dimanche 6 mars 2016

Abdelhamid Benzine : le film

On le sait, l’Association  des Amis de Abdelhamid Benzine mène un travail de mémoire honorable et continu depuis de longues années. A son actif, ce ne sont pas seulement des prix décernés tous les deux ans à de jeunes journalistes qui se sont distingués par la thématique et la qualité de leurs reportages. Ce sont aussi des colloques forts et variés qui sont organisés puis (surtout, surtout) relayés par l’édition de leurs actes… (1)

 Vue générale de la salle Frantz Fanon lors de la cérémonie de remise des prix (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Cette année, pour le plaisir d’un public nombreux et fidèle, la nouveauté de la rencontre a été la projection d’un extrait du  film sur Abdelhamid Benzine en présence de son réalisateur Nasredine Guénifi.
Ce morceau est une reconstitution libre d’une période abominable vécue par des dizaines de milliers d’algériens et Abdelhamid Benzine lui-même avec eux dans les camps de concentration de l’armée coloniale française durant la guerre de libération nationale. Les images du réalisateur (ami de René Vautier et très longtemps directeur photo dans le cinéma algérien) sont franches et denses, à  couper le souffle, d’autant plus qu’accompagnées d’une musique  qui vous prend et vous élève…



 Mais comme pour toutes celles et ceux qui ont vécu les camps, les déportations, les tortures ou les prisons : on ne peut évidemment ici tout raconter. Il faut au moins « voir » et « écouter » ; ce qui est la force du cinéma qui est malheureusement presque inexistant dans notre pays en tant support de mémoire,  de recherches, pour toutes les questions vives d’identité et de vie que la majorité des algériennes et des algériens supportent à bout de bras…
N’empêche ! La centaine de personnes présentes aura eu l’immense privilège de « revoir » Abdelhamid, l’actif et fraternel Directeur gérant d’Alger républicain que nous connaissions dans les années 90 mais, qui ici plein écran, parle et défie ses adversaires militaires au camp spécial de Boghari, refuse de mettre genoux à terre, organise la résistance des prisonniers réduits à la condition de sous hommes…  Un homme et un militant entré en politique à l’âge de 13 ans en 1940, un homme qui ne perd en rien de sa dignité d’officier de l’ALN, même déguenillé et le corps suppurant de blessures, de croutes de sang séché, noirci….


Comme l’indique et le souligne le réalisateur, le scénario est une adaptation faite à partir de la première édition du livre.  Le manuscrit, sorti clandestinement du camp par la mère de l’auteur au fond d’un couffin, avait été acheminé tout aussi clandestinement l’été 1961 aux fins de parution  aux Editions sociales à Paris en 1962. Un petit livre de 94 pages, mais quel livre !...
Un livre qui a heureusement connu par la suite quelques rééditions dans l’Algérie indépendante et a certainement joué un rôle d’importance dans le fait que Abdelhamid s’est mis à fond dans le travail d’écriture, à différents moments, sous différentes formes, pour témoigner et nous livrer ses riches mémoires.

 L’hommage vivant renouvelé les mois de mars (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Une commémoration qui était (et cela est heureux) rehaussée par la présence tout à la fois humble et rayonnante de Zahia Khalfallah dont on sait, qu’après d’atroces tortures, elle partagea la geôle infecte de Serkadji avec ses sœurs parmi lesquelles Jacqueline Guerroudj, Djamila Bouhired, Baya Hocine, Anna Gréki et tant d’autres…
Souhaitons à Nasredine Guénifi de pouvoir terminer dans les meilleures conditions possibles son film et que nous puissions le voir projeter au bénéfice du plus grand nombre pour la fierté et le contentement humain de toutes et de tous.

Zahia Khelfellah à la tribune (photo Abderrahmane Djelfaoui)




Abderrahmane Djelfaoui

(1) le dernier en date étant: "Lacartagraphie syndicalle algérienne... Aprés un siècle de pluralisme". Actes du colloque en hommage à Abdelhamid Benzine, Alger , 7 et 8 mars 2015. Sous la direction scientifique de Nacer Djabi. En langues arbe et française.

dimanche 21 février 2016

Patrimoine artistique : Jean Sénac le long périple d’un pied noir à la rencontre du peuple algérien

Hamid Nacer Khodja, Professeur de littérature à l’université à Djelfa, a consacré l’essentiel de sa carrière de chercheur à l’exhumation, la mise à jour et mise en contexte de l’œuvre littéraire de Jean Sénac. Le poète a tant écrit ! Lui qui a aussi  abordé le champ des arts plastiques, crayonnant lui-même portraits et dessins au fil des rencontres… Pour nous entretenir avec le chercheur et écrivain, nous avons passé la barrière de l’Atlas blidéen et emprunté la route des hauts plateaux jusqu’à la lisière de la steppe (boisée) où se trouve le gros centre urbain qu’est Djelfa. L’homme et ses proches nous reçoivent comme on reçoit un membre de la famille…

Hamid Nacer Khodja (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Globalement, tu as consacré tous tes travaux d’universitaire, toutes tes recherches, tes décryptages de documentations et rédactions de quelques milliers de pages «à tonton Sénac » comme tu l’appelles affectueusement. C’est, sur plusieurs décennies, une œuvre monumentale. Pourquoi ce choix et cette concentration ?

