Quand l’enfant Ahmed Haroun dessinait des oiseaux et des maquisards.
Pour cette nouvelle séance de travail nous avons convenu Ahmed
Haroun et moi-même de discuter « Coffee » de Douéra sur sa première
bande dessinée réalisée après l’indépendance sur la guerre de libération
nationale. C’était « Le baptême du maquis », il y a 63 ans dans les
colonnes du journal « Le Peuple » alors que Haroun n’avait que 20
ans…
Un des dessins de la série « Le
baptême du maquis », 1962
Comme à son
habitude, Ahmed Haroun est ponctuel. Assis à une table au fond de la salle et habillé
d’un look jeune, il a attendu mon arrivée avant de commander nos consommations,
une verveine et un café noir.
Notre seconde rencontre au « Coffee »
Haroun me dit que n’ayant pas toute la documentation nécessaire sous la main, il me propose de me parler aujourd’hui d’une autre bande dessinée sur la révolution datée de 1968 qui se trouve dans le numéro 3 de la célèbre revue MQUIDECH éditée par la SNED…
« DE NOS MONTAGNES »…
Il me présente
cette revue qui est une vraie relique tant le blanc a jauni et que de
nombreuses fissures lacèrent les pages… Je tourne les pages avec précaution et
je les photographie une à une… De sa voix douce aux mots précis, il m’informe que
cette bande lui rappelle bien des souvenirs. Pas seulement ceux de la grande
aventure MQUIDECH, mais aussi et surtout de son enfance durant la guerre de
libération dans son village de Tadert Bouada, à 3 kilomètres de Larba Nath
Iraten ex Fort National…
Voyant monter
l’émotion et les images d’antan qui irradient le fond de ses yeux clairs, je
l’invite à parler d’abord de ces souvenirs d’enfance…
« J’ai fait en 1969 un grand tableau de peinture de mon village qui ressemble à
peu près à ce qu’il était dans les années 50… Je t’enverrais la photo après. Mais pour le
dessin, je dessinais déjà quand j’étais à l’école avant même le début de
la révolution.
« En première
année de cette école qui se trouvait sur un chemin qui monte à un kilomètre du
village, on avait un enseignant dessinateur qui en même temps qu’il nous
apprenait A, B, C, D, faisait le portrait de tous les enfants de la classe
qu’il accrochait aux murs. Je reconnaissais chacun de mes camarades et je me
disais : comment il peut y avoir une telle ressemblance ? C’est à
partir de là que m’est venue l’inspiration de dessiner et que j’ai aimé le
dessin… »
« Dehors
je dessinais des animaux ou des paysages ; des arbres.
« Des
étourneaux venaient durant les trois mois d’hiver alors je dessinais ces
oiseaux sur une branche ou en vol ; enfants nous fabriquions des pièges
dans les champs d’oliviers pour attraper ces oiseaux. Je dessinais des grives…
Mais aussi des poules, des coqs, des chats, des moutons…"
Vignette extraite d’une bande
dessinée inachevée sur Amirouche.
« Les
villageois me connaissais et je dessinais les femmes qui revenaient de la
fontaine avec leurs jarres à l’épaule ou dans le dos. A cette époque il n’y
avait pas de robinet dans les maisons !
DECOUVERTE
DES BANDES DESSINÉES A DOUÉRA
« Plus
tard, à partir de 1953, je partais de mon village de montagne jusqu’à Douéra
pour y passer quelques jours ou semaines de vacances ; là j’ai découvert
la bande dessinée !
A Larbaa
Nath Irathen il n’y avait pas de librairie ; les journaux se vendaient
chez un épicier…
« A
Douéra Il y avait un libraire sur l’avenue centrale qui fixait toutes les unes
des différents titres avec des punaises sur un panneau qu’il mettait sur le
trottoir. C’est comme ça que j’ai découvert « Zorro »,
« Tarzan » et beaucoup d’autres héros. Mes copains de Douéra me
prêtaient aussi des bandes dessinées. Aussi quand j’avais entre les mains une
bande telle que « Rodéo », « Pecos Bill » ou
« Prairie », je reproduisais les dessins qui me plaisaient… »
LE TABLEAU NOIR DE L’ECOLE CORANIQUE DU VILLAGE.
