mercredi 19 février 2025

Quand l’enfant Ahmed Haroun dessinait des oiseaux et des maquisards.

 




Quand l’enfant Ahmed Haroun dessinait des oiseaux et des maquisards.

 


Pour cette nouvelle séance de travail nous avons convenu Ahmed Haroun et moi-même de discuter « Coffee » de Douéra sur sa première bande dessinée réalisée après l’indépendance sur la guerre de libération nationale. C’était « Le baptême du maquis », il y a 63 ans dans les colonnes du journal « Le Peuple » alors que Haroun n’avait que 20 ans…



Un des dessins de la série « Le baptême du maquis », 1962


Comme à son habitude, Ahmed Haroun est ponctuel. Assis à une table au fond de la salle et habillé d’un look jeune, il a attendu mon arrivée avant de commander nos consommations, une verveine et un café noir. 

Notre seconde rencontre au « Coffee »

Haroun me dit que n’ayant pas toute la documentation nécessaire sous la main, il me propose de me parler aujourd’hui d’une autre bande dessinée sur la révolution datée de 1968 qui se trouve dans le numéro 3 de la célèbre revue MQUIDECH éditée par la SNED…


« DE NOS MONTAGNES »…




Il me présente cette revue qui est une vraie relique tant le blanc a jauni et que de nombreuses fissures lacèrent les pages… Je tourne les pages avec précaution et je les photographie une à une… De sa voix douce aux mots précis, il m’informe que cette bande lui rappelle bien des souvenirs. Pas seulement ceux de la grande aventure MQUIDECH, mais aussi et surtout de son enfance durant la guerre de libération dans son village de Tadert Bouada, à 3 kilomètres de Larba Nath Iraten ex Fort National…

Voyant monter l’émotion et les images d’antan qui irradient le fond de ses yeux clairs, je l’invite à parler d’abord de ces souvenirs d’enfance…

 

« J’ai fait en 1969 un grand tableau de peinture de mon village qui ressemble à peu près à ce qu’il était dans les années 50…  Je t’enverrais la photo après. Mais pour le dessin, je dessinais déjà quand j’étais à l’école avant même le début de la révolution.

« En première année de cette école qui se trouvait sur un chemin qui monte à un kilomètre du village, on avait un enseignant dessinateur qui en même temps qu’il nous apprenait A, B, C, D, faisait le portrait de tous les enfants de la classe qu’il accrochait aux murs. Je reconnaissais chacun de mes camarades et je me disais : comment il peut y avoir une telle ressemblance ? C’est à partir de là que m’est venue l’inspiration de dessiner et que j’ai aimé le dessin… »




« Dehors je dessinais des animaux ou des paysages ; des arbres.

« Des étourneaux venaient durant les trois mois d’hiver alors je dessinais ces oiseaux sur une branche ou en vol ; enfants nous fabriquions des pièges dans les champs d’oliviers pour attraper ces oiseaux. Je dessinais des grives… Mais aussi des poules, des coqs, des chats, des moutons…"



Vignette extraite d’une bande dessinée inachevée sur Amirouche.


« Les villageois me connaissais et je dessinais les femmes qui revenaient de la fontaine avec leurs jarres à l’épaule ou dans le dos. A cette époque il n’y avait pas de robinet dans les maisons !

 

DECOUVERTE DES BANDES DESSINÉES A DOUÉRA


« Plus tard, à partir de 1953, je partais de mon village de montagne jusqu’à Douéra pour y passer quelques jours ou semaines de vacances ; là j’ai découvert la bande dessinée !

A Larbaa Nath Irathen il n’y avait pas de librairie ; les journaux se vendaient chez un épicier…

« A Douéra Il y avait un libraire sur l’avenue centrale qui fixait toutes les unes des différents titres avec des punaises sur un panneau qu’il mettait sur le trottoir. C’est comme ça que j’ai découvert « Zorro », « Tarzan » et beaucoup d’autres héros. Mes copains de Douéra me prêtaient aussi des bandes dessinées. Aussi quand j’avais entre les mains une bande telle que « Rodéo », « Pecos Bill » ou « Prairie », je reproduisais les dessins qui me plaisaient… »



LE TABLEAU NOIR DE L’ECOLE CORANIQUE DU VILLAGE.

