lundi 23 novembre 2015

Ali Hefied : Les vannes du souvenirs...

A l'occasion de la disparition du photographe Ali Hefied, puis de son enterrement à Koléa le vendredi 13 novembre 2015, j'ai rouvert un dossier datant de 1996 où je réalisais l'entretien qui suit . Hommage.


ALI HEFIED
Suffit-il d’un déclic pour que l’image soit ?

  
« Beaucoup d’Algériens aiment la photo, mais la photo n’a pas encore trouvée sa vitesse de croisière en Algérie. Cela s’explique par d’énormes problèmes au niveau de la formation et du recyclage, parce que les techniques évoluent, mais aussi et surtout au niveau des produits et matériaux de travail qui ne sont pratiquement pas disponibles sur le marché, ou trop cher…
   Tout cela et bien d’autres choses encore amènent le photographe à se cantonner malgré lui dans l’alimentaire, à faire face au plus pressé, aux nécessités du quotidien. Dans une telle situation, l’art ne paie malheureusement pas en Algérie, je veux dire pour faire un travail sérieux de recherche, d’artiste ».

    Propos désabusés ? A peine. Ce sont ceux d’un photographe de plus de trente ans de carrière. Ali Hefied, connu, entre autres, pour avoir photographié et permis de largement reproduire les œuvres des plus grands peintres algériens, dont M’hamed Issiakhem ou Mohamed Khadda dont il fut l’ami au même titre que Abdelkader Alloula… Mais ces quelques données ne seraient-elles que « de petits faits » de culture au vu de l ‘énorme crise politique,  matérielle et morale qui frappe notre pays et ne cesse de le faire souffrir ? En 1990, en tout cas, le Musée National des Beaux Arts du Hamma voulant consacrer une rétrospective à son œuvre de photographe, Ali Hefied en profita pour faire une donation de 80 clichés de sa collection au Musée. C’est à peu près ainsi qu’a pu naître la section photographie du Musée National des Beaux Arts.
   Juste retour des choses : en ce 14 novembre 1996, le Musée prend l’initiative de célébrer la Journée nationale de la photographie en ouvrant ses salles à l’exposition des travaux de deux photographes ainsi qu’au fonds offert par Ali Hefied.
   Hasard ? Il se trouve qu’à cette même période, en France, à Paris,  novembre est également consacré mois de la photographie où sont exposés les travaux de grands photographes à travers le monde.
   « Timidement, il est vrai, avec les moyens dont nous disposons, nous sommes nous aussi aujourd’hui en Algérie au rendez vous, ne serait-ce que pour une journée », dit Ali Hefied. « Ce que je souhaite, c’est que cette petite manifestation puisse prendre une dimension réellement nationale. Que d’autres musées du pays exposent d’autres photographes, non pas pour qu’on invente une journée de plus, mais pour qu’on retrouve les traditions de rencontres et qu’on rende, surtout, hommage à la photo, à l’image qui, pourtant, fait partie intégrante de notre vie de tous les jours. Pour que cette image puisse s’inscrire normalement dans le cadre d’activités artistiques de chez nous, que ce soit à Alger, à Oran, à Constantine, Annaba ou ailleurs ».
 
Ali ne cesse de fumer cigarette sur cigarette. Un paquet bien entamé est posé sur la table, près de la tasse de café matinale. Trois autres paquets, l’un sur l’autre, sont en réserve, posés là-bas bien en vue sur un meuble. Tension diffuse. Stress. Mémoire-déclic ouvrant les vannes du souvenir…
   « J’avais commencé à travaillé dans les années 60 dans un petit labo qui se trouvait au Chemin des Crêtes. J’étais là comme apprenti à nettoyer le labo, laver les cuves et cuvettes, etc. Ensuite j’ai fait un petit pas en classant les photos, enfin à tirer moi-même les photos. A l’indépendance, avec tous les besoins qui s’étaient fait jour, j’ai démarré comme reporter-photographe au journal Echaab de l’époque. De là j’ai poursuivi en faisant tour à tour le quotidien, l’agence de presse, l’hebdomadaire. Puis j’ai un peu travaillé pour le cinéma avec Nacef qui tournait Les Sourciers. Pour ce film, j’ai fait une très belle collection de photos en noir et blanc avec laquelle j’ai construit un photo-roman. C’était à l’époque du CNC, l’ancêtre de l’ONCIC puis du CAAIC… J’ai aussi un peu travaillé pour le théâtre ainsi que pour le reportage industriel et la publicité… »