D’abord, parce que j’ai connu Sénac personnellement. Dans son dernier testament, qui date du 2 mai 1973, je suis membre de son comité littéraire qui doit s’occuper de son œuvre posthume. Un testament où il dit que ses œuvres appartiennent à l’Algérie, et qu’il cède tout à la Bibliothèque nationale : ses œuvres, ses manuscrits, les livres de sa bibliothèque, ses revues, ses émissions, ses films, dont « Diwan echams » qu’il avait produit à la télévision. Une émission qui donnait la parole à la relation existant l’art et l’image.
Il avait aussi fait une émission sur « Les Aouchimistes », le groupe Aouchem ; sur Baya également. C’est d’ailleurs Sénac qui a révélé Baya en Algérie. Baya était connue grâce à André Breton, à la Galerie Maeght, etc, en novembre 47 en France. Mais en Algérie elle était curieusement méconnue.

Et quand as-tu connu Sénac ?

J’étais jeune ! Il faisait une émission à la radio qui s’appelait « Poésie sur tous les fronts ». C’était entre 1967 et 1971. Cette émission était très écoutée par les jeunes. C’était une émission d’avant-garde qui donnait la parole aux poètes du tiers-monde qui étaient à la mode. Aux poètes engagés. A la revue « Souffles » du poète Laabi. A la poésie arabe, mais surtout, surtout aux jeunes poètes algériens. C’est ainsi qu’il a révélé beaucoup de jeunes talents, comme Rachid Boudjedra, Ahmed Azeggagh, Youcef Sebti, Malek Alloula et tant d’autres… Et moi aussi, évidemment…

Avant d’aller plus avant, quel était la composition de ce comité institué par testament …

Ou cénacle sénaquien. Parmi les membres de ce comité littéraire, j’étais le dernier, avec Djamel Eddine Bencheikh, Rachid Boudjedra,  Jean de Maisonseul, Malek Alloula, Jean Pélégri, Anne Krief, la fille du grand journaliste Claude krief ami de Sénac ; autour de Jacques Miel qui est le fils adoptif de Sénac.

Mais tu sembles être un des rares, si ce n’est le seul, à avoir respecté l’engagement de mener ce travail, et ce d’une manière prodigieuse…

Hélas ! J’aurais aimé que d’autres s’occupent de l’œuvre de Sénac. Mais cela ne s’est pas fait pour des raisons qui leur appartiennent. C’est à eux de justifier, pour ceux qui sont vivants, parce que la plupart sont morts. Il ne reste plus grand monde de ce petit comité…

Revenons aux débuts de Jean Sénac qui commence sa carrière d’écrivain en tant que critique d’art…

Déjà adolescent, Sénac adorait dessiner dans un style très académique. Il avait obtenu plusieurs prix de dessin durant la deuxième guerre mondiale, lors de concours floraux, ou de reproduction de l’image de Jeanne d’Arc…

A partir de 18 ans, à Oran où il habite, il commence à fréquenter les galeries notamment la fameuse galerie Colline de Charles Martin qui était le pôle artistique de tout l’oranais. Cette galerie exposait des européens et parfois des autochtones…
A partir de là, Sénac commence à écrire sur l’art dans ses carnets intimes, ensuite des articles dans la presse locale d’Oran, notamment dans Oran républicain, un journal qui était né dans la mouvance du Front populaire. Ses articles aient d’ailleurs très estimés, parce qu’il était réellement connaisseur.

Il avait une solide culture autant plastique que littéraire ?

Non. C’était plutôt intuitif pour lui au départ. L’avantage de Sénac est qu’à cette époque l’orientalisme dominait quasiment la peinture officielle en Algérie, avec le semi figuratif, soutenus par des salons financés par le Gouvernement général et certaines sociétés, dont une créée par Etienne Dinet à la fin du 19 ème siècle à Paris…  Sénac, prenant le contre pied de ce courant dominant, a été le premier à défendre l’art abstrait qui était totalement inconnu en Algérie alors qu’il était né au début du siècle en Europe. C’est dire la coupure artistique entre la France et sa colonie…. Sénac a débuté sa critique sur les peintres européens d’Algérie qui commençaient à émerger. Ses articles ont provoqués un réel intérêt et étaient demandés par les lecteurs (en tenant compte de la correspondance du directeur d’Oran républicain à Sénac qu’on trouve à la Bibliothèque nationale d’Algérie).
Puis, par le plus grand des hasards, quand il vient s’installer à Alger, -il avait été engagé durant la deuxième guerre mondiale à Blida-, il rencontre le petit microcosme littéraire et artistique de l’Algérie.
La capitale de l’Empire n’était pas Oran (même si la galerie Colline a joué un rôle déterminant), mais Alger où il y a l’association des écrivains algériens promotrice de l’algérianisme  (première école littéraire française née hors de France), il y avait aussi Emmanuel Roblès, les écrivains de l’Ecole d’Alger ; beaucoup de galeries d’art  dont celle d’Edmond Charlot.

Maria Manton, La Fête arabe
Huile, 1946


C’est à partir de là que Sénac se met à fréquenter Sauveur Galliéro et tous les peintres natifs d’Algérie tels Louis Bénisti, Jean de Maisonseul, Maria Menton de Blida et Louis Nallard (qui ont joué un rôle important dans sa vie) et bien d’autres. Il écrivait sur eux d’excellents ou magnifiques articles soit dans Oran républicain, quotidien, soit dans l’Africain, un hebdomadaire d’extrême droite où Sénac arrivait à passer des articles de gauche!...
Ce qui est curieux, c’est qu’à cette époque Sénac n’écrit sur aucun peintre algérien, aucun.

Même Abdelkader Guermaz qui expose à la galerie Colline?