 

Cette évocation du dessin qu’il pratique enfant en Kabylie m’intéresse tant que je le relance et lui demande s’il n’a pas d’autres souvenirs…

Il me regarde et sourit… C’est un sourire qui exprime sa reconnaissance pour la bénédiction de l’enfance, sa naïveté et l’air pur de la montagne d’alors… Malgré son âge vénérable, je sens que des images vives et frémissantes d’un temps béni, lointain, l’habitent encore… Oui, me dit-il. Et c’est une belle séquence d’images qui lui revient…

 

« Entre sept et neuf ans j’allais aux cours d’arabe et du Coran dans la mosquée en haut du village. C’est là où j’ai appris trois versets du Coran… J’y suis resté jusqu’en 1956… Nous avions chacun notre louha (notre planche) sur laquelle on écrivait avec de l’encre faite à partir de laine brûlée, es-smagh !  Comme dans toutes les écoles coraniques on disposait de sansal, une l’argile pour effacer les écritures …. Mais il y avait aussi dans cet espace de la mosquée un tableau noir, comme à l’école communale. Un jour le cheikh m’a demandé de dessiner une mosquée à la craie sur ce tableau. Je l’ai dessiné et après cela mes camarades ont recopié le dessin sur leur planche. Nous étions une trentaine d’élèves de six à quatorze ans… »

 



ET VIENT LA VAGUE DE LA RÉVOLUTION !

 

« Quand la révolution a éclaté, j’entendais parler des accrochages et des embuscades dans la région que faisaient nos maquisards contre l’armée française. J’avais treize-quatorze ans, j’imaginais et je dessinais ces embuscades ; ces visions que j’avais des moudjahidine qui attaquaient les camions des soldats français je les reportais en dessins…

« Je voyais aussi les moudjahidines quand ils rentraient discrètement au village où quand ils sortaient le soir. Je savais comment ils étaient habillés, kachabiya ou burnous ; des pataugas… On les attendait parce qu’ils venaient généralement à l’heure du maghreb. On admirait leurs armes. Ils portaient des fusils de chasse, des Mat, des mousquetons et de temps en temps un 24 fusil mitrailleur… Eux-mêmes on les admirait en tant qu’hommes ! Ils venaient par groupe de six, parfois une douzaine… Ils étaient jeunes ; ils avaient pour la plupart la vingtaine… Après avoir fait ces dessins de tête je les cachais à cause des ratissages que faisais les soldats français. Comme ils fouillaient les maisons, j’avais peur qu’ils les trouvent, alors je les cachais en les enroulant dans les trous d’une brique… C’étaient des dessins de petit format que je faisais avec un crayon noir et quelques couleurs… »

 

Ces petits dessins ont malheureusement disparus dans la tourmente depuis longtemps…

 

« JE SUIS CONVOQUÉ PAR LES MOUDJAHIDINE »…

 


« Un jour, je ne sais comment, un moudjahid a trouvé un de mes dessins et l’a donné à son aspirant, Mokrane, allah yerhmou, qui était le chef du groupe. Cet aspirant a demandé au responsable de liaison du village de me faire venir…On savait que je dessinais et cette convocation me fis peur. J’étais aux champs quand ce chef de liaison, responsable aussi du guet, etc, m’appelé. Comme il criait souvent après les enfants du village, je me dis que j’avais peut-être fait une bêtise. Je tremblais…

« Il m’a emmené avec lui et fait rentrer dans une maison où il y avait des moudjahidine. Je ne savais même pas qu’ils étaient là. Ils étaient assis, certains faisaient la sieste. Il m’a présenté à l’aspirant Mokrane. Il est mort trois mois après, allah yerhmou… Il m’a demandé si c’était moi qui avais fait ce dessin. J’ai dit oui…Il m’a dit : c’est formidable. Et il m’a dit on va t’envoyer à Tunis pour étudier… Je n’ai rien dit ; parce que partir comme ça en Tunisie et laisser ma mère toute seule…