De gauche à droite: Ali Hefied, Mahrez Amrouche et Ziani Nourredine, 
le 3 mars 1967 dans les locaux de l'hebdomadaire "Révolution africaine"

Itinéraire vers l’art et la beauté


   Innombrables déclics d’appareils que l’on imagine, et multiplicité d’images qui sont devenues, et ne cesseront de devenir au fil du temps, notre mémoire, celle du pays, de ses visages, réalisations, sites touristiques, évènements à la une, haltes, interrogations, sourires et peines…
   Fidélité des images silencieuses. Leur nécessité aujourd’hui comme pour d’autres générations, demain, afin de reconstruire le puzzle  enchevêtré  des réalités contemporaines vécues puis englouties par le temps ; contre le sentiment térébrant de l’éphémère…
   Ne dit-on pas que le palais du tsar Pierre le Grand put, après qu’il ait été détruit durant la seconde guerre mondiale, être totalement reconstruit « à l’image » de l’original  grâce à la masse de documents photographiques et autres qui avaient été, auparavant, prises de ce monument historique ? Et pour nous demain : la Casbah d’Alger, celle de Constantine comme tous les ksars du grand sud ? Vous me direz que c’est l’évidence même que d’essayer de préserver et d’accumuler ainsi les signes de nos traces. Peut être…
   Mais comment chemine-t-on dans ce métier jusqu’à la photo d’art ? Avant de répondre à cette « simple » question, Ali Hefied tire une énième bouffée de cigarette, le regard comme légèrement plissé sous les mèches de ses cheveux gris-sel qui lui tombent en désordre sur le visage…
   « Je pense qu’à travers ce métier où l’on ne cesse de braquer son objectif sur les gens et sur le monde, il y a un moment où l’on se pose des questions de fond. Pourquoi fait-on ce métier, d’abord ? Et à quoi ça sert de le faire ? Quand on prend pleinement conscience de ce représentent ces questions, on est alors amené à élever encore plus le niveau de sa pratique…
   Faire de la photo d’art, dans ce cas, ce n’est plus traiter la photo de même manière qu’avant, comme dans le journalisme par exemple. Dans la photo d’art on va plus dans la profondeur, on va encore plus loin à l’intérieur de la photo, pas simplement pour saisir, mais pour s’exprimer et certainement transmettre un message d’idées.
   Le message de la photo d’art est un message de beauté, et la beauté tout le monde en a besoin pour vivre et pour rêver… C’est avec cet esprit que j’en suis arrivé à travailler avec les regrettés M’Hamed Issiakhem et Mohamed Khadda. J’ai aussi travaillé sur l’héritage pictural du peintre Azwaw Mammeri (celui des années 30/50) et avec le Musée National des Beaux Arts… Je considère, pour le photographe que je suis, que ça a été un passage obligé et enrichissant, parce que la peinture est un produit tellement parfait dans son expression et dans son fini que, pour moi, l’appliquer est une école. Je veux dire qu’on ne peut trahir une œuvre peinte, et ça c’est une école dans l’appréhension de la palette des couleurs, dans l’équilibre et la composition de l’œuvre de l’artiste à reproduire. Il ne s’agit pas de faire une simple photo d’identité ! Travailler sur l’œuvre peinte d’un artiste, c’est travailler sur l’idée qui l’a fait naître, souvent la travailler sur une longue période, et ce n’est que lorsque cette idée de l’artiste a aussi mûri dans la tête du photographe que l’image sort… »



"Repères", huile sur toile de Mohamed Khadda
Photographiée par Ali Hefied et parue dans l'ouvrage
"Khadda", de Michel-Georges Bernard. ENAG, Alger 2002


Arrêt sur image.

