[Suite de la première partie (https://djelfalger.blogspot.com/2020/11/algerie-annee-zero-1er-entretien-avec.html)
de l’Entretien avec Jean Pierre Sergent, réalisateur]
25 juillet 2020, Belle-Isle sur mer / Alger
….Le principal du tournage (nous dit le
réalisateur) s’est effectué avec Bruno Muel, opérateur de prise de vue,
en novembre 1962… Nous n’avions malheureusement pas de caméra Coutant; on
travaillait avec une Arriflex 16 mm avec juste un signal de synchronicité sur
le Nagra [magnétophone] pour le son…
Caméra Arriflex 16 mm, modèle 1952 |
Pour Bruno Muel appelé de la guerre d’Algérie entre 56 et 58, «participer à un film sur l’indépendance était une victoire sur l’horreur, le mensonge et l’absurde » …
Avec lui et Marceline Lauridan, le tournage avançait jour par jour, je
ne dirais pas au hasard mais en liaison avec les évènements et les rencontres
qu’on faisait ; ça dépendait aussi des autorisations qu’on nous donnait.
On a toujours travaillé avec une espèce d’autorisation de tournage délivrée non
par des organismes de cinéma (il n’en existait pas!) mais par les autorités du
FLN… On était des francs-tireurs…
« Ce matin-là, 1er
novembre 1962, plus d’un million d’Algériens se pressaient dans les rues pour
voir passer le défilé. Ceux qui défilaient, soldats, maquisards, ouvriers et
paysans, et ceux qui les regardaient défiler, soldats, maquisards, ouvriers et
paysans, s’étaient assemblés pour dire au monde leur joie et leur fierté d’être
un million d’Algériens ensemble dans la rue, libres, coude à coude et
fraternels.
C’était la première année de l’indépendance, la première célébration de la Fête nationale. »
Telles sont les première phrases du commentaire écrites par Jean Pierre
Sergent sur les toutes premières images du film…
[Et après cet historique défilé d’Alger sur le boulevard
front de mer, comment avez-vous décidé d’aller à l’intérieur du pays, vers les
Aurès ? ]
Image du
film ALGERIE ANNEE ZERO, 1962…
Je ne sais plus comment on a décidé d’aller dans les Aurès.
Mais ce qu’on avait compris, c’est qu’il fallait essayer de raconter ce pays
dans l’état où il était à ce moment-là. Bien entendu, c’est à l’intérieur du
pays que ça se passait ; ce que nous avions compris très vite…
Cela c’est aussi le résultat de différents contacts. On
avançait au fur et à mesure des contacts qu’on rencontrait. On discutait. On
expliquait notre projet. Eux ça les faisait réagir. Ils pensaient à tel ou tel
lieu qui pouvait nous intéresser. Ils nous orientaient certainement aussi un
peu selon leur propre vision de ce qui était important ou pas. Nous, nous
n’avions pas un cahier des charges préétabli ; c’est peu à peu que s’élaborait
en nous ce qui serait intéressant de montrer dans le film…
Nous étions d’ailleurs limités par nos moyens: pas beaucoup
de pellicule, très peu d’argent… Le FLN a mis à notre disposition deux
véhicules qui nous ont permis de circuler ; ils avaient tout un stock de
bagnoles abandonnées ; c’était pas très dur de trouver une voiture à
l’époque ; il fallait juste avoir un papier qui montrait qu’on ne l’avait
pas volée !… C’était donc au fur à mesure que nous élaborions ce
qu’on avait envie des faire; c’était pas toujours clair à l’avance … On
est donc allé à Batna, Timgad, jusqu’aux portes du désert. Les Aurès étaient
pour nous le lieu d’origine de la guerre !..
[Après des images panoramiques sur des espaces semi désertiques ou
montagneux et rocheux qui nous introduisent dans les Aurès, on voit - image extraordinaire - les djounouds défiler au pas tout en chantant un
chant patriotique dans l’artère principale de l’antique Timgad vers l’Arc
de Triomphe de Trajan datant du second siècle avant JC !...]
Séquence Timgad (capture sur écran)…
C’est moi qui avais eu l’idée de cette reconstitution ; je leur ai demandé si vous voulez bien défiler dans les ruines romaines… Ils étaient installés là ; il y avait un campement, un bataillon je crois. Ils ont accepté et j’ai vu la force du symbole…Le commentaire du film dit à ce moment-là :
« Aujourd’hui les soldats berbères et arabes, ensemble
descendus en vainqueurs des montagnes protectrices, abolissent en défilant sous
l’arc réservé aux triomphes impériaux toutes les colonisations passées. »
[La séquence qui suit Timgad est humainement plus dramatique…. Elle concerne un vieux berger des Aurès, Amar, dont vous dites dans le commentaire :]
« Au cœur du djebel, derrière les crêtes inaccessibles, un
PC de willaya abandonné.
Amar le vieux berger s’y souvient de ses longues marches nocturnes pour porter à son fils et à ses compagnons du maquis les nouvelles du village, les vivres et les munitions.
Le fils est mort et les maquisards sont dans les casernes.
L’épopée est terminée.
Pour tous les blessures sont profondes et les cicatrices
imparfaites.
Encerclés, arrêtés, regroupés, libérés, dégroupés, après bien des années d’exil les paysans sont revenus dans leurs villages abandonnés.
Cette histoire, celle du douar Oueldja pourrait être celle de centaines d’autres villages. »
Rupture ou pas rupture ?...
(Les Aurès : ce sont six minutes de film sur la détresse des
populations du vieux massif paysan. Une séquence indélébile suivie par un
retour sur Alger, les bidonvilles de Maison-Carrée, du Ruisseau, de Kouba, du Ravin de la femme sauvage et de
Beau-fraisier « où 350 000 petits paysans et ouvriers agricoles
chassés de leurs villages par la famine, le chômage et la guerre s’entassent »
… Puis les cubes de la Casbah ancien joyau vieilli, insalubre et surpeuplé où
la précarité écrase la population… En face : l’opulence de la ville
européenne avec ses queues pour l’exode vers la France, l’anisette du soir aux terrasses
de cafés, ses dancings mais surtout les ateliers industriels à l’arrêt, le port
vide de navires…)
Le commentaire du film souligne sans ambiguïté:
« Pour le présent, le bilan est sombre.
La guerre a fait des ravages : un million de morts,
300 000 orphelins, mille villages rasés, des milliers d’hectares de forêt
brûlés.
Le sous-développement est presque total.
7 millions de paysans ont un revenu annuel de 200 francs, une ration
alimentaire inférieure à 2 000 calories.
90 % sont analphabètes.
Le taux de mortalité infantile atteint 150 pour mille.
Aussi lorsqu’un Algérien parle de l’avenir, il parle de la
révolution qui changera tout. »
C’est comme ça, (dit Jean-Pierre Sergent
se ressouvenant à 56 ans de distance des pérégrinations de 6 semaines de sa
petite équipe de tournage) qu’on s’est retrouvé dans cette grande ferme
qui avait été collectivisée dans la Metidja… (Une
longue séquence du film très instructive dans cette situation générale qui
frisait le chaos quant aux potentialités populaires du renouveau…
Inscription
murale filmée dans ALGERIE ANNEE ZERO….
Ce dernier épisode, épisode final du film documentaire de 33
minutes en noir et blanc ALGERIE ANNEE ZERO (qui obtint le Grand Prix du film
documentaire de Leipzig, en Allemagne en 1965) mérite à lui seul une autre page
de ce blog.
Abderrahmane
Djelfaoui
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