Même Guermaz. Il ne les connaissait pas tout simplement parce qu’il vivait encore dans un milieu exclusivement européen. Il se sentait bien et n’avait alors aucun problème de conscience comme à partir de 1950…

Sénac rencontre Simone de Beauvoir en février 1946 à l’Hôtel Aletti et en fait immédiatement un dessin


 Mais contrairement aux peintres, il a déjà écrit sur des écrivains algériens. Il est le premier à écrire sur Mouloud Feraoun en janvier 1946 ; parce que Feraoun avait participé au Grand prix littéraire de l’Algérie, et il en rend compte à deux reprises dans la presse. La première fois avec son préjugé de pied noir en disant « Ce petit instituteur indigène qui participe avec son roman Mérad instituteur kabyle»…
Il est également le premier à parler de Mohamed Dib. Parce qu’il l’a rencontré à Sidi Madani, prés de Blida. Aux réunions de Sidi Madani , entre janvier et mars 1948, ont lieu d’importantes rencontres entre les écrivains français et les écrivains algériens et autres artistes. C’est là que Sénac fait la connaissance de Mohamed Racim, Malek Benabi. C’était quelque chose de novateur et de sensationnel dans le contexte colonial d’alors puisqu’il y avait Louis Guilloux, Jean Tortel, Jean Cayrol qui venaient de France rencontrer leurs collègues algériens qui débutaient. Kateb Yacine était lui en voyage en France, mais il y eut la venue de Camus.
Les Algériens vont beaucoup profiter de ces rencontres. C’est Jean Cayrol qui va introduire Mohamed Dib aux éditions du Seuil à Paris et Emmanuel Roblès qui va les éditer dans sa collection Méditerranée. Côté algérien, les rencontres de Sidi Madani sont des entrevues capitales.
Il y a des revues qui naissent, comme la revue Forge de Roblès, de Louis Julien qui était communiste et d’El Boudali Safir qui était chargé des ELAK : Emissions en langues arabe et kabyle à Radio Alger. C’est d’ailleurs El Boudali Safir, musicologue de formation, qui va inventer à ce moment là la fameuse expression de « musique châabi » en 1947-48.

Louis Guilloux, auteur de Le pain des rêves (1942) et Albert Camus à Sidi Madani en 1948


Sénac comme les écrivains algériens vont être baignés dans toute cette atmosphère, et qui avec le recul du temps va s’avérer être déterminante pour beaucoup d’entre eux. Pour Sénac aussi puisqu’il rencontre là pour la première fois Camus et sa femme, avec qui il était en correspondance. Et Camus va lui faire lire le poète René Char qu’il ne connaissait pas avant Sidi Madani… Il y a comme ça des rencontres heureuses ! Des rencontres déterminantes pour un homme. Sénac a eu cette chance d’être là au bon moment, après la deuxième guerre mondiale…


Mohamed Dib et Jean Senac à Tlemcen en 1952



COUSCOUS POUR PICASSO ET REVELATION NATIONALITAIRE POUR SENAC

L’autre chance et bonne rencontre c’est celle qu’il a avec Baya?

Oui. C’est lui qui lui organise une exposition en avril 1950 à Alger, à l’occasion de la sortie du numéro 2 de la revue « Soleil », qu’il dirigeait. Le numéro comprenait des dessins de Baya et des boqala
Mais bien avant qu’il ne la rencontre, Baya vivait chez Margueritte Mac Owen, Margueritte Camina de son nom de jeune fille. Elle avait épousée monsieur Mac Owen qui était un écossait travaillant au consulat de Grande Bretagne . Il y travaillait comme attaché culturel et lui-même était peintre. Et c’est la grand-mère de Baya qui allait travailler chez les Mac Owen qui avaient une ferme à Fort de l’eau. C’est grâce à cette grand-mère qu’on a découvert le talent de Baya…

Dessin de Baya,
Pour la revue Soleil, n°2


Puis Margueritte Mac Owen élève Baya. Elle lui fournit tout ce qu’il faut pour peindre en lui disant de « ne pas imiter les autres »… Miracle ! En 1947 vient Aimé Maeght à Alger pour une succession du peintre Bonnard. Jean de Maisonseul lui présente Camina, parce que Jean de Maisonseul sera le futur époux de la nièce de Camina Mac Owen, Mireille… Et Maeght va être surpris et émerveillé par la fraicheur des travaux de la jeune Baya, qui n’a que 17 ans. De là il lui organise la fameuse exposition de la rue de Téhéran. Imaginez : une gamine qui fait une exposition dans la plus merveilleuse, la plus prestigieuse  galerie d’art parisienne ! Avec des textes d’André Breton, d’Emile Dermenghem, de Maeght aussi ; et un conte Baya « Le grand zoizo »… Et Baya devient célèbre du jour au lendemain ! Elle obtient la une dans tous les journaux français, et même  dans le magazine international Vogue, et signé par qui ? Par Edmonde Charles Roux qui vient de mourir… C’est en fait elle qui a signé le tout premier article de presse sur Baya !

Image du visage adolescent de Baya extrait d’un film de moins de deux minutes
réalisé à l’exposition de 1947 à la Galerie Maeght à Paris


Portrait de Jean Sénac, par Orlando Pelayo, Alger, avril 1950



Ce n’est qu’au retour de Baya en Algérie que Senac va la rencontrer. Parce que Baya est resté un certain temps en France et a même travaillé avec Picasso à l’atelier céramique de Madoura, à Vallauris… Picasso lui-même était surpris qu’une pareille gamine sache si bien faire et si rapidement de la poterie alors que lui mettait du temps ! Elle faisait du couscous à Picasso ! Il adorait ! Mais elle n’était pas consciente de la chance de rencontrer des hommes aussi illustres, surtout des géants comme Breton et Picasso…
Quand elle est rentrée, elle a été justement prise en charge par madame Camina qui va devenir madame Benoura, en épousant le juge cadi Mohamed Benoura, de l’Association des Musulmans Algériens, le tuteur de Baya qui n’avait pas de parents. Camina qui va mourir en 1989 à Cuers (dans son Var natal), élèvera Baya à Alger jusqu’à son mariage en 1953 avec Mahieddine, alors à ses secondes noces avec enfants. Mahieddinne était musicien (chaâbi et andalou), d’où  l’apparition d’instruments de musique dans les œuvres de Baya après l’indépendance car elle n’a rien produit d’artistique entre 1953 et 1963 si ce n’est cinq beaux enfants. Née en 1930 Baya a alors 23 ans, elle est majeure. Comme Sénac était ami des Maisonseul, c’est dans ce cadre qu’il connu Baya.

