Hamid Nacer-Khodja a fait un travail
remarquable et fiable d’accompagnement critique de l’œuvre du poète algérien
Jean Sénac. Il a consacré à son dépouillement ainsi que sa mise à la disposition
du public plus d’une quarantaine d’années de sa carrière
d’universitaire-chercheur.
Aujourd’hui malgré l’état
où Hamid Nacer-Khodja se trouve du fait de la maladie, il a tenu encore
a évoquer avec sérénité à son domicile à Djelfa, devant les lourds rayonnages
de sa bibliothèque, l’une des périodes les plus denses et engagée de Sénac, celle
de sa contribution méconnue consistant à amplifier avec ses seuls moyens de
poète et d’homme de culture le mouvement pour l’indépendance du peuple algérien
dans les consciences d’ici et d’ailleurs.
SENAC ET LES PREMIERS PAS DE KHADDA A
PARIS
Dés le début de
guerre d’Algérie, en 1955, Sénac a été
le premier à parler de Mohamed Khadda en France. Pourquoi ? Parce que,
explique Hamid Nacer Khodja, le hasard avait fait que Maria Menton et Louis Nallard, un couple de
peintres typiquement pieds noirs qui avaient faits leurs études à l’Ecole des
Beaux arts d’Alger, que Sénac connaissait bien tous deux, s’étaient installés à
Paris dès 1947 et avaient d’abord gérés le fameux hôtel du Vieux Colombier prés du quartier mythique de Saint Germain
des Près. Un établissement où se croiseront
après la deuxième guerre mondiale de célèbres musiciens de jazz comme Sidney Bechet, des comédiens tel Robert Hossein, le sculpteur César ou plus tard
encore des auteurs tels Jean Sénac et Kateb Yacine…
Mais une fois une
fois abandonné l’hôtel du Vieux Colombier,
les Nallard, créent une galerie d’art qui va jouer un rôle important dans
l’Ecole de Paris et le mouvement artistique français des années 50 : Le salon des réalités nouvelles. Et
c’est là qu’en 1955, pour la première fois, Khadda expose. Le jeune Khadda à
propos de qui Sénac disait :
« L’art du signe est là, il est
né ». Déjà la fameuse appellation du signe !…
Khadda, à droite, à l’exposition du Salon des
réalités nouvelles, 1955
Dans une notice du
livre Visages d’Algérie, poursuis
Hamid Nacer-Khodja, j’écrivais à propos
de Khadda et Sénac que le poète et le peintre sympathisèrent, y compris sur le plan politique en militant
pour l’indépendance de l’Algérie. Et évaluant déjà hautement son œuvre
naissante, Sénac a été un des premiers à publier un des dessins du peintre dans
le numéro spécial « Algérie »
de la revue Entretiens sur les lettres et
les arts parue à Rodez en février 1957…
Aquarelle de Khadda : Composition,
Ville ; 1956
[Dans un beau livre
sur l’œuvre de Mohamed Khadda sous la signature de M-G Bernard, je trouve
moi-même cette phrase « … En 1955 un de ses amis, écrivain pour enfants,
lui présente le propriétaire d’un grand atelier de gravure, dans lequel se
côtoient aussi bien des élèves des Beaux-arts que des graveurs renommés qui
viennent y faire tirer leurs épreuves.
Parce que la
gravure est en rapport avec son métier d’imprimeur, mais aussi par curiosité
pour cette technique, il s’initie donc à elle, dans cet atelier. Sa première
œuvre en sort en 1956 « couple et olivier » en linoleum, et sa
seconde, en 1960 « Cosmos » en cuivre taille-douce »]
Mais outre Khadda à
cette galerie Le salon des réalités
nouvelles il y a aussi Benanteur ; ce qui a fait que tout le milieu
artistique algérien à Paris, tous plus ou moins nationalistes, Ismail Ait
Djaffar, Kateb Yacine, Malek Haddad, Tidafi, venaient fréquenter la galerie du
couple Nalard. C’est d’ailleurs à l’une de ces occasions que Sénac a rédigé un
poème et un manifeste avec l’acceptation du groupe des jeunes algériens, tous
d’accord pour soutenir le premier Congrès des écrivains et artistes noirs qui a
lieu en septembre 56 à la Sorbonne et où intervint Frantz Fanon.