   Revenant sur l’initiative prise de consacrer annuellement une journée nationale à la photographie, Ali Hefied tient absolument à parler d’un autre projet qui n’a malheureusement  pas reçu encore d’écho. Mais ce manque d’écho tiendrait-il au fait que ce projet serait trop ambitieux, trop insensé ? Non, surtout quand on l’a entendu être exposé de la bouche même du photographe.
   « Il y a quatre ou cinq ans que j’ai fait cette proposition au Ministère de la culture sans jamais recevoir une réponse, même négative. La même adresse a été faite au chef de daïra et au wali de Tipaza. J’avais suggéré que la ville de Koléa soit classée ville de la photographie. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’au niveau de la ville il y a un espace de rencontres pour tous les photographes algériens, tout au long de l’année, muni d’une bibliothèque, d’ateliers labo, avec la possibilité de formation et de recyclage par l’invitation de grands photographes français, espagnols ou autres. On envisageait aussi un petit centre d’édition de l’image, ainsi que la possibilité d’avoir chaque année deux ou trois rencontres avec les photographes du Maghreb et du bassin méditerranéen pour donner une valeur et une dimension à la photo dont l’Algérie a besoin en cette fin de siècle dominée par les satellites. Il faut récupérer le maximum des énergies des Algériens et leur donner la possibilité de se reformuler. Mais à ce projet structuré, personne n’a encore malheureusement répondu… »
   Quand je relance Hefied en lui demandant pourquoi avoir porté le choix sur la ville de Koléa, il répond parce que cette ville a tout simplement un beau site et qu’elle a une histoire. « Son espace est agréable et nous ne sommes loin ni de la côte ni d’Alger. On peut faire des jumelages entre cette ville et d’autres villes de la photographie dans le monde.
   Evidemment, ce projet ne peut voir le jour que s’il a l’aval des autorités concernées, dont le Ministère de la Culture qui y a un grand rôle à jouer. Une fois ce projet lancé, on pourra commencer à constituer un fonds documentaire sur la photo ou l’image algérienne, qui n’existe pas encore aujourd’hui, parce que chacun a ses petites archives à droite et à gauche, inexploitées et difficilement exploitables dans les conditions où elles sont. On sait très bien qu’au bout de quinze à vingt ans, vu les conditions précaires d’entreposage chez chacun, les photographies risquent sérieusement de s’abîmer de façon irréversible. Il faut donc avoir une politique de la photographie, et l’effort principal de la matérialisation de cette politique c’est le Ministère de la Culture qui doit le fournir…
   Moi, par exemple, j’ai constitué un fonds documentaire relativement riche sur le théâtre algérien. D’autres photographes sont certainement en possession d’autres archives. Mais réunir toutes ces archives pour permettre de faire de l’édition d’images, pour faire des expositions, pour rafraîchir la mémoire du passé, notre mémoire collective, ça c’est le rôle de ce projet. »
   A écouter le photographe qui ne cesse de fumer, on le sent  intérieurement impatient et comme un peu amer. Tant de déboires, tant de désillusions tout au long d’une carrière !.. Dans la salle de séjour où nous sommes et  par dessus l’épaule de Hefied qui s’est tu pour un moment, je laisse aller mon regard à la sérénité colorée d’une dizaine de gravures de Khadda, toutes accrochées sur le même pan de mur…
   « Réaliser ce projet », reprend-il doucement, « c’est aussi rendre hommage à tous les photographes algériens qui, malgré toutes les difficultés, ont quand même traîné le flambeau durant les trente cinq ans passés.
   Nous venons de perdre un des doyens de la photographie algérienne en la personne de Mohamed Kouaci. Mais que va-t-il rester de son œuvre ?.. Dans d’autres pays quand on parle d’un Henri Cartier-Bresson, par exemple, on parle de toute la mémoire de vie d’une époque, même de tout un passé historique d’une nation !…
   En France, l’on vient il y a à peine un an de créer la Maison Européenne de la Photographie, c’est à dire une institution qui dépasse largement les frontières de ce pays… Mais chez nous, par contre, que d’exemples dramatiques !  Que sont devenues toutes les archives photographiques de l’agence publique API qui a été dissoute ? Que sont devenues les images d’octobre 1988, etc. ? La Photo n’a pas de statut !
Et là j’implique la responsabilité du Ministère de la Culture. Parce que c’est à ce Ministère d’impulser, d’organiser, de permettre la mise en place d’institutions actives qui protègent ce patrimoine, comme il se doit d’impulser et de protéger d’autres pans du patrimoine tels ceux du cinéma, du théâtre, des musées, etc. » 


©Abderrahmane Djelfaoui


Avec Sonia, comédienne et Directrice du Théatre régional de Annaba, dans la ruelle où habitait Ali Hafied

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