Baya,
par Sauveur Galliéro, 1950


Sénac est enthousiasmé. Il écrit  même: « Dieu a créé le monde en 7 jours, ensuite il a créé Baya »… Il voyait en Baya non seulement une merveilleuse artiste à qui il a dédié deux ou trois poèmes, non seulement celle qui l’a aidée à traduire les boqala, mais aussi il y voyait déjà un symbole de son peuple.
Car dès 1950, Sénac prend conscience qu’il n’appartient plus lui-même au peuple pied-noir, parce que raciste, avec des tas de préjugés, mais qu’il appartient au « peuple arabe ». Ce qui lui a fait prendre conscience de cela c’est non seulement Baya, mais aussi Sauveur Galliéro, un autre peintre… Et c’est curieux que ce soit deux peintres qui lui font prendre conscience de son lien profond et politique avec le peuple algérien…



Galliéro (sur qui Sénac écrit plusieurs articles et des poèmes) habitait en bordure de la Casbah. C’était un puissant artiste anticonformiste. Un hipie avant la lettre, et qui habitait « avec les arabes ». Il parlait arabe. Il avait de très bonnes relations avec ses voisins. C’est lui qui fait connaitre à Sénac non pas la Casbah mystérieuse, exotique, des touristes à la « Pépé le Moko » mais la Casbah des travailleurs, la Casbah de la misère, la Casbah de la musique, des marchands de beignets et de jasmin… Ce qui a bouleversé Sénac, surtout de voir des enfants pauvres, qui pouvaient dormir entre deux cartons… C’était insupportable. Il disait : « je suis pauvre, mais il y a des gens encore plus pauvres que moi ! Plus miséreux que moi ! Ce n’est pas possible que l’Eglise laisse faire une telle misère, que le Gouvernement général accepte une pauvreté si intolérable…».

A un moment donc où l’histoire se nouait…

Oui, époque où en France il y avait après la guerre une réelle volonté de renouvellement, de construction, d’esprit nouveau. Le Lettrisme venait de naitre. L’Existentialisme était à son apogée. Saint Germain des près était le quartier mondial qu’il fallait fréquenter à l’époque. Même si tout cela n’existait pas à Alger il y avait de petites revues, des expositions mais surtout le fait que les Musulmans, les Indigènes, les Autochtones comme on les appelait, commençaient à émerger en nombre appréciable au plan littéraire et artistique.

Une toile de Azwaw Mammeri qui avait commencé d’exposer à Paris dés 1917



Avant, les musulmans exposaient à part dans des foyers musulmans. Racim était presque un peintre officiel. Azwaw Mammeri. Hacène Benaboura. Baya. Yelles. Benanteur et Khadda ont commencé à exposer… Ca germait. Ce sont des peintres qui vont s’illustrer pendant la guerre d’Algérie. Azwaw Mammeri va avoir le Grand prix artistique d’Algérie que n’o nt pas eu beaucoup de peintres y compris de la Villa Abdelatif qui était la Médicis de ce côté ci de la Méditerranée. Benaboura aura ce grand prix d’Algérie avant Galliéro qui …ne l’aura qu’en 1961, à la veille de l’indépendance. C’est d’ailleurs le dernier à l’obtenir… Tous ces peintres Sénac va les évoquer avant 1954 ou alors …en France pendant la guerre d’Algérie.
On peut parler en ce commencement des années 50 de la montée d’un art plastique typiquement algérien, même s’il y avait beaucoup plus d’artistes européens qu’algériens.


Le peintre Hacène Benaboura (1898-1960)

Lauréat du Grand prix artistique de l’Algérie en 1957 dessiné par André Assus




Propos recueillis par Abderrahmane Djelfaoui

dimanche 14 février 2016

Le Cheval Algérie

Le hasard a voulu que je participe récemment à une visite de la ferme d’élevage Chikhaoui située entre les hauts plateaux du Sersou et les plaines steppiques qui commencent au-delà de la montagne du Nador, dans la région de Sougheur, wilaya de Tiaret. Dans le petit groupe qui eut à partager l’agréable disponibilité et sympathie du propriétaire de ce haras pour nous présenter ses poulinières, ses poulains et ses étalons, se trouvait une personne qui possède une profonde connaissance des chevaux d’Algérie tout en pratiquant le métier de préhistorienne, son enseignement et sa recherche depuis au moins quatre décennies …

La jument "Semra"  âgée de 4 ans, née à la ferme Chikhaoui  (photo Abderrahmane Djelfaoui)


