vendredi 8 mai 2020

SEAMUS HEANEY, POÈTE DE L'IRLANDE (... et Les Celtiques...)




Il avait 74 ans, et était un des auteurs phares sinon le poète le plus connu de sa génération depuis la parution de son premier recueil « La mort d’un naturaliste » en 1966 qui sera suivi par une dizaine d’ouvrages poétiques dont une traduction très remarquée de Sophocle…




Seamus Heaney : (13 avril 1939 – 30 août 2013). Prix Nobel de littérature en 1995




Maître de conférences à la Queen’s University, Seamus Heaney a occupé cinq ans durant la chaire de poésie à l’université d’Oxford tout en donnant des enseignements à l’université américaine de Harvard…

« North », publié en 1975 est considéré comme son chef d’œuvre. Un recueil où le poète, à travers des thèmes comme ceux de l’héroïsme et du patriotisme, de la magnificence de la nature ou des questions folkloriques et mythologiques, détaille le conflit existant entre l’individu et les forces sociales de l’autre, entre les mœurs et les traditions. Une thématique qui est en fait celle de l’ensemble de l’œuvre de cet auteur et qui tourne autour de l’axe de la mémoire, individuelle et familiale, sa remémoration, sa réécriture…


Carte du Royaume d’Irlande datant de 1650



Prix Nobel en 1995 pour « la beauté lyrique et la profondeur éthique » de son œuvre (comme la définit l’Académie suédoise), il devint le quatrième prix Nobel de littérature irlandaise après William Butler Yeats, Georges Bernard Shaw et Samuel Beckett.

L’Irlande (ou Eirran, L'Ile d’émeraude, en gaélique) : terre de poésie.

La poésie irlandaise est une des poésie nationales des plus foisonnantes et des plus originales d’Europe avec une multiplicité de talents,  hommes et femmes, s’exprimant soit dans la langue anglaise (tel Seamus Heaney) soit en gaélique, la langue des Celtes, langue traditionnelle de la vieille Irlande.

Dans son recueil « La lucarne », paru en 2005 en français (en anglais « Seeing things », en regardant les choses, 1991…), Seamus Heaney nous offre cet étonnant  « Champ visuel » :


Je me rappelle cette femme assise des années durant
Dans un fauteuil roulant, regardant droit devant
Par la fenêtre les sycomores perdre leurs feuilles
Puis reverdir tout au bout de l’allée.

Dans l’angle, derrière la télévision,
Aubépine chétive qu’agitait la brise,
Mêmes petits veaux sous la pluie et le vent,
Même pré de jacobées, même montagne.

Inébranlable comme la haute fenêtre,
Elle avait le front aussi lisse que les chromes de sa chaise.
Elle n’eut pas une plainte, pas une fois
Ne s’alourdit d’un gramme superflu d’émotion (…) 

 Photographie de Seamus-heaney par John Minihan



Fascination pour le mystérieux, le caché et ses légendes.


En apprenant le décès de Seamus Heaney (le 30 août 2013), dont l’œuvre est si rigoureuse et humainement dense j’eus paradoxalement et presque inexplicablement (presque, dis-je) une pensée tout aussi reconnaissante pour un autre « grand », peut être le plus romantique dessinateur de la bande dessinée du XX è siècle: Hugo Pratt, vénitien nomade qui signa le bel album « Les Celtiques », aventures de Corto Maltese qui commencent en octobre 1917 à Dublin (la plus grande ville d’Irlande) pour se poursuivre aux pays de Merlin l’enchanteur, de la déesse irlandaise Bobdh (apparaissant souvent sous la forme d’un corbeau), de la Fée Morgane  et bien d’autres héros de la forêt enchantée de Brocéliande  …


Page de garde de l'album LES CELTIQUES de Hugo Pratt


C’est que si Seamus Heaney sculpte patiemment (et presque silencieusement) les souvenirs de son quotidien familial au pays des tourbières et des brumes, le dessinateur-conteur Hugo Pratt fait lui vibrer en chaleureuses volutes d’images marines la mythologie irlandaise et celtique, toujours vécue comme enchantée et rebelle… Tous deux, poètes mélancoliques et combatifs ont travaillé sur la mémoire des simples gens qui, malgré toutes les vicissitudes et misères qu’on peut imaginer, n’ont cessé, chaque jour, de planter l’avenir en frémissant de foi et d’espérance…

