,
les livres de sa bibliothèque, ses revues, ses émissions, ses films, dont
« Diwan echams » qu’il
avait produit à la télévision. Une émission qui donnait la parole à la relation
existant l’art et l’image.
Il avait aussi fait
une émission sur « Les Aouchimistes »,
le groupe Aouchem ; sur Baya
également. C’est d’ailleurs Sénac qui a révélé Baya en Algérie. Baya était
connue grâce à André Breton, à la Galerie Maeght, etc, en novembre 47 en
France. Mais en Algérie elle était curieusement méconnue.
Et
quand as-tu connu Sénac ?
J’étais
jeune ! Il faisait une émission à la radio qui s’appelait « Poésie sur tous les fronts ».
C’était entre 1967 et 1971. Cette émission était très écoutée par les jeunes.
C’était une émission d’avant-garde qui donnait la parole aux poètes du
tiers-monde qui étaient à la mode. Aux poètes engagés. A la revue « Souffles » du poète Laabi. A la
poésie arabe, mais surtout, surtout aux jeunes poètes algériens. C’est ainsi
qu’il a révélé beaucoup de jeunes talents, comme Rachid Boudjedra, Ahmed
Azeggagh, Youcef Sebti, Malek Alloula et tant d’autres… Et moi aussi,
évidemment…
Avant d’aller plus avant, quel était la
composition de ce comité institué par testament …
Ou cénacle
sénaquien. Parmi les membres de ce comité littéraire, j’étais le dernier, avec
Djamel Eddine Bencheikh, Rachid Boudjedra,
Jean de Maisonseul, Malek Alloula, Jean Pélégri, Anne Krief, la fille du
grand journaliste Claude krief ami de Sénac ; autour de Jacques Miel qui
est le fils adoptif de Sénac.
Mais
tu sembles être un des rares, si ce n’est le seul, à avoir respecté
l’engagement de mener ce travail, et ce d’une manière prodigieuse…
Hélas !
J’aurais aimé que d’autres s’occupent de l’œuvre de Sénac. Mais cela ne s’est
pas fait pour des raisons qui leur appartiennent. C’est à eux de justifier,
pour ceux qui sont vivants, parce que la plupart sont morts. Il ne reste plus
grand monde de ce petit comité…
Revenons aux débuts de Jean Sénac qui
commence sa carrière d’écrivain en tant que critique d’art…
Déjà adolescent, Sénac adorait dessiner dans un style
très académique. Il avait obtenu plusieurs prix de dessin durant la deuxième
guerre mondiale, lors de concours floraux, ou de reproduction de l’image de
Jeanne d’Arc…
A partir de 18 ans, à Oran où il habite, il
commence à fréquenter les galeries notamment la fameuse galerie Colline de Charles Martin qui était le pôle artistique de
tout l’oranais. Cette galerie exposait des européens et parfois des
autochtones…
A partir de là, Sénac commence à écrire sur l’art
dans ses carnets intimes, ensuite des articles dans la presse locale d’Oran,
notamment dans Oran républicain, un
journal qui était né dans la mouvance du Front populaire. Ses articles aient
d’ailleurs très estimés, parce qu’il était réellement connaisseur.
Il
avait une solide culture autant plastique que littéraire ?
Non. C’était plutôt
intuitif pour lui au départ. L’avantage de Sénac est qu’à cette époque
l’orientalisme dominait quasiment la peinture officielle en Algérie, avec le
semi figuratif, soutenus par des salons financés par le Gouvernement général et
certaines sociétés, dont une créée par Etienne Dinet à la fin du 19 ème siècle à Paris… Sénac, prenant le contre pied de ce courant
dominant, a été le premier à défendre l’art abstrait qui était totalement
inconnu en Algérie alors qu’il était né au début du siècle en Europe. C’est
dire la coupure artistique entre la France et sa colonie…. Sénac a débuté sa
critique sur les peintres européens d’Algérie qui commençaient à émerger. Ses
articles ont provoqués un
réel intérêt et étaient demandés par les lecteurs (en tenant compte de la
correspondance du directeur d’Oran
républicain à Sénac qu’on trouve à la Bibliothèque nationale d’Algérie).
Puis, par le plus grand des hasards, quand il vient
s’installer à Alger, -il avait été engagé durant la deuxième guerre mondiale à
Blida-, il rencontre le petit microcosme littéraire et artistique de l’Algérie.
La capitale de l’Empire n’était pas Oran (même si la galerie Colline a joué un rôle
déterminant), mais Alger où il y a l’association des écrivains algériens
promotrice de l’algérianisme
(première école littéraire française née hors de France), il y avait aussi
Emmanuel Roblès, les écrivains de l’Ecole
d’Alger ; beaucoup de galeries d’art
dont celle d’Edmond Charlot.