Cette évocation
du dessin qu’il pratique enfant en Kabylie m’intéresse tant que je le relance et
lui demande s’il n’a pas d’autres souvenirs…
Il me regarde
et sourit… C’est un sourire qui exprime sa reconnaissance pour la bénédiction
de l’enfance, sa naïveté et l’air pur de la montagne d’alors… Malgré son âge
vénérable, je sens que des images vives et frémissantes d’un temps béni,
lointain, l’habitent encore… Oui, me dit-il. Et c’est une belle séquence
d’images qui lui revient…
« Entre
sept et neuf ans j’allais aux cours d’arabe et du Coran dans la mosquée en haut
du village. C’est là où j’ai appris trois versets du Coran… J’y suis resté
jusqu’en 1956… Nous avions chacun notre louha (notre planche) sur laquelle on
écrivait avec de l’encre faite à partir de laine brûlée, es-smagh ! Comme
dans toutes les écoles coraniques on disposait de sansal, une l’argile pour
effacer les écritures …. Mais il y avait aussi dans cet espace de la mosquée un
tableau noir, comme à l’école communale. Un jour le cheikh m’a demandé de
dessiner une mosquée à la craie sur ce tableau. Je l’ai dessiné et après cela
mes camarades ont recopié le dessin sur leur planche. Nous étions une trentaine
d’élèves de six à quatorze ans… »
ET VIENT LA VAGUE DE LA RÉVOLUTION !
« Quand
la révolution a éclaté, j’entendais parler des accrochages et des embuscades dans
la région que faisaient nos maquisards contre l’armée française. J’avais
treize-quatorze ans, j’imaginais et je dessinais ces embuscades ; ces
visions que j’avais des moudjahidine qui attaquaient les camions des soldats
français je les reportais en dessins…
« Je
voyais aussi les moudjahidines quand ils rentraient discrètement au village où
quand ils sortaient le soir. Je savais comment ils étaient habillés, kachabiya
ou burnous ; des pataugas… On les attendait parce qu’ils venaient
généralement à l’heure du maghreb. On admirait leurs armes. Ils portaient des
fusils de chasse, des Mat, des mousquetons et de temps en temps un 24 fusil
mitrailleur… Eux-mêmes on les admirait en tant qu’hommes ! Ils venaient
par groupe de six, parfois une douzaine… Ils étaient jeunes ; ils avaient
pour la plupart la vingtaine… Après avoir fait ces dessins de tête je les cachais
à cause des ratissages que faisais les soldats français. Comme ils fouillaient
les maisons, j’avais peur qu’ils les trouvent, alors je les cachais en les
enroulant dans les trous d’une brique… C’étaient des dessins de petit format que
je faisais avec un crayon noir et quelques couleurs… »
Ces petits dessins ont malheureusement disparus dans la tourmente depuis longtemps…
« JE SUIS CONVOQUÉ PAR LES MOUDJAHIDINE »…
« Un
jour, je ne sais comment, un moudjahid a trouvé un de mes dessins et l’a donné
à son aspirant, Mokrane, allah yerhmou, qui était le chef du groupe. Cet
aspirant a demandé au responsable de liaison du village de me faire venir…On
savait que je dessinais et cette convocation me fis peur. J’étais aux champs
quand ce chef de liaison, responsable aussi du guet, etc, m’appelé. Comme il
criait souvent après les enfants du village, je me dis que j’avais peut-être
fait une bêtise. Je tremblais…
« Il m’a emmené avec lui et fait rentrer dans une maison où il y avait des moudjahidine. Je ne savais même pas qu’ils étaient là. Ils étaient assis, certains faisaient la sieste. Il m’a présenté à l’aspirant Mokrane. Il est mort trois mois après, allah yerhmou… Il m’a demandé si c’était moi qui avais fait ce dessin. J’ai dit oui…Il m’a dit : c’est formidable. Et il m’a dit on va t’envoyer à Tunis pour étudier… Je n’ai rien dit ; parce que partir comme ça en Tunisie et laisser ma mère toute seule…
Il m’a encouragé, mais moi je ne
regardais que leurs fusils. Je les admirais… ça m’a fait énormément plaisir de
les avoir rencontrés, parce que les moudjahidine je ne les voyais que passer,
mais ce jour, je suis resté avec eux et j’ai eu une discussion avec leur chef…
Quand j’ai su qu’il était mort au combat, à peine à trois kilomètres de là,
j’ai pleuré… »
Avec les moudjahidine…
Abderrahmane Djelfaoui
Douéra, le 19 février 2025
PS: Je tiens à remercier amicalement Ahmed Haroun pour l'amabilité qu'il a eu de faire aujourd'hui de mémoire un certain nombre de dessins pour cet article.