Il m’a encouragé, mais moi je ne regardais que leurs fusils. Je les admirais… ça m’a fait énormément plaisir de les avoir rencontrés, parce que les moudjahidine je ne les voyais que passer, mais ce jour, je suis resté avec eux et j’ai eu une discussion avec leur chef… Quand j’ai su qu’il était mort au combat, à peine à trois kilomètres de là, j’ai pleuré… »


Avec les moudjahidine…





Abderrahmane Djelfaoui

Douéra, le 19 février 2025

PS: Je tiens à remercier amicalement Ahmed Haroun pour l'amabilité qu'il a eu de faire aujourd'hui de mémoire un certain nombre de dessins pour cet article.



dimanche 2 février 2025

Et je rencontre Haroun, le célèbre dessinateur, dans un café à Douéra…

 




Et je rencontre Haroun, 

le célèbre dessinateur, dans un café à Douéra…



C’est un vieil homme de bonne taille avec un bonnet de laine sur la tête.  A la seconde où je lui serre la main, ce que je remarque surtout ce sont ses yeux curieux et amusés, comme si son enfance lointaine de la montagne des neiges et des oliviers n’a jamais quitté l’imaginaire qui lui a inspiré des milliers de dessin de presse et autres depuis près de 80 ans… 




A son visage qui donne l’impression d’avoir été découpé dans la crête d’une montagne, je me dis : n’est-il pas né à Larbaa Nath Iraten, l’ex Fort National au temps de la deuxième guerre mondiale ?...

En vérité son visage est celui d’un honnête homme qui dégage une aura de bienveillance et de gentillesse. Il parle avec douceur et, même si parfois la mémoire n’est pas immédiatement au rendez-vous, il s’exprime avec des mots clairs qui vous invitent à partager les moments simples et difficiles de sa longue vie créatrice et humble. Et ce n’est pas au hasard que j’emploie le mot humble. N’a-t-il pas adapté en bande dessinée « Le fils du pauvre » de Mouloud Feraoun en 1973 ?...

Une bande dessinée qui est parue dans le journal Echaab, chaque jour pendant un mois et demi avec lecture des images de droite à gauche puisque c’était un journal en arabe…




En fait pour moi, en cet hiver pluvieux et neigeux de 2025, Ahmed Haroun dans ce café est l’être qui du mouvement de ses yeux m’indique que dehors la pluie s’est arrêtée de tomber pour laisser monter un arc-en-ciel qui colore lentement le ventre des nuages…

Je suis d’ailleurs reconnaissant de partager avec lui une petite table carrée , comme on est toujours reconnaissant à un vieil ami de quartier ou un de ces « anciens » camarades de classe retrouvés avec qui nous nous asseyons partager un petit quart d’heure de discussion qui peut durer plus d’une heure avec des dizaines d’idées et des centaines d’images et d’émotions !

Quand je lui dis que je passe sur ce boulevard depuis trois ans et que je n’avais pas remarqué ce petit café, il me répond avec le sourire que sa famille ne l’a en fait ouvert que depuis trois mois, et que lui  est installé ici à Douéra depuis l’âge de 17 ans en 1957 !

A cet âge il revenait de Larba Nath Irathen où la guerre de libération faisait rage, avec tous les jours des morts… « En arrivant ici à Douéra au magasin paternel qui était tenu par un gérant, ‘Ami Hmed, je lui ai dit étonné : il n’y a pas de guerre ici, hein ? Il y a de la musique et tout semble tranquille » …



Amirouche (1980), une bande dessinée inachevée qui « tentait de raconter la vie d’un héros mythique de la révolution dont les exploits avaient bercé l’enfance d’Ahmed Haroun »

 

Après un court moment de silence, il est interpellé par un retour de mémoire ; il reprend son récit presque à la limite du murmure pour me conter ce moment d’adolescence où sa carrière de dessinateur a été réellement mise sur rails.