Maria Manton, La
Fête arabe
Huile, 1946
C’est à partir de là que Sénac se met à fréquenter Sauveur
Galliéro et tous les peintres natifs d’Algérie tels Louis Bénisti, Jean de
Maisonseul, Maria Menton de Blida et Louis Nallard (qui ont joué un rôle
important dans sa vie) et bien d’autres. Il écrivait sur eux d’excellents ou
magnifiques articles soit dans Oran
républicain, quotidien, soit dans l’Africain,
un hebdomadaire d’extrême droite où Sénac arrivait à passer des articles
de gauche!...
Ce qui est curieux, c’est qu’à cette époque Sénac n’écrit
sur aucun peintre algérien, aucun.
Même Abdelkader Guermaz qui expose à la
galerie Colline?
Même Guermaz. Il ne les connaissait pas tout simplement
parce qu’il vivait encore dans un milieu exclusivement européen. Il se sentait
bien et n’avait alors aucun problème de conscience comme à partir de 1950…
Sénac rencontre Simone de Beauvoir en février 1946 à
l’Hôtel Aletti et en fait immédiatement un dessin
Il est également le
premier à parler de Mohamed Dib. Parce qu’il l’a rencontré à Sidi Madani, prés
de Blida. Aux réunions de Sidi Madani , entre janvier et mars 1948, ont
lieu d’importantes rencontres entre les écrivains français et les écrivains
algériens et autres artistes. C’est là que Sénac fait la connaissance de Mohamed
Racim, Malek Benabi. C’était quelque chose de novateur et de sensationnel dans
le contexte colonial d’alors puisqu’il y avait Louis Guilloux, Jean Tortel,
Jean Cayrol qui venaient de France rencontrer leurs collègues algériens qui
débutaient. Kateb Yacine était lui en voyage en France, mais il y eut la venue
de Camus.
Les Algériens vont beaucoup profiter de ces rencontres.
C’est Jean Cayrol qui va introduire Mohamed Dib aux éditions du Seuil à Paris
et Emmanuel Roblès qui va les éditer dans sa collection Méditerranée. Côté algérien, les rencontres de Sidi
Madani sont des entrevues capitales.
Il y a des revues qui naissent, comme la revue Forge de Roblès, de Louis Julien qui
était communiste et d’El Boudali Safir qui était chargé des ELAK :
Emissions en langues arabe et kabyle à Radio Alger. C’est d’ailleurs El
Boudali Safir, musicologue de formation, qui va inventer à ce moment là la
fameuse expression de « musique
châabi » en 1947-48.
Louis Guilloux, auteur de Le pain des rêves (1942) et Albert Camus à Sidi Madani en 1948
Sénac comme les
écrivains algériens vont être baignés dans toute cette atmosphère, et qui avec
le recul du temps va s’avérer être déterminante pour beaucoup d’entre eux. Pour
Sénac aussi puisqu’il rencontre là pour la première fois Camus et sa femme, avec
qui il était en correspondance. Et Camus va lui faire lire le poète René Char
qu’il ne connaissait pas avant Sidi Madani… Il y a comme ça des rencontres
heureuses ! Des rencontres déterminantes pour un homme. Sénac a eu cette
chance d’être là au bon moment, après la deuxième guerre mondiale…
Mohamed Dib et Jean Senac à Tlemcen en 1952
COUSCOUS
POUR PICASSO ET REVELATION NATIONALITAIRE POUR SENAC
L’autre
chance et bonne rencontre c’est celle qu’il a avec Baya?
Oui. C’est lui qui
lui organise une exposition en avril 1950 à Alger, à l’occasion de la sortie du
numéro 2 de la revue « Soleil »,
qu’il dirigeait. Le numéro comprenait des dessins de Baya et des boqala…
Mais bien avant
qu’il ne la rencontre, Baya vivait chez Margueritte Mac Owen, Margueritte
Camina de son nom de jeune fille. Elle avait épousée monsieur Mac Owen qui
était un écossait travaillant au consulat de Grande Bretagne . Il y
travaillait comme attaché culturel et lui-même était peintre. Et c’est la
grand-mère de Baya qui allait travailler chez les Mac Owen qui avaient une
ferme à Fort de l’eau. C’est grâce à cette grand-mère qu’on a découvert le
talent de Baya…
Dessin
de Baya,
Pour
la revue Soleil, n°2
Puis Margueritte
Mac Owen élève Baya. Elle lui fournit tout ce qu’il faut pour peindre en lui
disant de « ne pas imiter les autres »…
Miracle ! En 1947 vient Aimé Maeght à Alger pour une succession du peintre
Bonnard. Jean de Maisonseul lui présente Camina, parce que Jean de Maisonseul
sera le futur époux de la nièce de Camina Mac Owen, Mireille… Et Maeght va être
surpris et émerveillé par la fraicheur des travaux de la jeune Baya, qui n’a
que 17 ans. De là il lui organise la fameuse exposition de la rue de Téhéran.