« Il y a chez les Algériens du bled, me dit madame Ginette Aumassip, un amour du cheval qui dépasse l’entendement »… Effectivement, ayant fait remarquer à notre hôte éleveur que ses chevaux étaient très bien traités, parce qu’ils étaient très doux et sans peur avec des mères que l’on pouvait approcher (« ce qui n’est pas toujours le cas et est même rarement le cas ailleurs dont en France», notait-elle, « parce qu’il faut que l’animal sente bien qu’il est en toute confiance et qu’on a pour lui de l’affection, voire de l’amour »), l’éleveur qui est aussi un fin connaisseur de la vie quotidienne de la région  depuis le 18 ème siècle avait répondu  simplement: « Ils sont comme nos enfants ». « Autrement dit, souligne madame Aumassip,  le cheval n’est pas un simple objet de prestige comme dans beaucoup de sociétés contemporaines, mais dans l’Algérie des hauts plateaux, que ce soit vers Tiaret ou vers Sétif, le cheval est en un membre de la famille… D’ailleurs comme les villes à l’heure actuelle sont constituées de beaucoup de migrations en provenance des campagnes, il y a dans les villes une fraction importante de la population qui est encore extrêmement liée au cheval. Et une autre partie de la population, peut être par snobisme, acquiert pour elle et ses enfants un contact particulier avec le cheval, pour laquelle il est devenu un compagnon, un hobby… Le cheval fait partie de l’identité des Algériens et pour cela je lui accorde personnellement une position très forte.»

De ce type de constat, et de fil en aiguille, la discussion me mena personnellement à questionner madame Aumassip, préhistorienne, sur ce que, justement, avait pu être le cheval dans l’aire géographique représentée par l’Algérie d’aujourd’hui à l’époque de l’antiquité gréco-romaine, d’abord, puis de façon plus précise dans la lointaine, très lointaine préhistoire…

Où repère-t-on des dessins ou des peintures préhistoriques de chevaux ?

« On a de la gravure dans les zones rocheuses, dans la montagne. Ce qui veut dire qu’on a tout l’Atlas saharien et presque tout son long sur des centaines de kilomètres. Il y a évidemment des endroits qui sont peut être mieux connus et recensés comme la région de Djelfa et Laghouat pour ces chevaux. Il y a ensuite la Gara Benslaloum, au sud d’Ain Sefra où il y a pas mal de restes préhistoriques de chevaux gravés. On retrouve ces gravures dans les montagnes aujourd’hui arides, parce qu’il y a eu moins d’humidité et donc moins de détérioration de ces représentations à travers le temps. Elles ont été mieux conservées. Il est possible qu’il y en ait ailleurs. D’ailleurs de temps à autre on trouve des vestiges qui permettent de le confirmer. On en trouve ensuite énormément dans le Tassili. Cette région saharienne est d’une richesse inouïe. Mais de façon particulière, la représentation du cheval préhistorique est concentrée dans la région de Djanet et le long de la frontière libyenne.  Cette forte concentration reprend pour l’essentiel une image stéréotypée qui est celle d’un cheval dit  au galop volant… »


Madame Aumassip devant son ordinateur où elle montre l’arrivée de deux chars attelés chacun de deux chevaux
au galop peints sur une paroi du Tassili (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Peinture rupestre de deux chevaux de la préhistoire : Ce sont des chevaux dont le corps s’inscrit dans un carré. Ils ont la queue attachée bas, caractère propre au barbe. Environ 1500 ans avant JC 




La célèbre stèle d'Ibizar (Grande Kabylie), qui représente un cheval par sa queue plantée bas, sa forte encolure, sa tete fine aux orbites plates donne à penser que c'est un barbe.



Toujours à propos de cette question de course, madame Aumassip, fait un saut dans l’histoire pour rapporter une étonnante anecdote sur le cheval barbe écrite par Kadri. « En 1865, alors qu’il veillait au creusement du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps reçu en cadeau un cheval barbe venant de Tunis. Il fut plaisanté à ce sujet par le khédive d’alors Mohamed Said avec lequel il entretenait des relations d’amitié profonde (…) Lesseps riposta en organisant une joute. A ce défi participèrent 17 chevaux de choix de Syrie et d’Egypte (…) Le vainqueur de la course fut le barbe »…

Que peut-on déduire des caractéristiques de ce cheval préhistorique d’Afrique du nord?

« Le cheval préhistorique d’Afrique du nord était petit, c’est un fait certain. On le voit nettement sur les peintures du Tassili où l’on a le plus souvent deux chevaux qui sont en extension maximum attelés à un char. C’est une figure typique du Tassili qui pose aux spécialistes nombre de problèmes d’interprétation. Ces interprétations sont nombreuses. Pour ma part, je pense que ces gravures et dessins représentent des courses ; plus précisément le moment des arrivées de courses… Ainsi quand deux chars sont proches l’on remarque que le premier est en train d’arrêter ses chevaux, pendant que celui légèrement en arrière est encore en train d’arriver. On remarque que comme il ne gagnera pas, il baisse les bras… Pour moi ces deux peintures représentent tout à fait les caractéristiques d’une arrivée de course… C’est à une centaine de kilomètres de Djanet. C’est particulier à ce secteur là. On ne les retrouve pas tels que ailleurs… Ailleurs, nous n’avons pas de chevaux attelés, que ce soit dans le Hoggar, dans le sud oranais ou le sud algérois… Pendant longtemps certains préhistoriens mettaient cette différence sur le fait de la négligence du peintre puisque ce n’était pas conforme à tout le reste de la figure représentée qui est très précise, fine, stylisée. Toutefois des travaux de recherches ont été fait sur ce char et un ancien officier français, Jean Spruyte, qui s’y est beaucoup intéressé à démontré qu’en fait le nombre de rayon jouait sur la vitesse. Moins il y a de rayons et plus ça va vite. Cela a été un élément supplémentaire dans le travail d’interprétation pour aller vers la course, puisque, évidemment, dans la course la roue a un rôle des plus importants…»

