Le peintre Azwaw Mammeri n’a pas fait d’exposition personnelle depuis une dizaine d’années, si ce n’est des apparitions furtives lors de demi-journées organisées par quelques associations de la capitale…. Azwaw (qui se dénomme du prénom et nom de son illustre grand père Azouaou Mammeri, un des précurseurs de la peinture moderne algérienne dés les années 20…) est pourtant un artiste qui a commencé de peindre depuis les années 70 ; un artiste productif, généreux et hors norme qui laisse la trace d’une création multiforme et interrogative, mais n’en reste pas moins sagement en marge d’un m’as-tu vu qui (disent certains) tend à devenir la règle (non d’or)
mais de zinc de nombre de
« cimaises »…
Ami d’Azwaw et de sa famille
(qui a malheureusement connue de cruelles pertes ces derniers temps), également
compagnon des longues plages de réflexion-hésitation par lesquelles il macère
et passe au crible son travail de création, j’ai voulu donner la parole à celui
dont certains se demandent : « a-t-il
encore une voix ?.. » Et pourtant ! répond d’un souffle Karima
sa sœur, le sourire fier à l’œil…
Azwaw dans son atelier (Photo Abderrahmane
Djelfaoui)
D’abord ce sur quoi
je le vois travailler et retravailler depuis longtemps, et même si Azwaw n’aime
pas donner de titre à ses œuvres, il
retient provisoirement pour ce travail le titre général de : « En-vie fragmentée en hors ton»…Un
titre qui rappelle ceux qu’affectionnait l’écrivain et essayiste Roland Barthes
qu’Azwaw, ancien étudiant de la Fac de Lettres d’Alger aime, entre autres,
relire assez souvent…
Absurde
est le monde, notre monde
Plus précisément, me
dit-il, entre deux bouffées de cigarette (qu’il avait pourtant décidé d’abandonner
mais qu’il a reprise) : « … On
est arrivé à tel stade que je crois que nous sommes devenus absurdes ! Ce hors
ton, c’est le coté absurde dans lequel
nous vivons. On ne comprend plus rien à ce qui se passe; il n’y a que des
points d’interrogation. A ce sujet j’ai revisité une série que j’ai faite en
2010, je l’ai travaillé, et continue à la retravailler. »
Une toile en
cours… (photo Abderrahmane Djelfaoui)
Je lui fais
remarquer cette impression de vécu triste qui se dégage des yeux de ce visage
qui ne cesse de revenir dans ses toiles punaisées tout autour de lui aux murs
dans son atelier. Visage dont on ne voit que les yeux, pas même la bouche.
Comme si ce visage était bandelé, nous laissant suspendu sur ce qu’il est
vraiment…
Azwaw apporte une
nuance à ce que je dis. « Attends,
attends. Ce sont des têtes, certes, mais pour moi ce sont beaucoup plus des
visages que je rencontre au quotidien quand je vais au café, quand je fais des
achats dans le quartier. Quand on voit ces visages, on sent une certaine
morosité… Une mal-vie, même si l’Algérien ne veut pas le montrer parce qu’il
est fier. Une fierté mal placée. Il te dira au contraire : ça va ! Ca
va !... Cela d’un coté. De l’autre, il y a ce qui se passe dans le monde…
C’est incroyable et terrible ce qui se passe dans ce monde !...Et ça va
vite…»
Azwaw qui a en face
de lui le grand écran télé allumé presque 24 sur 24, ne termine pas sa phrase.
J’ajoute pour ma part que ce n’est pas seulement la vitesse, mais une forme de
déshumanisation dingue… « Voilà !
C’est le mot qui me vient toujours à l’esprit : c’est ding ! C’est
absurde ! C’est con ! Plein de guerres ! De souffrances. Si tu
suis la presse, si tu suis la télé et toutes les informations qui passent on a l’impression que c’est presque la fin du
monde ! En fait pour moi, tu le sais, ce n’est pas la fin du monde mais la
fin d’UN monde. Je sais qu’on va passer à autre chose. Surtout avec
l’informatique et internet. Mais j’ai senti aussi qu’ici nous sommes renfermés
sur nous-mêmes. Et je le pense pour tout le monde ! On est pris dans un
individualisme bête et méchant ! Chose qui n’existait pas dans la société
algérienne. »
Avant, je lui
lance. « Oui, avant il y avait une
chaleur humaine. Une solidarité. Et j’ai aussi l’impression de penser et redire
ce que je disais il y a trois ou quatre ans ou dix ans… Alors comme tu le vois,
dans ces peintures comme dans la vie il y a des points d’interrogation qui
reviennent. » Je lui fais remarquer qu’il y a aussi comme d’habitude
des ratures et des croix…
« Oui, et là cette croix sur un point
d’interrogation c’est peut être ma manière de dire : Azwaw arrête de te
poser trop de questions. Ca te mène
dans des impasses, dans»…
Une croix sur une
interrogation : « Arrête ! »…(photo Abderrahmane Djelfaoui)
Dans des
culs-de-sac.