A la fin de son
poème, Sénac écrit :
« Frères
Noirs, les Ecrivains Algériens
s’ils
osent élever la voix tandis que leurs frères tombent
c’est
pour vous transmettre le relais de leur Espérance,
cette
flûte de nos montagnes
où
la Liberté s’engouffre,
s’unit
au souffle de l’homme
et
chante ! »
« ELEMENTS D’UNE POESIE DE LA
RESISTANCE ALGERIENNE »
Malgré les risques
de censure qui pesaient sur lui Sénac
écrit dans son livre « Le Soleil sous les armes (Eléments d’une Poésie de
la Résistance Algérienne) », publié aux éditions Subervie en 1957 :
« La vie artistique en Algérie a été
à tel point humiliée, saccagée et livrée aux médiocres, avec la complicité
précise et vigilante de l’Administration, que les véritables créateurs ont du
« fuir » et s’exiler, à Paris par exemple, pour trouver les moyens
moraux de s’exprimer et une audience attentive à leur travail » (page
17)….
Comme je le note
dans mon livre « Jean Sénac critique algérien » (que j’ai publié en
2013 chez l’éditrice Kalima) : « Le soleil sous les armes » est
à l’origine une conférence de presse donnée par Sénac le 13 mars 1956 à Paris à
la salle de géographie, à l’initiative de l’Union des Etudiants de la
Nouvelle Gauche. Il donnera encore la même conférence aux étudiants algériens
de l’UGEMA dont Ahmed Taleb Ibrahimi est un des dirigeants avec Layachi Yaker...
Dans le livre
lui-même, tiré à 1000 exemplaires, on peut lire dans la prière d’insérer signée
de Claude Roy: « … On y trouvera,
avec un grand nombre de poèmes populaires, Jean Amrouche et Kateb Yacine ;
on y découvrira un aspect peu connu de Mohamed Dib et Mouloud Mammeri ; on
y voit se révéler des poètes comme Mostefa Lacheraf, Ait Djafer, Henri Kréa,
Nourredine Tidafi, Boualem Taibi, et quelques anonymes dont les poèmes viennent
de très loin. Sans oublier Jean Sénac lui-même, qui n’est pas le moindre des
chantres d’un peuple digne et déchiré »…
Des écrits de
l’Emir Abdelkader également ainsi que des poésies orales kabyles et arabes
traduites en français.
C’est
donc un grand rassemblement de textes plus ou moins inédits et inconnus d’auteurs
algériens, une sorte d’anthologie ?...
Oui, à la fois un
essai, une anthologie et un manifeste de
la poésie de résistance algérienne de 1830 à 1957 et qui va servir fortement la
cause algérienne auprès de l’opinion publique française et internationale. Il
ne cite pas moins dans ce livre des poètes français qui ont condamnés le
colonialisme ou la guerre d’Algérie depuis Arthur Rimbaud jusqu’à Jean Grosjean
et Louis Amade…
Il faut signaler
que des personnalités de premier plan se verront adresser ce petit livre de 56
pages directement par l’éditeur ou l’auteur : Alain Robbe-Grillet (tenu
pour l’un des initiateurs du Nouveau Roman), Louis Aragon, Kateb Yacine, Assia
Djebar, François Mauriac (éditorialiste à l’Express), Francis Ponge (qui va
recevoir le Prix International de poésie en 1959), Gaston Gallimard éditeur,
Camus, Mouloud Feraoun, André Mandouze, Monseigneur Duval, Max Pol-Fouchet (créateur
de la revue Fontaine, à Alger, durant la deuxième guerre mondiale), Jean Paul
Sartre, etc… « Le soleil sous les armes » sera très souvent cité ou
même plagié pour nombre de ses pièces poétiques mais sans qu’on cite l’auteur
de ce travail fondamental, Jean Sénac …
Si durant la
période de la guerre d’Algérie, Sénac n’a pas écrit beaucoup de critiques d’art,
il va tisser des relations très étroites avec des artistes comme les comédiens
Laurent Terzieff et Silvia Monfort, par exemple, avec lesquels il devait monter
sa propre pièce « Le soleil interdit » , toujours inédite, une
tragédie qui traite de l’amour impossible entre Jérôme (qui n’est autre que
Sénac lui-même….) et Malika, une jeune fille de la Casbah à la veille de
novembre 1954...