Madame Aumassip qui est originaire de la Dordogne, me confiait en aparté, que c’est enfant, à l’âge de 8 ans, qu’elle avait vu les premières représentations préhistoriques dans sa région. On venait alors  à la fin de l’été 1940 de découvrir la grotte de Lascaux ( dans le Périgord noir  sur la commune de Montignac (Dordogne), à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Périgueux ) et elle eut comme les enfants de paysans et de la campagne de la région plaisir de découvrir étonnée, « mais sans comprendre ce que c’était » ces peintures avant le reste du monde, avant tous les officiels, les spécialistes, les journalistes  …

Gravure d’un cheval dans la grotte de Lascaux

jeudi 28 janvier 2016

Bendebagh : à la recherche du temps perdu…

Cela fait des mois et des mois qu’avec l’artiste Ali Kerbouche nous discutons et échangeons autour de la personnalité de feu Mostefa Bendebagh, un maître miniaturiste, peintre sur bois, calligraphe et personnalité hors pair de la Casbah au siècle dernier, le 20 ème, celui des plus grands bouleversements matériels et psychologiques…
Ali Kerbouche est un être patient, calme et dévoué. Avec lui nous n’avons cessé de sillonner la Casbah (celle d’aujourd’hui, hélas) « à la recherche du temps perdu »… La recherche des lieux habités par l’artiste Bendebagh, ses itinéraires à travers les dédales et escaliers de la vieille cité, pour suivre ce jeune centenaire qui n’a cessé durant sa longue vie (1906-2005) de vaquer avec foi à ses affaires tant professionnelles qu’associatives, pour rencontrer tel ou tel ami simplement, tant que pour aller ou revenir à l’Ecole des beaux arts dont il était un des plus anciens  enseignants. Un maître aujourd’hui un peu, beaucoup et peut être même passionnément oublié tout comme il en est encore des Omar Racim, des Sfaxi et tant d’autres qui ont magnifiquement contribué à la floraison et à la survie de l’art dit traditionnel dans la ville ziri de Sidi Abderrahmane …
L’étonnant et la « baraka » pour nous, si l’on peut dire, est que Ali Kerbouche est un être heureusement doué d’une  vaste mémoire vive, sans fioriture. La nature semble lui avoir donné ce don pour retenir juste ce qu’il faut d’un moment de discussion, d’une rencontre, d’une exposition, d’une visite d’il y a des décennies… Et puis de nous la raconter simplement, presque « tel quel »  avec douceur et profond respect à l’égard de l’absent, de tant d’absents…
C’est pour moi un privilège de l’écouter, d’entendre à la fois sa parole dite (mesurée) et l’expression d’images et de sentiments qu’elle produit...

Et combien de fois, chez lui, dans son simple atelier au premier étage de sa maison dans la Mitidja, ne l’ai-je pas vu s’arrêter, se lever, aller vers sa bibliothèque ou les trésors de ses tiroirs chercher et trouver telle image, telle feuille de journal découpé, tel fascicule d’une lointaine époque, tel timbre, telle affiche, telle photo, etc, etc… Et la mémoire de rebondir alors une fois de plus, illuminée de son sourire et de la pudeur de ses yeux clairs… 

Le catalogue sur la table de travail de Ali Kerbouche (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Parmi ses innombrables souvenirs d’Ali Kerbouche qui feraient un bon livre, nous avons choisi quelques flashs d’introduction permettant d’abord dans ce papier de resituer l’homme et l’artiste dans les grandes lignes de sa riche trajectoire de vie.

Un homme debout

Les années 60/7à nous étions des étudiants. Notre section Arts Appliqués comportait : la miniature, la décoration sur bois, la mosaïque, la céramique. Nous avions un cours de travaux pratiques par semaine avec 3ami Mostefa. Il y avait donc son atelier et son bureau. Nous, qui étions une quarantaine d’élèves dans sa classe, on peignait, on dessinait, puis on lui emmenait pour qu’il voit nos travaux, nous corriger sur les couleurs, sur le dessin. Il venait toujours à 8 heures pile, prêt. On travaillait avec lui jusqu’à midi. Tout en nous suivant, en nous conseillant, il poursuivait son travail de peintre sur bois. C’était souvent un coffre. Parfois c’étaient de grands coffres qu’il peignait ; des coffres qui dépassaient un mètre. Il avait pour ça sur son bureau plusieurs godets de couleurs déjà préparées et plusieurs pinceaux.

Il travaillait debout, jamais assis. Au début, en nous demandant jeunes que nous étions comment il opérait, on avait pensé qu’il dessinait d’abord ses motifs, ses ornements, avant de les peindre… Non. Il partageait simplement la surface de son coffre en deux parties symétriques, puis il ajoutait des cercles au compas, ce qui est normal. Un cercle central et deux demi-cercles de chaque coté.  C’était tout. Puis il se mettait à peindre directement à main levée, le motif dans sa tête... Il maitrisait hautement son travail. Et debout jusqu’à ce qu’il termine. Avec ça, il était rapide au point de terminer la peinture fine du coffre en une seule journée….


