Il avait 74 ans, et était un des auteurs phares sinon le poète le plus connu de sa génération depuis la parution de son premier recueil « La mort d’un naturaliste » en 1966 qui sera suivi par une dizaine d’ouvrages poétiques dont une traduction très remarquée de Sophocle…
Seamus Heaney : (13 avril 1939 – 30 août 2013). Prix
Nobel de littérature en 1995
Maître de conférences à la Queen’s University, Seamus Heaney a occupé cinq
ans durant la chaire de poésie à l’université d’Oxford tout en donnant des enseignements
à l’université américaine de Harvard…
« North », publié en 1975 est considéré comme son chef
d’œuvre. Un recueil où le poète, à travers des thèmes comme ceux de l’héroïsme
et du patriotisme, de la magnificence de la nature ou des questions
folkloriques et mythologiques, détaille le conflit existant entre l’individu et
les forces sociales de l’autre, entre les mœurs et les traditions. Une
thématique qui est en fait celle de l’ensemble de l’œuvre de cet auteur et qui
tourne autour de l’axe de la mémoire, individuelle et familiale, sa
remémoration, sa réécriture…
Carte du
Royaume d’Irlande datant de 1650
Prix Nobel en 1995 pour « la beauté lyrique et la profondeur
éthique » de son œuvre (comme la définit l’Académie suédoise), il devint
le quatrième prix Nobel de littérature irlandaise après William Butler Yeats,
Georges Bernard Shaw et Samuel Beckett.
L’Irlande (ou Eirran, L'Ile
d’émeraude, en gaélique) : terre de poésie.
La poésie irlandaise est une des poésie nationales des plus
foisonnantes et des plus originales d’Europe avec une multiplicité de talents, hommes et femmes, s’exprimant soit dans la
langue anglaise (tel Seamus Heaney) soit en gaélique, la langue des Celtes,
langue traditionnelle de la vieille Irlande.
Dans son recueil « La lucarne », paru en 2005 en français (en
anglais « Seeing things », en
regardant les choses, 1991…), Seamus Heaney nous offre cet étonnant « Champ visuel » :
Je me rappelle cette femme assise
des années durant
Dans un fauteuil roulant,
regardant droit devant
Par la fenêtre les sycomores
perdre leurs feuilles
Puis reverdir tout au bout de
l’allée.
Dans l’angle, derrière la télévision,
Aubépine chétive qu’agitait la
brise,
Mêmes petits veaux sous la pluie
et le vent,
Même pré de jacobées, même
montagne.
Inébranlable comme la haute
fenêtre,
Elle avait le front aussi lisse
que les chromes de sa chaise.
Elle n’eut pas une plainte, pas
une fois
Ne s’alourdit d’un gramme
superflu d’émotion (…)
Fascination pour le mystérieux,
le caché et ses légendes.
En apprenant le décès de Seamus Heaney (le 30 août 2013), dont l’œuvre
est si rigoureuse et humainement dense j’eus paradoxalement et presque
inexplicablement (presque, dis-je)
une pensée tout aussi reconnaissante pour un autre « grand », peut
être le plus romantique dessinateur de la bande dessinée du XX è siècle: Hugo
Pratt, vénitien nomade qui signa le bel album « Les Celtiques »,
aventures de Corto Maltese qui commencent en octobre 1917 à Dublin (la plus
grande ville d’Irlande) pour se poursuivre aux pays de Merlin l’enchanteur, de
la déesse irlandaise Bobdh (apparaissant souvent sous la forme d’un corbeau),
de la Fée Morgane et bien d’autres héros
de la forêt enchantée de Brocéliande …
Page de garde de l'album LES CELTIQUES de Hugo Pratt
C’est que si Seamus Heaney sculpte patiemment (et presque
silencieusement) les souvenirs de son quotidien familial au pays des tourbières
et des brumes, le dessinateur-conteur Hugo Pratt fait lui vibrer en
chaleureuses volutes d’images marines la mythologie irlandaise et celtique, toujours
vécue comme enchantée et rebelle… Tous deux, poètes mélancoliques et
combatifs ont travaillé sur la mémoire des simples gens qui, malgré toutes les
vicissitudes et misères qu’on peut imaginer, n’ont cessé, chaque jour, de