Début juin 1958, Sénac
est à Bruxelles pour la première de la
pièce « Le cadavre encerclé » de Kateb Yacine, qui avait été
interdite à Paris. Il accompagne le couple des Moati qui jouent les rôles
principaux dans cette pièce… Il est en relation avec le poète espagnol Blas de
Otéro, qu’il rencontre à Paris, à la Sorbonne à l’occasion d’une commémoration
faite au poète Antonio Machado. Il devient l’ami de Blas de Otéro dont il
publie des poèmes qu’il a lui-même traduit dans la revue « Esprit ». Il
rencontre à nouveau Blas de Otéro en Espagne en 1959….
Sénac en
compagnie de Blas de Otéro et sa femme Clara à Barcelone
En 59 c’est
également la rencontre avec l’écrivain américain Henri Miller à Chatillon, dans
la Drôme, où Sénac avait un logement. Le romancier de « Tropique du
cancer », avait publié à cette époque : « Jours tranquilles à
Clichy » en 1956 et « Le carnet rouge » en 1959…
Il est par ailleurs
en relation avec le jeune éditeur italien Feltrinelli qui a publié « Le
Docteur Jivago » de Boris Pasternak et des auteurs du Tiers monde. Sénac
le contacte pour un projet sur la poésie algérienne traduite en italien. Malgré
le fait que Sénac fasse le voyage en Italie en stop, le projet n’aboutira pas…
Par delà les
continents il est en rapport avec le poète américain Alain Guinzberg, le pape
de la Beat Generation, et le
libraire-éditeur de ces poètes à San Fransisco : Lawrence Ferlinguetti… Il
n’en écrit pas moins sur un peintre américain
d’origine italienne Marck Borgatta mort jeune, sur un irakien et sur Jean Dubuffet
avec lequel il était en très bons termes ; Dubuffet qui adorait Sénac et avec
qui il avait correspondu depuis Alger dés la fin des années 40.
SENAC / BENANTEUR, LE PREMIER LIVRE
D’ART
Incroyable croisement
des choses de la vie! Parce que c’est Dubuffet justement qui avait un jour mis
son appartement parisien, plein de ses toiles, à la disposition d’un petit
groupe –était-ce une délégation plus ou moins clandestine ?- du PPA/MTLD
dont faisait partie Mostefa Lacheraf et Djelfaoui Mansour…
Une bonne
information… Mais en écrivant sur Abdellah Benanteur, Sénac écrit déjà sur ce
que sera le futur art algérien. C’était à propos d’une exposition de Benanteur
à Tunis, Sénac écrit un article qui parait … je ne sais plus si c’est dans Afrique Action ou dans Le temps… Parce qu’au vu de ses
positions pro-algériennes il n’avait plus accès aux journaux officiels français.
Il était à cette époque plus ou moins maudit et carrément chassé, y compris des
journaux de gauche qui ont peut être le cœur à gauche mais le porte feuille à
droite… Il écrit alors un papier sur Bananteur précisant et soulignant que le
futur art algérien doit être au service du peuple, ne doit pas être un art
bourgeois réservé à une élite ; qu’il doit s’inspirer déjà des motifs
arabes et berbères ancestraux pour qu’il soit plus authentique… Le fameux
retour aux sources qui était déjà très à la mode …
Et c’est là que
Sénac réalise son fameux livre d’art « Poésie »,
qui date de mars 1959 et non pas d’avril 1962 comme il sera mentionné dans le
journal algérien Le Peuple, en date
du 15 décembre 1962 qui fait le compte rendu du dépôt d’un exemplaire de ce
beau livre à la Bibliothéque nationale d’Alger en présence de Abderrahmane
Benhamida ministre de l’Education nationale et de la culture (ami de Sénac, ils
s’étaient connu du temps de l’UGEMA à Paris). A propos de l’Algérie de 62
presque totalement dans le chaos, il faut se rappeler que la rentrée scolaire
n’avait pu se faire que fin novembre et la rentrée universitaire fin décembre…
Pour en revenir au
livre, c’était en fait Paul Gilon, un dessinateur communiste ayant dessiné
« Fils de Chine », une BD
qui chantait les louanges de Mao et de la révolution chinoise naissante qui
réalisa en imprimerie ce premier livre d’art. Un livre aujourd’hui introuvable,
et même si on le trouve, qui doit coûter une fortune…
Et c’est là que
commence l’aventure de Benanteur avec le livre, parce que, comme Khadda,
Benanteur est un ouvrier typographe en même temps que peintre. C’est à partir
de ce livre avec Sénac que Benanteur va avoir l’idée de développer des
livres uniques, à partir de lettres manuscrites et de deux ou trois œuvres
originales. Ce qui deviendra sa spécialité après l’indépendance. Installé en
France, il réalisera même deux ou trois livres en un seul et unique exemplaire
après la mort de Sénac, en 1973, avec les lettres originales que lui envoyait
le poète de son vivant…
La couverture du Livre Sénac/ Benanteur
A propos de
« Poésie », Abdellah Benanteur témoigne d’ailleurs sept ans après la
réalisation de cet ouvrage d’art, dans un entretien à une revue parisienne en
1966: « Pendant la guerre d’Algérie,
nous nous demandions avec Jean Sénac ce que nous pourrions bien faire pour
servir notre pays. Sénac avait ses poèmes, j’avais envie de les illustrer.