« Ah oui ! C’est bien dit. Et c’est
vrai ! Et… sincèrement tu ne peux pas trouver de réponse. Il n’y en a pas…Et quand un ami qui passe, je le laisse
regarder ces toiles en cours. A travers son regard, j’essaie de voir s’il y a
une communication… S’il y en a une, c’est bien ». Ca sert beaucoup à
ça, l’art, je lui lance en accord. « Oui,
l’art sert à communiquer. Il y en a qui sont étonnés, surpris. Il y en a qui ne
comprennent pas ce qu’ils voient mais qui me disent : Bon Dieu si tu es
arrivé à faire ce genre de truc, c’est qu’il y a certainement quelque chose… »
Il y a une raison. « Donc explique
nous. Mais expliquer, je ne peux pas expliquer… » Sinon Azwaw ne
ferait pas de peinture… « Oui.
Sinon, j’arrêterais. C’est vrai !.. »
L’artiste
se met à nu sur le papier de tous les jours
Azwaw se tait un
moment, tire une bouffée de ce qui reste de sa cigarette qu’il écrase dans un
petit pot de verre sur la table de travail à coté de ses pinceaux, de ses
notes, de ses journaux du jour, d’une bouteille d’eau et de la tasse de thé au
caramel que lui a préparée Karima…
« … Ce type de travail je suis dessus depuis à
peu prés une dizaine d’années…. Depuis ma dernière expo en 2005…Comme tu le
sais, il m’arrive d’exposer sporadiquement avec la Fondation Boucebci. C’est
éphémère, le temps d’une après midi… Mais ça m’aide. Ces quatre ou cinq heures
m’aident à communiquer, à voir les autres, à … comment dirais-je…. » Et Azwaw de partir d’un de ses rires
inattendus, bon enfant… « Oui, il y a
du partage… (il est heureux) Tu sais
dans l’art, il y a des incertitudes. En fait quand tu fais une exposition,
c’est un risque. Parce qu’il y a le regard de l’autre et il y a là une mise à
nu…Ce que l’autre va essayer de percevoir, pas de comprendre… »
Toi, tu as toujours
une masse de journaux prés de toi, tout autour, tu en lis chaque jour. « C’est
pour rester en contact avec ce qui se passe dans mon pays et dans le monde.
J’ai aussi la télé… ».
Mais le
papier… Je lui demande… Le papier en tant support de travail ?..
« Ecoute, quand on n’a rien ; quand on ne
peut pas se permettre d’acheter des toiles, mêmes des tubes, des couleurs, etc,
et que tu as envie de t’exprimer, alors pourquoi s’interdire de faire ça sur du
papier qui nous tombe entre les mains ? L’essentiel c’est de dire !
L’essentiel est de m’exprimer. Il y a des moments où j’ai des envies, fortes,
et… »
Mais qu’est-ce que
le papier courant, celui de l’épicier, des journaux ou le papier kraft que tu
utilises en tant que plasticien depuis de très longues années a de différent ou
de plus pratique par rapport aux autres supports classiques de la
peinture ?
« Du papier,
parce que le papier il y en a partout autour de nous ». (Photo
Abderrahmane Djelfaoui)
« On en a déjà discuté. Le papier c’est
d’abord son coté fragile ; mais quand tu le travailles tu lui fais
acquérir une certaine force. Quand tu le vois brut et nu tu te dis c’est du
jetable. Mais quand tu le travailles, il se renforce. Parce que la peinture
c’est une forme d’écriture, comme la photo, comme la poésie, le roman, etc. Tu
lui donnes une force et le papier qui n’était que papier devient peinture »…
Il change de
statut ; il s’anoblit.
