On
le sait, on ne cesse de le répéter : notre monde est de plus en plus
surpeuplé, bondé, amoché et étranglé par les véhicules, les avions et les smartphones… Ce monde serait, sans autre
alternative, condamné au stress, aux vacarmes et au cancer des passe-droits. Un
monde dont on veut nous assurer qu’il est celui de la « modernité »,
de la vitesse et de la montée exponentielle de toutes sortes d’informations
(généralement mortelles après la seconde même où elles ont été émises). En
fait, un monde d’apparences trompeuses et de fric (fric roi, fric despote) où il
semble que l’on n’ait nulle intention de laisser fleurir d’autres formes de
confort de vie pleinement vécue, simplement enrichie, partagée.
Bien sur, on ne peut généraliser ce
constat débilitant de façon absolue - il y aura toujours des êtres, des groupes
ou des strates infimes d’ici ou là-bas qui restent et resteront irréductibles au
clonage du grand nombre … Mais ne sont-ce pas principalement ces êtres, groupes
et strates « sans poids » qui continuent vaille que vaille l’effort
de transmettre un oxygène (éternel) dans le toc absurde et clinquant de ce bas
monde qui, chaque matin, est plus infatué et grossi du pire de lui-même ?..
UN
LIVRE VENU DU FOND DES AGES
Mais, il faut le dire, dans ce monde
existe encore quelque part un livre (parmi des cent et des cent) dû à un des
génies de l’humanité. Un livre à affectionner et lire à la lenteur du plaisir
raffiné. Un livre comme venu d’une autre planète … La planète Terre, du 12ème
siècle… Un trésor dont on pourrait
grosso modo situer l’alpha et l’oméga à
l’époque d’un Salah Eddine el
Ayoubi. Le Saladin des occidentaux, Sultan cavalier ayant combattu Richard Cœur de Lion, Roi d’Angleterre,
et dont Youcef Chahine avait fait un
film populaire aux années fastes d’un cinéma promu à tous les espoirs aussi
bien en Egypte, en 1963, que (croyait-on) dans un pays central du Maghreb nommé
El Djazair (Les îles ou les ilots…)
Portrait de Saladin par
Cristofano dell’Altissimo-16ème siècle
Ce livre-récit d’un des plus fabuleux
voyages qui ait été conté a pour titre originel La Conférence des Oiseaux (Mantiq
et-Tayr) et ses 4500 distiques (réunions de deux vers) ont été plusieurs
fois et magnifiquement retraduits du persan en français ces dernières années
sous la dénomination du Langage des
oiseaux, du Cantique des Oiseaux ou
de Simorgh (qui rappelle par
extraordinaire clin d’œil un des derniers titres de Mohamed Dib). Il connaitra
même une adaptation théâtrale célèbre à Avignon, en 1979, signée par Peter
Brook…
Mais signaler d’abord que l’auteur :
Farid od-Din Mohammad ben Ebrahêm ‘Attar
de Nichapour (1145-1220) est quasi
contemporain de l’illustre Mohieddine
Ibn ‘Arabi (1165- 1240) surnommé Cheikh
el Akbar. Et dire que si le génie persan est né et mort dans le Khorassan
et le Maitre des maitres né à Murcie
en Andalousie puis décédé à Damas (capitale où, six siècles plus tard sera
enterré prés de lui l’Emir Abdelkader
1808-1883), ils ne se seront jamais rencontrés. Ils n’en n’ont pas moins (tous
deux, tous trois….) produit des œuvres magistrales, universelles, aujourd’hui
répertoriées patrimoine de l’humanité par l’UNESCO.
Le thème du Simorgh repris en affiche
pour un festival du film iranien
‘Attar … Un nom que l’histoire tumultueuse nous a légué du
fait que ce célèbre maitre soufi et poète des 12ème-13ème
siècles n’était autre qu’un parfumeur, un apothicaire qui certainement
pratiquait aussi la médecine. Nom de
métier très répandu qu’il portait de façon humble et symbolique comme on porte
le pur nom poétique des plus belles senteurs de la spiritualité d’orient.
Le poète affirme fièrement quelque part
vers la fin de son œuvre:
« Pourquoi dirais-je
« Seigneur » à quelque vil féal ?
Je n’ai mangé à la table d’aucun tyran
Je n’ai dédié mes livres à aucun
seigneur »
De tous les ‘attar
(ou parfumeurs) d’orient, l’histoire aura retenue celui de ce Farid od-Din à en
amplifier la magnificence de son œuvre pour des siècles. Tout comme il en est heureusement
de l’Epopée de Gilgamesh roi de la
cité d’Uruk, en Babylonie, 2600
avant Jésus Christ, ou encore plusieurs siècles plus tard du Mahâbhârata de l’Inde ou de l’Odyssée d’Homère (Homère qui en grec ancien signifiait l’aveugle, le poète aveugle….)