 

« En 1959, dit-il, je suivais le Tour de France cycliste. J’avais moi-même un vélo de course et je faisais du cyclisme avec mon ami intime le futur champion Ahmed Djellil. Nous avions acheté ensemble nos vélos (qui étaient des vélos d’occasion, parce qu’on n’avait pas les moyens d’en acheter des neufs) et nous nous étions inscrits pour notre licence chez Distempa de Birmandrais. Nous nous entrainions sur des parcours de Douéra à Médéa et retour, ou Douéra-Tizi Ouzou et retour deux fois par semaine…Il y avait aussi Saddouki, Hamza Madjid et surtout Ali Sayeh qui en tant que sprinter gagnait de vitesse tous les européens ! »




Après l’indépendance, entre 1963 et 1965, Ahmed Djellil a participé plusieurs fois à La   Course de la Paix qui se déroulait dans les pays de l’Est : Tchécoslovaquie, RDA, Pologne ». 

« A cette époque tout le monde se déplaçait en bicyclette à Douéra et dans la Mitidja, il n’y avait presque pas de voitures. C’était donc normal, aussi mon père ne m’a dit ni oui ni non pour la course cycliste…

Et cette année 59, poursuit Ahmed Haroun, il y a eu un espagnol, Bahamontès, maillot jaune qui pour la première fois a remporté le Tour de France. C’était un grimpeur ! Et il n’était pas le seul ; il y avait autour de lui des cracks comme Louison Bobet et d’autres… A partir d’un numéro du journal que j’avais entre les mains, j’ai dessiné son portrait. »



Je me doute bien que depuis plus de 60 ans il n’a pas dû garder ce portrait… Et il m’explique pourquoi il ne l’a pas gardé.

« Je l’ai dessiné en couleurs avec son maillot jaune. Il y avait un copain du village qui est venu me voir, Henri Thomas dont les parents avaient une charcuterie à Douéra. Et je lui ai vendu ce portrait pour un franc à l’époque ! Portrait qu’il a montré à sa mère ; et celle-ci à demander après moi. J’ai été voir madame Thomas qui était une voisine et elle m’a dit : mais mon fils pourquoi tu ne vas pas aux Beaux-Arts ? …  Je lui ai répondu que je ne connaissais pas… Elle m’a dit : ne t’en fais pas… Quelques jours elle m’avait ramené l’adresse de l’Ecole des Beaux-arts au parc de Galland. Quelques jours encore après j’ai pris le bus et j’y suis allé sans informer mon père ; j’avais 17-18 ans… La suite de mon entrée à l’Ecole des beaux-arts et des études que j’ai suivi, je l’ai raconté dans mon livre : « La bonne destinée » paru en 2010 chez Dalimen » …


En évoquant la maison d’édition DALIMEN, Haroun me rappelle à la fois la parution du livre d’art que j’avais réalisé en collaboration avec Mustapha Nedjai (en 2007)  « Nedjai à Nedjai, une odyssée » et surtout le comité de préparation, en 2008, du 1er Festival de la bande dessinée, le FIBDA, dans lequel j'avais fait, entre autres, cette photo qui regroupait autour de la table des programmations du Festival : l'écrivain Rachid Boudjedra, le peintre Arezki Larbi (1955-2024), le caricaturiste Le Hic et le bédéiste et auteur de films d'animation : Mohamed Aram (1933-Fevrier 2020)



De gauche à droite : Mohamed Aram, Le Hic (en casquette),

Arezki Larbi assis et Rachid Boudjedra debout


Je lève les yeux pour prendre le temps de regarder les quelques images des caricatures de Haroun qui sont accrochées en enfilade sur les murs du café, au-dessus de la tête des consommateurs qui discutent en sirotant leur café..






 







Avant de nous quitter, Ahmed Haroun me promet de me ramener demain la reproduction d’une toile de peinture qui lui valu le 1er Prix en 1974, pour le 20 eme anniversaire de la révolution. Une autre discussion donc en prévision, dans ce même café, sur une autre corde à l’arc créatif de Haroun ; la corde de la peinture à l’huile sur toile ; peinture réaliste, lui qui fut, soit dit en passant, membre de l’Union Nationale des Peintres Algériens, UNAP…

 

 

 

Abderrahmane Djelfaouui

Douéra, le 2 février 2025