Imaginez : une gamine qui fait une exposition dans la plus merveilleuse,
la plus prestigieuse galerie d’art
parisienne ! Avec des textes d’André Breton, d’Emile Dermenghem, de Maeght
aussi ; et un conte Baya « Le
grand zoizo »… Et Baya devient célèbre du jour au lendemain !
Elle obtient la une dans tous les journaux français, et même dans le magazine international Vogue, et signé par qui ? Par
Edmonde Charles Roux qui vient de mourir… C’est en fait elle qui a signé le
tout premier article de presse sur Baya !
Image du visage
adolescent de Baya extrait d’un film de moins de deux minutes
réalisé à
l’exposition de 1947 à la Galerie Maeght à Paris
Portrait de Jean
Sénac, par Orlando Pelayo, Alger, avril 1950
Ce n’est qu’au retour de Baya en Algérie que Senac va la
rencontrer. Parce que Baya est resté un certain temps en France et a même
travaillé avec Picasso à l’atelier céramique de Madoura, à Vallauris… Picasso lui-même
était surpris qu’une pareille gamine sache si bien faire et si rapidement de la
poterie alors que lui mettait du temps ! Elle faisait du couscous à
Picasso ! Il adorait ! Mais elle n’était pas consciente de la chance
de rencontrer des hommes aussi illustres, surtout des géants comme Breton et
Picasso…
Baya,
par
Sauveur Galliéro, 1950
Sénac est enthousiasmé. Il écrit même: « Dieu a créé le monde en 7 jours, ensuite il
a créé Baya »… Il voyait en Baya non seulement une merveilleuse
artiste à qui il a dédié deux ou trois
poèmes, non seulement celle qui l’a aidée à traduire les boqala, mais aussi il y voyait déjà un symbole de son peuple.
Galliéro (sur qui
Sénac écrit plusieurs articles et des poèmes) habitait en bordure de la Casbah.
C’était un puissant artiste anticonformiste. Un hipie avant la lettre, et qui habitait « avec les arabes ». Il parlait arabe. Il avait de très bonnes
relations avec ses voisins. C’est lui qui fait connaitre à Sénac non pas la
Casbah mystérieuse, exotique, des touristes à la « Pépé le Moko » mais la Casbah des travailleurs, la Casbah de
la misère, la Casbah de la musique, des marchands de beignets et de jasmin… Ce
qui a bouleversé Sénac, surtout de voir des enfants pauvres, qui pouvaient
dormir entre deux cartons… C’était insupportable. Il disait : « je suis pauvre, mais il y a des gens encore
plus pauvres que moi ! Plus miséreux que moi ! Ce n’est pas
possible que l’Eglise laisse faire une telle misère, que le Gouvernement
général accepte une pauvreté si intolérable…».
A
un moment donc où l’histoire se nouait…
Oui, époque où en
France il y avait après la guerre une réelle volonté de renouvellement, de
construction, d’esprit nouveau. Le Lettrisme venait de naitre.
L’Existentialisme était à son apogée. Saint Germain des près était le quartier
mondial qu’il fallait fréquenter à l’époque. Même si tout cela n’existait pas à
Alger il y avait de petites revues, des expositions mais surtout le fait que
les Musulmans, les Indigènes,
les Autochtones comme on les appelait, commençaient à émerger en nombre
appréciable au plan littéraire et artistique.
Une toile de
Azwaw Mammeri qui avait commencé d’exposer à Paris dés 1917
Avant, les musulmans exposaient à part dans des foyers
musulmans. Racim était presque un peintre officiel. Azwaw Mammeri. Hacène
Benaboura. Baya. Yelles. Benanteur et Khadda ont commencé à exposer… Ca
germait. Ce sont des peintres qui vont s’illustrer pendant la guerre d’Algérie.
Azwaw Mammeri va avoir le Grand prix artistique d’Algérie que n’o nt pas eu
beaucoup de peintres y compris de la Villa Abdelatif qui était la Médicis de ce
côté ci de la Méditerranée. Benaboura aura ce grand prix d’Algérie avant
Galliéro qui …ne l’aura qu’en 1961, à la veille de l’indépendance. C’est
d’ailleurs le dernier à l’obtenir… Tous ces peintres Sénac va les évoquer avant
1954 ou alors …en France pendant la guerre d’Algérie.
On peut parler en ce commencement des années 50 de la
montée d’un art plastique typiquement algérien, même s’il y avait beaucoup plus
d’artistes européens qu’algériens.
Le peintre Hacène Benaboura (1898-1960)
Lauréat du Grand prix artistique de l’Algérie en 1957 dessiné
par André Assus
Propos
recueillis par Abderrahmane Djelfaoui
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire