Tirant le gros ouvrage des « Œuvres poétiques »
de Jean Sénac d’un rayonnage de ma bibliothèque pour y chercher une référence,
je tombe sur de vieilles coupures de presse de 1999 que j’avais pliés là entre
les pages…
L’une d’elle n’est autre qu’une interview que j’avais
faite au directeur des éditions Actes/ Sud, Jean-Paul Capitani, qui avait pris justement
l’initiative de la publication de ce « gros pavé éditorial » de l’œuvre
de Sénac…
L’INTERVEW :
Comment se fait-il que Actes/sud publie cette année l’intégrale de l’œuvre
du poète algérien Jean Sénac ?
Jean-Paul Capitani : Il faut d’abord dire que la libération
de l’Algérie et l’existence de grands courants internationaux ont suscité un
espoir, pas uniquement en Algérie mais dans la plupart des pays du tiers-monde,
et même en France pour des gens qui ont pu y croire.
Cela a créé une sensibilité une écoute chez nous et Hubert
Nyssen, le fondateur et directeur d’Actes/ Sud, a déjà écrit un livre sur l’Algérie
il y a une décennie.
Photo tirée du film documentaire : « Hubert Nyssen
en 22 fragments »…
D’un autre côté, Jean Sénac est un grand poète et un
personnage hors du commun. Il était devenu algérien après avoir été français. Ça
a été un destin exemplaire ; malheureusement, après, ça a été un destin
tragique.
Si Actes / Sud existe depuis plus de 20 ans, nous avons
commencé à publier la poésie de Jean Sénac depuis 15 ans ; en 1983 avec
une préface de Jamel-Eddine Bencheikh, puis en 1984 et 1989 préfacé par René
Char. Au début l’idée était de le publier petit à petit, puisque cette espèce
de distillation de l’œuvre est plus intéressante
pour sa diffusion que d’en faire tout de suite un gros pavé éditorial. Cependant
le problème avec les ayant droit, le lent travail de rassemblement des
documents du poète après sa disparition font que nous avons finalement préféré
passer de façon directe à la publication
de l’intégrale de son œuvre en un volume. De plus, comme toutes les œuvres importantes
et de qualité, il y a un lectorat pour elle. Ce n’est pas quelque chose de
confidentiel. Ça se vend. Jean Sénac se
lit. Ça ne rentre pas dans la catégorie des best-sellers, mais ce n’est pas une
entreprise désespérée. C’est donc quelque chose à faire et nous sommes ravis de
l’avoir fait parce que entre Jean Sénac et nous c’est une vieille histoire (1)
(Jean Sénac et René Char à l’Isle-sur-la Sorgue en
septembre 1950, lors du premier voyage de Sénac en France. Il a 24 ans…)
Votre maison se nomme Actes/Sud. Pourquoi ce nom ?
Pourquoi être venu se loger dans une ville comme Arles, dans le sud de la France ?
Pourquoi pas Paris ?
Pour Actes/ Sud, nous ne sommes pas venus dans le Sud, on y
était. C’est quand même différent. Hubert Nyssen était déjà installé dans le
Sud. Moi je suis Arlésien. On ne s’est pas posé la question de s’installer là,
on y était […]
(Siège d'Actes sud à Arles ; Ph Gérard Julien AFP)
Toutefois, au début de son existence, il y a 20 ans,
Actes/Sud a été plus reconnu pour publier des écrivains du Nord que du Sud,
puisqu’on a publié beaucoup d’écrivains suédois et scandinaves en général. Puis
aussi des allemands, des italiens, des portugais, etc. Mais comme nous avions
créé une nouvelle maison d’édition en France où le marché du livre est déjà
ancien, où il y avait des gens déjà présents, où personne ne s’attendait à
Actes / Sud surtout à Arles, nous avons donc dû commencer à publier des choses
qui étaient plus difficiles pour d’autres […]
Cependant, la littérature étrangère coûte plus cher et
rapporte moins, si j’ose dire, pour être très trivial, que la littérature
française. Il faut acheter les droits ;
il faut faire traduire les textes ;
payer le traducteur, etc. C’est donc long, lent et en plus sur la marché
français force est de constater qu’on vend un peu moins bien la littérature
étrangère que la littérature française. C’est donc un secteur plus difficile.
Ceci dit, vers la fin des années 70 et le début des années 80, il est vrai que
ce n’était pas une grosse bagarre pour traduire de la littérature étrangère en France.
Actes /Sud a amené un petit stimulant de ce point de vue-là ; nous avons
beaucoup traduit. Du coup, peut être que nous avons un peu réveillé les autres
éditeurs qui se sont mis aussi à beaucoup traduire. C’est toujours un
enrichissement pour une culture de s’interroger sur ce qui se fait ailleurs. Je
crois que ça rentre dans un cycle de ressourcement.
Jardin de l’hôpital d’Arles par Vincent Van Gogh,
1889…
Dans quelle perspective Actes/ Sud a repris Sindbad,
cette maison d’édition au fonds littéraire arabe ancien et moderne considéré
comme important et même précieux ?
En plus de l’opportunité que nous avions eue de publier des
auteurs palestiniens tel Mahmoud Darwich, libanais comme Vénus Khoury-Ghata, d’Algérie :
Isabelle Eberhardt, Jean Pélégri, Sénac, Assia Djebar, nous avons eu
effectivement l’opportunité de reprendre la maison Sindbad. Cette maison d’édition
connue avait été créée par Pierre Bernard et était fortement liée à l’Algérie,
puisqu’il y avait des achats systématiques de toutes ses parutions. C’était une
entreprise éditoriale intéressante mais qui reposait sur une économie très dépendante
de l’Algérie, et forcément quand les choses sont allées plus mal, c’est allé
mal pour Sindbad […]
Nous continuons donc de publier de la littérature classique
arabe, tout en nous orientant un peu plus vers la littérature perse et la
littérature turque. Nous essayons justement d’aller vers des choses que nous
avons tellement négligées et où il y a si peu de travail de traduction fait. Ce
n’est pas facile. Parce que depuis longtemps nous ne vendons presque rien en
Algérie. Quand je dis rien, c’est quasiment rien !
Ensuite même en ce qui concerne le Maroc et la Tunisie, le
pouvoir d’achat y est limité ; c’est pareil. Malgré une telle situation,
nous avons essayé d’équilibrer les comptes de Sindbad pour que ça soit quelque
chose qui perdure, qui continue. Dans le
même temps il faut faire l’effort pour amener ces livres auprès d’un lectorat
qui naturellement devrait les lire. Ils peuvent être lus en arabe, mais ils
peuvent aussi être lus en français. Il y a un lectorat à ce niveau-là et
nous pensons réellement développer notre présence éditoriale au Maghreb […]
Enfin, je crois que pour les collections de Sindbad il y a
maintenant une quantité considérable de gens du Maghreb ou d’ailleurs qui
vivent en France et sont loin de leurs sources […]
De plus, c’est aussi l’intérêt de tous les français de
reconnaître ces sources et ces cultures, tout comme de reconnaître ce qui s’est
passé en Andalousie au XII è siècle, tous ces écrits d’époque, toute cette
circulation passionnante de la culture… Nous n’avons pas de vocation militante
pour ça. Nous sommes une entreprise privée, et nous essayons de fonctionner
dans le système tel qu’il est, mais en même temps nous avons envie de faire ça.
(Notre interlocuteur Jean Paul Capitani à Arles, en 2013. Ph Olivier Dion)
Je remercie quelque part ce confinement imposé pour,
paradoxalement, m’avoir permis de rouvrir des perspectives anciennes de façon (certainement)
neuves. N’est-il pas ?
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