dimanche 29 novembre 2020

ALGERIE ANNEE ZERO – …« essayer de raconter ce pays dans l’état où il était à ce moment-là »…

 

[Suite de la première partie (https://djelfalger.blogspot.com/2020/11/algerie-annee-zero-1er-entretien-avec.html) de l’Entretien avec Jean Pierre Sergent, réalisateur]

25 juillet 2020, Belle-Isle sur mer / Alger

 

 

….Le principal du tournage (nous dit le réalisateur) s’est effectué avec Bruno Muel, opérateur de prise de vue, en novembre 1962… Nous n’avions malheureusement pas de caméra Coutant; on travaillait avec une Arriflex 16 mm avec juste un signal de synchronicité sur le Nagra [magnétophone] pour le son…



Caméra Arriflex 16 mm, modèle 1952


Pour Bruno Muel appelé de la guerre d’Algérie entre 56 et 58, «participer à un film sur l’indépendance était une victoire sur l’horreur, le mensonge et l’absurde » …

Avec lui et Marceline Lauridan, le tournage avançait jour par jour, je ne dirais pas au hasard mais en liaison avec les évènements et les rencontres qu’on faisait ; ça dépendait aussi des autorisations qu’on nous donnait. On a toujours travaillé avec une espèce d’autorisation de tournage délivrée non par des organismes de cinéma (il n’en existait pas!) mais par les autorités du FLN… On était des francs-tireurs…

 

 « Ce matin-là, 1er novembre 1962, plus d’un million d’Algériens se pressaient dans les rues pour voir passer le défilé. Ceux qui défilaient, soldats, maquisards, ouvriers et paysans, et ceux qui les regardaient défiler, soldats, maquisards, ouvriers et paysans, s’étaient assemblés pour dire au monde leur joie et leur fierté d’être un million d’Algériens ensemble dans la rue, libres, coude à coude et fraternels.

C’était la première année de l’indépendance, la première célébration de la Fête nationale. »

Telles sont les première phrases du commentaire écrites par Jean Pierre Sergent sur les toutes premières images du film…


Soldats défilant le 1er Novembre 1962 sur leur pièce de DCA  sous  Djamaa El Kbir où une partie de la foule est massée sur le toit de la mosquée …


[Et après cet historique défilé d’Alger sur le boulevard front de mer, comment avez-vous décidé d’aller à l’intérieur du pays, vers les Aurès ? ]



Image du film ALGERIE ANNEE ZERO, 1962…


Je ne sais plus comment on a décidé d’aller dans les Aurès. Mais ce qu’on avait compris, c’est qu’il fallait essayer de raconter ce pays dans l’état où il était à ce moment-là. Bien entendu, c’est à l’intérieur du pays que ça se passait ; ce que nous avions compris très vite…

Cela c’est aussi le résultat de différents contacts. On avançait au fur et à mesure des contacts qu’on rencontrait. On discutait. On expliquait notre projet. Eux ça les faisait réagir. Ils pensaient à tel ou tel lieu qui pouvait nous intéresser. Ils nous orientaient certainement aussi un peu selon leur propre vision de ce qui était important ou pas. Nous, nous n’avions pas un cahier des charges préétabli ; c’est peu à peu que s’élaborait en nous ce qui serait intéressant de montrer dans le film…

Nous étions d’ailleurs limités par nos moyens: pas beaucoup de pellicule, très peu d’argent… Le FLN a mis à notre disposition deux véhicules qui nous ont permis de circuler ; ils avaient tout un stock de bagnoles abandonnées ; c’était pas très dur de trouver une voiture à l’époque ; il fallait juste avoir un papier qui montrait qu’on ne l’avait pas volée !… C’était donc au fur à mesure que nous élaborions ce qu’on avait envie des faire; c’était pas toujours clair à l’avance … On est donc allé à Batna, Timgad, jusqu’aux portes du désert. Les Aurès étaient pour nous le lieu d’origine de la guerre !..