planter l’avenir en frémissant de foi et d’espérance…
De son coté, le marin et aventurier Corto Maltese sympathise avec les nationalistes
irlandais du Sinn Fein en 1916, lors de la première guerre mondiale, eux qui
luttent contre l’occupant anglais…
… Au-delà cette première guerre mondiale, le célèbre poète et dramaturge William Buttler
Yeats, un des fondateurs de la littérature irlandaise moderne reçoit le
prix Nobel en 1923… Ce même Yeats dont Hugo Pratt prend un des poèmes le
mettre en exergue de sa BD « Les Celtiques » :
Je me lèverai et j’irai, j’irai à
Innisfree,
Et là je bâtirai une cabane faite
d’argile et de branches,
Là, j’aurai neuf rangs de fèves,
une ruche pour mes abeilles,
Et je vivrai seul dans le
bourdonnement de la clairière …
Seamus Heaney nait, lui, en 1939, l’année même de la mort de William
Butler Yeats… Seamus est l’ainé de neuf enfants d’une famille de fermiers
catholiques dans le conté de Derry, en Irlande du Nord…Et, dans le poème
« Père et fils », (… « Seeing things ») il se souvient…
(…) « Tu diras à ton
père », dit le faucheur
(Il l’a dit à mon père, mon père
me l’a rapporté) ;
« Que le champ est propre
comme un sou neuf »
Mon père est un enfant porteur
d’une nouvelle
Courant, pieds nus, herbes et
meules à hauteur des yeux,
C’est l’après-midi du jour où son
père est mort.
La partie ouverte de la porte
coupée attend dans le noir.
L’air vibre de chaleur et de
hâte.
Je sens au loin ses jambes et ses
talons rapides,
Aussi étranges que les miens –
quand je serai sur ses épaules
Tout là haut, tête légère, os
maigres,
Vieillard impotent tiré de
l’incendie.
L’humble poète croyant
L’on sent bien dans cette poésie, la piété filiale, le respect des
anciens, la foi d’un catholique de l’Ulster… Et mieux encore dans ce poème
intitulé « Saint Kevin et le merle » (St Kevin and the blackbird ), extrait d’un autre recueil de
Heaney : « L’étrange et le connu ». Saint Kévin ayant vécu, dit
la légende, au 6ème siècle
après JC, également saint patron de la
ville de Dublin… (Dublin, souvenons-nous : « Gens de Dublin »
-1914- et « Poèmes à 10 sous »
-1927-, œuvres d’un autre célébrissime exilé irlandais : James Joyce,
contemporain de Yeats…)
Il y avait aussi saint Kevin et
le merle.
Le saint est à genoux, les bras
tendus, à l’intérieur
De sa cellule, mais la cellule
est étroite, et
Une paume ouverte passe par la
fenêtre, raide
Comme une poutre, quand un merle
vient s’y poser
Puis y pondre et se mettre à
couver.
Kevin sent les œufs tièdes, la
gorge minuscule, la fine
Tête rentrée dans le cou, les
griffes, et, se voyant pris
Dans le lacis de la vie
éternelle,
Eprouve de la compassion :
il lui faut maintenir la branche
De sa main sous le soleil et la
pluie des semaines durant
Jusqu’à l’éclosion, jusqu’à
l’envol d’oisillons emplumés…
Statue de San Kevin
de Glandalough
Un réveil shakespearien…
Un type de
réveil de Seamus Heaney n’aurait certainement pas démenti , lui qui avait la
nostalgie d’une lointaine vie d’enfance et écrivait quelque part dans
« L’étrange et le connu » (The
spirir level) :
Ni d’ici ; ni de là-bas, tu es
Une hâte par où passent l’étrange et le connu
Quand de douces rafales agitent la voiture,
Prennent le cœur à l’improviste, le font éclater.
Seamus
Heaney : un poète dont l’universalité de la langue anglaise aura contribué
à le rendre aussi populaire en Irlande, en Angleterre qu’aux Etats Unis
d’Amérique !
« Mort
d’un naturaliste », son premier recueil de poésie, 1966.
« Station Island », 1994, est
un récit en 12 poèmes
où le poète fait un pèlerinage de trois jours
à l’île de Lough
Derg
qui n’est pas sans rappeler les périples de héros mythologiques
tels
Ulysse ou Orphée…
Abderrahmane Djelfaoui
(L’essentiel de cet article était paru dans la
revue algérienne « Livrescq » de septembre 2013)
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