Un des « coffre de mariée »  peint de Mostefa Bendebagh avec pour motif central dans le cercle un oiseau mythique, finement orné tout autour de roses symboliques et de pommes de pin (zqoqo, en derja)

Hammam Bouhanifia

Lui qui dés le début de sa carrière avait commencé de faire de longs séjours à New Castle en Angleterre en 1929, à Chicago aux USA en 1935, à Marseille ou à Budapest en Hongrie  en 1975,  il ne manquait pas de passer chaque année un bon mois à Hammam Bouhanifia, entre la plaine de Ghris et les monts des Beni Chougrane dans la wilaya de Mascara. Il y allait avec sa femme. Et pas uniquement durant ses dernières années, mais depuis très longtemps et régulièrement. Comme il n’avait pas de voiture, moi-même ou un autre à tour de rôle, nous l’accompagnions jusqu’à la gare routière d’où il prenait un taxi avec sa femme pour faire les 400 kms entre Alger et Hammam Bouhanifia…

(Quand on entreprend un long flash back sur une vie d’artiste comme celle de Bendebagh, on ne peut pas ne pas se poser la question, à un moment donné ou un autre, de la l’extrême volatilité de la vie, de certaines valeurs et surtout de l’ingratitude des temps à nous laisser que quelques pépites de leur passage sur terre…On s’efforce bien entendu de reconstituer quelques pans de réalité passée, mais le plus gros est parti à la mer, comme on dit, comme l’eau de n’importe quel oued, n’importe quelle pluie…A.D.)

Mostefa Bendebagh, agé de 98 ans, avec la journaliste Amina Nour de l’ENV
au Baastion 23, en juin 2004, à l’occasion d’une exposition collective
sur les arts appliqués (photographie de l’artiste Mohamed Douadi)

L’aventure d’un catalogue pour une expo d’hommage

Un peu avant 90, vers 1986, 3ami Mostefa avait réalisé de sa main un fascicule contenant plusieurs croquis. De ce recueil de motifs floraux et autres il m’a demandé comment faire pour pouvoir l’imprimer. Sa préoccupation était d’en faire un manuel à destination des étudiants, comme un des moyens de leur apprentissage. Je lui ai répondu que je connaissais un éditeur cet que j’allais voir. C’était Abderrahmane Bouchène qui, voyant ce travail me dit : ça m’intéresse, surtout venant de Mostefa Bendebagh, un artiste connu.


Ali Kerbouche à son domicile devant sa petite bibliothèque . (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Bouchène a ensuite photographié en couleurs toutes ses œuvres, en plus des croquis et dessins au crayon, les œuvres finies, que Bendebagh avait à la maison et qu’on trouve aujourd’hui dans ce catalogue. Cela afin d’enrichir l’ouvrage, pensait Bouchène. Comme les croquis étaient fait au crayon, ils ne pouvaient pas bien ressortir à l’imprimerie ; je les ai personnellement tous repassés à l’encre de Chine, soit une centaine de croquis, ce qui m’a prit une année de travail. D’autant que c’étaient des petits formats, donc du travail fin…
Ces croquis, 3ami Mostefa avec son grand âge, ne faisait plus que ça. Sa vue avait baissé et il ne voyait plus de façon précise. Il ne pouvait plus peindre avec finesse et rapidité comme dans les décennies d’antan. C’était le résultat de presque toute une vie de travail au seul éclairage à la bougie, à la Casbah…

Un croquis de Bendebagh


J’ai donc remis l’ensemble des croquis repassés à l’encre de Chine à Bouchène en lui disant que le travail était terminé en ce qui me concerne. Pour le texte d’accompagnement, c’était lui qui s’en chargeait, avec la préface de Bendebagh lui-même.
Mais Bouchène tardait… Une année est passée, puis une autre… 3ami Mostefa s’est impatienté. Il allait voir Bouchène à la rue Abane Ramdane, pas loin du tribunal, où il avait une librairie. Il a vraiment tardé. Puis en dernier lieu, l’éditeur m’a dit : je ne peux pas l’imprimer, ça va me revenir trop cher… J’en ai rendu compte à Mostefa en lui disant qu’il avait changé d’avis, qu’il ne pouvait pas imprimer le livre…

J’ai tout récupéré de chez Bouchène : les diapos, les croquis. Je réfléchissais à la manière de faire patienter 3ami Mostefa et de trouver une solution réalisable… A l’époque il y avait l’Association des arts appliqués dont j’étais le président et Ami Mostefa, Temmam,  Cherifi et Skander, membres d’honneur, eux qui avaient été nos enseignants. Il y avait aussi les gens de notre génération, Adjaout, Boughrour, Benkahla… On s’est concerté pour lui rendre un hommage et, à défaut de livre, de lui confectionner un petit catalogue. Au moins une trace…


Une des pages du coffret d’art « Khadda » réalisé par les Editions Bouchène
aux imprimeries de l’ENAG en 1988 (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Je suis allé voir le Directeur du Musée, Déries, en lui demandant ce qu’il pensait de l’idée de faire un hommage à Mostefa Bendebagh. Il a trouvé que c’était une bonne idée et il a donné son accord. Donc à cette époque, avec le peu d’argent de notre association ajouté à l’aide du musée on a tiré un catalogue à l’ENAG. On s’est déplacé jusqu’à Birtouta pour faire la sélection couleurs. Ses œuvres ont été encadrées. On a ainsi pu réaliser une exposition au Musée des Antiquités, en face de l’école des beaux arts, avec catalogue vers le mois de mai 1990.

Mostefa Bendebagh était très content. Le Musée acquit même quelques œuvres de lui pour ses fonds. Déries m’avait dit son intention de le faire. J’en ai parlé à Bendebagh qui, ayant sa retraite, n’avait pas besoin d’argent, tint à garder auprès de lui, dans sa maison, ses œuvres. J’ai réussi à le convaincre en argumentant que c’était un musée, ouvert au public, avec des moyens de conservation, etc. Une semaine après, il était d’accord pour céder certaines de ses œuvres.
Ensuite la deuxième exposition, environ cinq ans après, s’est faite au Musée des arts et traditions populaires de la basse Casbah, inaugurée par le ministre Slimane Chikh, le fils du poète Moufdi Zakaria. Là aussi Bendebagh vendit quelques œuvres à ce musée.

