Je
relis quelques poèmes « épars » de Kateb Yacine et je suis, comme
pour la première fois estomaqué par la lumière jazz dans le jazz, son humour
tragique, revigorant, ainsi que leur force coupante, sans équivoque et sans
concession …
"... Keblout suivit un mendiant
rêveur
Ils s'endormirent la main dans la main
Rue de la Lyre
Et l'aveugle lui montra le
chemin...."
Keblout (ou Kbeltiya) est le nom
mythique de l'ancètre de la famille Chaouia de Kateb Yacine (wilaya de Guelma).
On ne sait quand fut écrit le poème « Keblout et Nedjma » par le jeune Kateb misérable et révolté (alors journaliste avec Mohamed Dib à la rédaction d’Alger républicain non loin de la rue de la Lyre dans la basse Casbah). En tout cas ce poème est publié à Paris par la revue Europe, revue de culture internationale, en juin 1951...
On ne sait quand fut écrit le poème « Keblout et Nedjma » par le jeune Kateb misérable et révolté (alors journaliste avec Mohamed Dib à la rédaction d’Alger républicain non loin de la rue de la Lyre dans la basse Casbah). En tout cas ce poème est publié à Paris par la revue Europe, revue de culture internationale, en juin 1951...
Dessin de
Smail Ait Djafer, journaliste, poète et ami de Kateb Yacine
(auteur de
« Complainte des mendiants arabes de
la Casbah… »
publié en 1951 par les Jeunesses de l’UDMA….)
Kateb avait déjà fait publier dans la
revue Le Mercure de France, le 1er
janvier 1948 (18 ans, il avait ! ) une première variante de « Nedjma ou le Poème ou le Couteau »… Une version « sismique »
considérée « par Kateb lui-même comme la matrice de son œuvre » [i]
…Nedjma mangeait des
fruits malsains à l’ombre des broussailles
Un poète désolait la
ville suivi par un chien sournois
Je suivis les murailles pour oublier les mosquées
Nedjma fit un sourire trempa les fruits dans sa poitrine
Je suivis les murailles pour oublier les mosquées
Nedjma fit un sourire trempa les fruits dans sa poitrine
Le poète nous jetait
des cailloux devant le chien et la noble ville…
Mais en ce début des années 50, la ville
d’Annaba, l’ex Bône, est « loin »… Ville où après la tragédie du 8
mai 45, adolescent sorti de prison il avait été envoyé par son père y faire son
lycée. Là, il vécu huit mois l’amour
fou avec sa cousine, mariée. A Bône, il eut le bonheur de voir éditer son premier recueil « Soliloques » qui sera vendu à la criée.
« Bonjour », le dernier poème
de cette édition est repris dans la revue algérienne Forge d’avril-mai 1947 (dirigée par Emanuel Roblès et Boudali
Safir)…
Bonjour ma vie
Et vous mes désespoirs
Me revoici aux fossés
Où naquit ma misère !
« …ce
clandestin de la mémoire…. »
La deuxième moitié du 20 eme siècle commence
lourdement. L’Organisation Spéciale (L’OS des Belouizdad, Ait Ahmed et Ben
Bella) a été démantelée. Des centaines de militants nationalistes sont emprisonnés,
surveillés, recherchés. (Voir « La grande maison » de Mohamed Dib qui
parut en 1952)…
En cette « nouvelle époque » où
les Algériens sont plus que jamais parqués dans des espaces de misère qui
« jurent » avec les quartiers, meilleurs et resplendissants où vivent
la majorité de la population européenne, le poète s’exclame :
"Dites
Qui livra Alger aux bellâtres
Qui exposa le front des cireurs
Aux gangsters efféminés de Chicago
Qui transforma en femmes de ménage
Les descendantes de la Kahéna?"
Ne croirait-on pas entendre la
dénonciation des prédateurs maffieux d'aujourd’hui ?...
Presque, si le papier sur lequel court,
crie et vitupère le poème ne datait pas d’avant novembre 54, il y a plus de 67
ans....
Malgré la colère, la protestation le
« J’accuse ! » de ce
poète militant qui n’a que 21 ans, le point d’équilibre/déséquilibre du poème est
l’amour fou (et fuit) de Yacine pour sa cousine Nedjma. Amour fondateur, éperdu,
réel et fantasmatique qui rappelle celui de Majnoun
Leila qui remonte bien au-delà de l’adaptation qu’en fit Nizami, le poète
persan au 12 ème siècle…
«… Et moi pâle et terrassé,
De la douce ennemie
A jamais séparé ;
Les silences de mes pères poètes
Et de ma mère folle
Les sévères regards ;
Les pleurs de mes aïeules amazones
Ont enfoui dans ma poitrine
Un cœur de paysan sans terre
Ou de fauve mal abattu… »
Un amour qui fut pris à la volée et (on
le saura bien plus tard après la parution du roman NEDJMA en 1956), amour
quasiment volé, impossible à maintenir dans les faits sinon à vivre de tout le
sang d’imaginaire dont le poète Yacine pouvait être capable et dont il se fera l’écrivain
(Le Kateb…) jusqu’à son dernier souffle…
Kateb Yacine, 1956
« … Nous étions deux à sangloter
Sous la pluie d’automne
Je ne pouvais fuir
Tu ne pouvais me suivre
Et quand je parvins aux cotes de France
Je te crus enfin oubliée
Je me dis elle ne me remue plus
C’est qu’elle m’a sentie vagabond
Ennemi
Sauvage et de prunelle
andalouse…. »
Et juste avant cette « prunelle
andalouse » dont il se profile lui-même, il donne l’aveu :
« …Je me croyais sans sœur ni
vengeance
Nedjma ton baiser fit le tour de mon
sang
Comme une balle au front éveille le
guerrier
Mon premier amour fut ma première
chevauchée
(Nedjma nous eûmes le même
ancêtre)… »
Parle-t-il de sa cousine ? Ou, à
travers elle, à travers son nom, son étoile et toute sa filiation n’est-ce pas
de la maison Algérie, maison écrasée mais rebelle, maison-patrie si fière dont
il parle ?...
Ne publie-t-il pas dans Alger républicain, le 13 septembre 1950,
le poème « Peuple errant », qui commence :
Le soir en compagnie
Des infirmes et des enfants
Sur le pont d’Alger
Quand l’aube
Dévorée de feux
Brise les eaux
Et ronge les étoiles
Je rêve au milieu
Du peuple éveillé
Aux terres désertes
De l’Afrique
Où rodent les paysans
Blêmes tels des cadavres
De leurs profondes tombes chassés…
Carte postale
coloniale dont la légende est :
« SCENES
ET TYPES- Labourage. Femme Arabe trainant la Charrue »
Oui, nécessité de relire le plus de
poèmes épars, le plus de morceaux de romans, de textes de théâtre ou d’articles
semés une vie durant aux quatre ouragans du siècle !
Car, écrit Jacqueline Arnaud, « ce
poète au chant bouleversant, soudainement émergé de l’Algérie profonde, a
marqué de son étoile de sang toute la
génération de l’après- Seconde guerre mondiale. Il est urgent de lire,
d’entendre aujourd’hui ce grand autre de nous-mêmes,
ce clandestin qui s’introduit dans notre mémoire à la faveur d’un équivoque
passeport de langue française et nous dérange par tant de familiarité mêlée à
tant d’étrangeté radicale »[i]…
[i]
In : Kateb Yacine, L’œuvre en fragments. Inédits littéraires et textes
retrouvés, rassemblés par Jacqueline Arnauld. Edition Sindbad. Paris. 1986, 2ème
édition.
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