AUX
TEMPS DU ROI DES ROIS….
Leili Anvar, chercheuse d’origine
iranienne en langue et littérature persane, auteure de la dernière et
certainement la plus belle traduction en vers du Cantique des Oiseaux, parue à Paris aux éditions Diane de Selliers, résume ainsi l’aventure exaltante narré par ce poème de prés de
400 pages:
« Le Cantique des oiseaux raconte l’histoire de tous les oiseaux du
monde qui se réunissent un jour pour partir à la recherche de l’Etre suprême
car ils ressentent au plus profond de leur âme le désir de Le rencontrer. Parmi
eux, la huppe, oiseau sanctifié par le regard du roi Salomon, connait non
seulement le nom de la Majesté souveraine, Simorgh, mais elle sait aussi
qu’Elle demeure en la montagne mythique de Qâf et quel chemin il faut parcourir
pour arriver jusqu’à son Trône royal. La huppe donne donc aux oiseaux ébahis
une description de la beauté indescriptible de Simorgh et évoque les joies de
la Proximité»…
C’est que dés le début du chant,
l’auteur dit explicitement ce qu’est le dessein du Créateur :
« Il a donné au perroquet un
collier d’or
Il a fait de la huppe le guide sur la
voie »
Et bien plus loin de faire dire à la
huppe elle-même :
« Chers oiseaux, leur dit-elle, je suis la messagère
De notre Majesté et voix de l’invisible »
De notre Majesté et voix de l’invisible »
La huppe du
roi Salomon
Mais marcher vers l’Etre suprême est-ce
aller au paradis ?...
« Malgré leur désir de se mettre en route, ajoute la traductrice, les
oiseaux hésitent : chacun présente une excuse pour ne pas entreprendre ce
long et difficile voyage. A cette première série d’objections, la huppe répond
par des histoires édifiantes et parvient ainsi à les convaincre de quitter
leurs vains attachements pour partir vers le seul Etre qui mérite d’être aimé
et désiré. Ils partent donc, pleins d’espoir et de joie. Toutefois, arrivés au
seuil des sept vallées, saisis d’une profonde angoisse, ils s’arrêtent à
nouveau et commence alors une seconde série d’objections et d’excuses
auxquelles la huppe répond par un enseignement spirituel émaillé d’apologues. »
Cette huppe à qui le poète Mahmoud
Darwich aura fait référence (dans son poème du même nom où il écrit:"Mais une huppe nous habite qui dicte ses lettres à l'olivier de l'exil"« Passants parmi les paroles
passagères ») réussit-elle ?..
Oui. « Elle évoque les sept vallées
successives qu’il leur faudra franchir avant d’arriver au Seuil de la demeure
de Simorgh : la vallée du Désir, la vallée de l’Amour, la vallée de la
Connaissance, la vallée de la Plénitude, la vallée de l’Unicité, la vallée de
la Perplexité et la vallée du Dénuement et de l’Anéantissement »…
« Ce sont tes yeux hélas qui sont
toujours fermés,
Entre dans le désir et alors tu verras
Que la porte jamais n’est fermée devant
toi ! » (distique 3355)
Et comme dans tant de contes de tous les
continents, ce n’est tant le but que le chemin qu’on fait qui importe, qui est
porteur de drames et d’enseignements, qui éclaire et nous porte, lecteurs, à y
participer…
« Des milliers d’oiseaux partis en quête de Simorgh, presque tous meurent
ou abandonnent en chemin. Seuls trente arrivent au but, si morgh, « trente
oiseaux » […] jeu de mots (si
morgh / Simorgh), le plus célèbre de toute la littérature persane », poursuit
la brillante traductrice qui a d’ailleurs réalisée plusieurs émissions
consacrées à ce chef d’œuvre sur les ondes de Radio France.
Et comment définit-elle l’art de ce
poète médiéval venu au monde juste une quinzaine d’année après la disparition
Omar Khayyam ?...
Il est , écrit-elle « celui dont l’œuvre parfume l’univers, celui
qui connait les remèdes spirituels, le thérapeute qui sait soigner les âmes en
les guidant par la parole poétique et le récit […] Semblable en cela au philosophe platonicien, le poète mystique s’est
libéré de la prison du monde et il a parcouru étape après étape les degrés du
perfectionnement jusqu’à la vision de la Lumière, avant de revenir en donner
les signes à ceux qui cherchent le Chemin »…
Ce qui n’empêche pas ce prince des
poètes qui ouvre son chant par une louange à : « Lui qui a donné vie et foi à la
poussière », de clore son fabuleux récit-fleuve par une humble invocation
pieuse:
« O Roi qui tout exauces, ô Toi le
généreux !
…Tu es celui qui reste, Tu es Celui qui
lave
… O Dieu, ferme les yeux sur nos viles
vanités
Ne mets pas sous nos yeux nos souillures
impures ».
Miniature
persane
Abderrahmane Djelfaoui
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