Une des calligraphies signées de Mostefa Bendebagh figurant au catalogue



Quels rapports entre Issiakhem et Bendebagh ?...

Avec les Ali-Khodja, Yelles, Mesli, Temmam… ils avaient été tous deux enseignants à l’Ecole des beaux arts ; Bendebagh avait même été nommé Doyen de l’Ecole en 1982.  Ils se connaissaient en tant qu’enseignants l’un en peinture et l’autre en décoration sur bois. Mais, il arriva que le fils de Bendebagh tomba malade, fit une dépression  aux environs de 1986. 3ami Mostefa l’emmenait à l’hôpital le soigner, mais son fils bientôt rechutait. Un calvaire… Je suis allé voir M’Hamed à la maison et je lui en ai parlé. Je savais qu’il connaissait Benmiloud, Bouchek et d’autres psychiatres qui étaient de grands amateurs de peinture moderne. M’Hamed m’a dit de voir quel jour serait le plus approprié pour que je vienne le chercher et l’emmener voir Mostefa Bendebagh à son domicile. C’est ainsi que pour la première fois Issiakhem rendait visite à 3ami Mostefa dans sa maison en haut de la Casbah, à Bab Ejdid, pas loin de Serkadji. Cette rencontre intime  a d’ailleurs permis à  M’Hamed de pousser un bon bout de discussion  avec le fils Bendebagh. Et il s’est impliqué par la suite, l’a aidé… Mais ce fut je crois leur seule rencontre en dehors de l’Ecole. Chacun était en fait dans son domaine. D’un autre coté, sur le plan artistique, Issiakhem n’aimait pas beaucoup tout ce qui est de petit format, comme la miniature. Il n’était pas à son aise…

(On reste pas étonné, réflexif et interrogatif mais reconnaissant devant ces personnalités qui ont traversé le 20ème siècle, debout, de bout en bout, tout en restant simples, dignes, avec dans les yeux comme l’expression d’autre revendication que celle d’avoir fait le maximum de ce qu’elles pouvaient faire dans des conditions terribles On a presque l’impression que ce sont elles, ces personnalités, qui nous remercient, nous d’ici et maintenant, nous légataires (pas toujours conséquents ; si peu conséquents) d’aujourd’huiA.D.)

La maison de Bendebagh dans la haute Casbah (photo Abderrahmane Djelfaoui)

Le jardin de la Bouzaréah

Il avait un jardin tout en haut de la Bouzaréah depuis l’époque coloniale. Un jardin de mille mètres carrés environ. Sur ce terrain il avait aménagé un petit cabanon. Il y avait beaucoup d’arbres fruitiers : néfliers, orangers, citronniers, qu’il avait plantés… Il élevait même des poules, des lapins. Il s’en occupait seul, surtout en été. C’était la saison où il montait régulièrement pour y passer quelques jours. Il prenait ses filles, petites à l’époque, et il y allait. Une fois vers 1986, il m’a emmené en  me disant : je vais te montrer le jardin où je passais mes étés dans le temps… Je suis monté avec lui L’herbe envahissait tout. Mais le plus extraordinaire c’était de le voir monter aux arbres avec une agilité de jeune homme ! Très vif ! Moi-même je ne pouvais pas le faire comme il le faisait…. Et il cultivait aussi des fleurs, évidemment…


Les dernières années

J’ai vécu avec lui jusqu’à ce qu’il décède… Depuis mes études commencées en 1971 j’allais chez lui, et chez Temam, régulièrement ; c’étaient vraiment des proches… Quand chacun voulait voir l’autre, comme ils sont tous deux natifs de la Casbah, c’est moi qui emmenais l’un chez l’autre… Ils partageaient des souvenirs. Ils avaient leurs connaissances et amis. Ils en parlaient…
3ami Mostefa, sortait l’après midi.  Très âgé, il marchait. Il n’a jamais cessé de marcher. La marche l’a bien soutenue, alors qu’il était centenaire… Il marchait bien. Il descendait de Bab Ejdid à la rue Randon à la petite boutique de vêtements de Cheikh Tahar, le percussionniste. Ils s’entendaient bien. La rue Randon était pratiquement le passage de tous les amis de 3ami Mostefa ou de Cheikh Tahar ; pour la plupart des artistes, des musiciens,  des comédiens de théâtre, le TNA est à coté, d’anciens boxeurs, d’anciens coureurs cyclistes, etc, qui habitaient encore la Casbah ou qui y revenaient régulièrement…

Chaque rencontre, et il y en avait des dizaines, était l’occasion de l’évocation de bons souvenirs, d’échanges d’informations sur les amis, échange de photos, etc. C’était important pour lui, vu son âge et vu surtout que la Casbah avait complètement changée, que sa population était devenue autre… En ces occasions où je sortais avec lui, il parlait de son travail d’artiste, de ses voyages à l’étranger, de ses expositions… Et d’une association d’aide aux femmes démunies qu’il avait créé durant la deuxième guerre mondiale. Elle aidait les femmes dont on avait emmené les maris à la guerre. Ill avait créé un réseau de tissage et autres travaux qui permettaient à ces mères de famille de survivre… 3ami Mostefa était un homme organisé, avec documents à l’appui. A ce propos il avait gardé le registre au jour le jour de cette association avec tous les noms et travaux effectués…

Enfin, avec sa vue qui baissait, il ne pouvait à la maison plus faire que des croquis. Mais bien des élèves des beaux arts venaient lui rendre visite à la maison pour l’interroger, lui faire part de leurs travaux, de leurs projets…


Cheikh Tahar, Ali Kerbouche tenant le cataloguie Bendebagh et moi-même, rue Randon, 2015


Abderrahmane Djelfaoui