L’édition d’art m’avait toujours intéressé, mais j’étais rebuté par les
problèmes financiers. Alors nous nous sommes dit : avec le peu de moyens,
ceux dont nous disposons, nous allons donner à l’Algérie une édition digne
d’elle. Les gens de métier criaient à la folie. Et pourtant nous y sommes
arrivés. Une année de travail pour ce premier livre, 5000 anciens francs pour
acheter 50 feuilles de papier, et aujourd’hui ces éditeurs d’art qui nous
mettaient en garde m’envient ».
Abdellah Benanteur ; une de ses toiles de la période de la guerre de
libération
« MATINALE DE MON PEUPLE »
« Matinale de mon peuple », explique
Hamid Nacer-Khodja, regroupe prés d’une décennie de poèmes déjà publiés en France dans des
revues et dans la presse auxquels s’ajoutent des inédits. La fin de l’ouvrage
est composée de poèmes en prose et d’aphorismes sur la culture et l’engagement
intitulé « Min Djibalina » (« J’ai vu trop d’enfants crever de faim dans
le soleil et rire. Le soleil, oui, mais
qu’il ne soit pas l’alibi ou le masque, complice muet de la mort. Une
littérature du soleil, non plus exotique mais d’une impitoyable franchise »)
Le livre parait en novembre
1961, c'est-à-dire à l’époque des négociations d’Evian. C’est la période de la
décolonisation et de l’émergence du Tiers-monde. A ce titre deux poèmes sont
dédiés à l’Afrique, « Angola »
à Mario de Andrade, l’autre « Demain
Lumumba ». Le dernier : « Pour saluer Cuba »….
Comme indiqué sur
la couverture, la préface du recueil est de la plume de Mostefa Lacheraf qui
l’avait écrite en prison en mai 1961. Lacheraf n’est libéré qu’en juin et le
livre édité en novembre…
Mais alors, comment
Sénac a-t-il pu être en contact avec Lacheraf emprisonné pour lui demander une
préface ? Je demande à celui qui consacra des décennies à enseigner la
littérature à l’université de Djelfa.
Le fait est que
Sénac était en contact avec les prisonniers de Fresnes par l’intermédiaire de
l’avocate Michèle Beauvillard, qui s’était engagée auprés de la cause
algérienne dés 1954 après sa rencontre avec Ali Boumendjel…Ait Ahmed, Ben
Bella, Khider et Lacheraf l’avaient
désigné comme leur avocate…
Dans ce recueil
justement, un émouvant poème dédié à Mohamed Larbi Ben M’hidi et Ali
Boumendjel :
« Pieds
et poings liés,
Ils
se sont pendus ?
Ils
se sont jeté des hautes terrasses ?
Feu
sur vos mensonges !
[…]
De
vos cordes de mort
nous
tressons nos fouets
Le
dernier souffle des héros
Alimente
nos forges »
Et toute la presse
française de saluer ce dernier recueil, alors que Sénac avait été boycotté par
cette même presse notamment pour « Le
soleil sous les armes »…
Pour conclure,
Hamid Nacer-Khodja note que d’après les témoignages mêmes du poète Djamel
Amrani, le livre de Sénac fut largement diffusé avant la fin de la guerre dans
les camps du FLN d’Oujda au Maroc. Il soulignait que beaucoup de djounoud connaissaient par cœur certains
des poèmes de « Matinale de mon
peuple » et les récitaient fièrement… C’est la tout un symbole de la
force des liens entre l’art et le mouvement de libération, mais tout autant
entre un poète, un animateur culturel hors norme, et le patrimoine de son
peuple.
Hamid Nacer-Khodja aux Glycines d'Alger
Abderrahmane
Djelfaoui
Magnifique !
RépondreSupprimerla république des jeunes
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