[Après des images panoramiques sur des espaces semi désertiques ou montagneux et rocheux qui nous introduisent dans les Aurès, on voit  - image extraordinaire -  les djounouds défiler au pas tout en chantant un chant patriotique dans l’artère principale de l’antique Timgad vers l’Arc de Triomphe de Trajan datant du second siècle avant JC !...]


Séquence Timgad (capture sur écran)…


C’est moi qui avais eu l’idée de cette reconstitution ; je leur ai demandé si vous voulez bien défiler dans les ruines romaines… Ils étaient installés là ; il y avait un campement, un bataillon je crois. Ils ont accepté et j’ai vu la force du symbole…Le commentaire du film dit à ce moment-là :

« Aujourd’hui les soldats berbères et arabes, ensemble descendus en vainqueurs des montagnes protectrices, abolissent en défilant sous l’arc réservé aux triomphes impériaux toutes les colonisations passées. »


[La séquence qui suit Timgad est humainement plus dramatique…. Elle concerne un vieux berger des Aurès, Amar, dont vous dites dans le commentaire :]

« Au cœur du djebel, derrière les crêtes inaccessibles, un PC de willaya abandonné.

 Amar le vieux berger s’y souvient de ses longues marches nocturnes pour porter à son fils et à ses compagnons du maquis les nouvelles du village, les vivres et les munitions.

Le fils est mort et les maquisards sont dans les casernes.

L’épopée est terminée.

Pour tous les blessures sont profondes et les cicatrices imparfaites.

 Encerclés, arrêtés, regroupés, libérés, dégroupés, après bien des années d’exil les paysans sont revenus dans leurs villages abandonnés.

Cette histoire, celle du douar Oueldja pourrait être celle de centaines d’autres villages. »






Rupture ou pas rupture ?...

 

(Les Aurès : ce sont six minutes de film sur la détresse des populations du vieux massif paysan. Une séquence indélébile suivie par un retour sur Alger, les bidonvilles de Maison-Carrée, du Ruisseau, de Kouba,  du Ravin de la femme sauvage et de Beau-fraisier « où 350 000 petits paysans et ouvriers agricoles chassés de leurs villages par la famine, le chômage et la guerre s’entassent » … Puis les cubes de la Casbah ancien joyau vieilli, insalubre et surpeuplé où la précarité écrase la population… En face : l’opulence de la ville européenne avec ses queues pour l’exode vers la France, l’anisette du soir aux terrasses de cafés, ses dancings mais surtout les ateliers industriels à l’arrêt, le port vide de navires…)





Le commentaire du film souligne sans ambiguïté:


« Pour le présent, le bilan est sombre.

La guerre a fait des ravages : un million de morts, 300 000 orphelins, mille villages rasés, des milliers d’hectares de forêt brûlés.

Le sous-développement est presque total.

7 millions de paysans ont un revenu annuel de 200 francs, une ration alimentaire inférieure à 2 000 calories.

90 % sont analphabètes.

Le taux de mortalité infantile atteint 150 pour mille.

Aussi lorsqu’un Algérien parle de l’avenir, il parle de la révolution qui changera tout. »

 

C’est comme ça, (dit Jean-Pierre Sergent se ressouvenant à 56 ans de distance des pérégrinations de 6 semaines de sa petite équipe de tournage) qu’on s’est retrouvé dans cette grande ferme qui avait été collectivisée dans la Metidja… (Une longue séquence du film très instructive dans cette situation générale qui frisait le chaos quant aux potentialités populaires du renouveau…



Inscription murale filmée dans ALGERIE ANNEE ZERO…. 

 

Ce dernier épisode, épisode final du film documentaire de 33 minutes en noir et blanc ALGERIE ANNEE ZERO (qui obtint le Grand Prix du film documentaire de Leipzig, en Allemagne en 1965) mérite à lui seul une autre page de ce blog.

 

Abderrahmane Djelfaoui















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