De son coté, le marin et aventurier Corto Maltese sympathise avec les nationalistes irlandais du Sinn Fein en 1916, lors de la première guerre mondiale, eux qui luttent contre l’occupant anglais…



… Au-delà cette première guerre mondiale,  le célèbre poète et dramaturge William Buttler Yeats, un des fondateurs de la littérature irlandaise moderne reçoit le prix Nobel en 1923… Ce même Yeats dont Hugo Pratt prend un des poèmes le mettre en exergue de sa BD « Les Celtiques » :

Je me lèverai et j’irai, j’irai à Innisfree,
Et là je bâtirai une cabane faite d’argile et de branches,
Là, j’aurai neuf rangs de fèves, une ruche pour mes abeilles,
Et je vivrai seul dans le bourdonnement de la clairière …

Seamus Heaney nait, lui, en 1939, l’année même de la mort de William Butler Yeats… Seamus est l’ainé de neuf enfants d’une famille de fermiers catholiques dans le conté de Derry, en Irlande du Nord…Et, dans le poème « Père et fils », (… « Seeing things ») il se souvient…

(…)  « Tu diras à ton père », dit le faucheur
(Il l’a dit à mon père, mon père me l’a rapporté) ;
« Que le champ est propre comme un sou neuf »

Mon père est un enfant porteur d’une nouvelle
Courant, pieds nus, herbes et meules à hauteur des yeux,
C’est l’après-midi du jour où son père est mort.

La partie ouverte de la porte coupée attend dans le noir.
L’air vibre de chaleur et de hâte.
Je sens au loin ses jambes et ses talons rapides,

Aussi étranges que les miens – quand je serai sur ses épaules
Tout là haut, tête légère, os maigres,
Vieillard impotent tiré de l’incendie.

L’humble poète croyant

L’on sent bien dans cette poésie, la piété filiale, le respect des anciens, la foi d’un catholique de l’Ulster… Et mieux encore dans ce poème intitulé « Saint Kevin et le merle » (St Kevin and the blackbird ), extrait d’un autre recueil de Heaney : « L’étrange et le connu ». Saint Kévin ayant vécu, dit la légende,  au 6ème siècle après JC,  également saint patron de la ville de Dublin… (Dublin, souvenons-nous : « Gens de Dublin » -1914-  et « Poèmes à 10 sous » -1927-, œuvres d’un autre célébrissime exilé irlandais : James Joyce, contemporain de Yeats…)

Il y avait aussi saint Kevin et le merle.
Le saint est à genoux, les bras tendus, à l’intérieur
De sa cellule, mais la cellule est étroite, et

Une paume ouverte passe par la fenêtre, raide
Comme une poutre, quand un merle vient s’y poser
Puis y pondre et se mettre à couver.

Kevin sent les œufs tièdes, la gorge minuscule, la fine
Tête rentrée dans le cou, les griffes, et, se voyant pris
Dans le lacis de la vie éternelle,

Eprouve de la compassion : il lui faut maintenir la branche
De sa main sous le soleil et la pluie des semaines durant
Jusqu’à l’éclosion, jusqu’à l’envol d’oisillons emplumés…

                                                             
Statue de San Kevin de Glandalough




Un réveil shakespearien…




Un type de réveil de Seamus Heaney n’aurait certainement pas démenti , lui qui avait la nostalgie d’une lointaine vie d’enfance et écrivait quelque part dans « L’étrange et le connu » (The spirir level) :

Ni d’ici ; ni de là-bas, tu es
Une hâte par où passent l’étrange et le connu
Quand de douces rafales agitent la voiture,
Prennent le cœur à l’improviste, le font éclater.

Seamus Heaney : un poète dont l’universalité de la langue anglaise aura contribué à le rendre aussi populaire en Irlande, en Angleterre qu’aux Etats Unis d’Amérique !



« Mort d’un naturaliste », son premier recueil de poésie, 1966.




« Station Island », 1994, est un récit en 12 poèmes 
où le poète fait un pèlerinage de trois jours 
à l’île de Lough Derg 
qui n’est pas sans rappeler les périples de héros mythologiques 
tels Ulysse ou Orphée…


   






 Abderrahmane Djelfaoui



(L’essentiel de cet article était paru dans la revue algérienne « Livrescq » de septembre 2013)



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