« Il s’anoblit, si on veut…. Imagines que tu
as cette fringale, cette immense envie de dire, de peindre, et que tu as du
papier, n’importe quel papier à portée de ta main. Eh bien, tu
travailles ! Cette tonne de papier qui est là, eh bien il faut
l’utiliser ! Et vas-y que je te
vas !...
« D’un autre coté, je ne suis pas le genre de
type à m’imposer des supports. Dés que je trouve un support qui me permet de
m’exprimer, je l’utilise…. Pourquoi aller chercher très loin ?... C’est
vrai que la toile est un support solide qui te permet une réalisation de longue
durée. Mais le papier aussi. Il n’y a qu’à voir tous les peintres au siècle
passé qui ont utilisé le papier et celui-ci est toujours conservé, bien
conservé, qu’il tienne…Il n’y a pas de problème. Le papier est pour moi un
support qui m’a beaucoup aidé, surtout quand il fut un temps où je n’étais pas
riche. Il fallait bien que je travaille, que je produise.»
Azwaw n’a jamais
cessé de travailler en tant que peintre. Il a très rarement eu d’autres
occupations que la peinture. Quand il eut d’autres occupations ce fut fugitif,
bref. Il a pratiquement vécu (survécu) de la seule peinture… « Même si je ne bosse pas régulièrement. Quoi
que…Ces dernières années c’est du un peu à mon accident et à ma jambe…
L’irrégularité c’est aussi le fait qu’il n’y a pas de galeries, il faut être
honnête et le dire. Moi je les appelle : des espaces, ce sont des espaces
disponibles mais mal gérés. Donc il y a déjà de ma part une sorte de répulsion…
Tu ne penses pas franchement y aller. Tu es mal à l’aise… Peut être que le
rendu de l’expo ne sera pas ce que tu attends… ce que j’espère…Ca c’est de une.
« De
deux, en tant qu’artistes on a cette prétention, en tout cas moi j’ai cette
prétention, bonne peut être, de ne pas me répéter ; de ne pas faire des
rétro-expos…. Quand je me retrouve à me répéter, j’ai l’impression de stagner.
C’est mauvais. Je n’aime pas ne pas évoluer dans mon travail. Aussi je cherche
après d’autres matériaux…
« J’aimerais
bien avoir quelque chose de plus dur, par exemple, comme des travailler sur de
l’argile. Peindre, sculpter de l’argile… Je pensais faire ça avec une amie que
j’ai connu récemment, finalement on n’a plus eu de contact…Mais le fait est de
toujours passer à autre chose. L’envie la meilleure est d’aller vers d’autres
découvertes, mêmes si elles sont là à portée de main et qu’on les méprise… Et
toutes ces choses là, banales, qui n’ont l’air de rien, si on les regarde bien
et qu’on les travaille avec ce que j’appelle le génie de l’artiste, ça donne
des choses formidables… »
« L’homme
rapaillé », ou l’homme déconstruit-reconstruit…
Nous sommes
d’accord sur la multiplicité de tous les supports possibles pour s’exprimer de
façon créative. Mais qu’en est-il de l’écriture ? Ton écriture justement,
quel que soit le support ?..
« Par exemple, les visages. Ce ne sont pas des
masques. Ce sont des visages qui me viennent … »
Ce que je note
c’est que tu les travailles sont souvent en éclats, en morceaux. Recollés. Presque
rapiécés. Ca me rappelle d’ailleurs un ouvrage de poésie d’un grand écrivain contestataire
québécois des années 70 : « L’homme
rapaillé » de Gaston Miron qui n’arrêtait pas d’améliorer la même
édition de ses poèmes estimant, même publiés, qu’ils n’étaient pas achevés…
« Ces visages faits de déchirures, c’est ce
que je croise dans mon quotidien. C’est ce que je vois dans les rues. Peut être
que moi même je porte ces aspects déchirés ; contradictoires, pas toujours
en harmonie… Cette réalité en morceaux, j’en deviens le réceptacle et je la
rend ; comment dirais-je… Ce sont des choses que je n’arrive pas à
expliquer… Pourquoi cette envie souvent chez moi de déchirer le papier, d’en
recoller autrement les morceaux ; de décoller, refaire?...Je ne sais pas…
« Je
déconstruis et je reconstruits sans cesse. Il y a une idée de
discontinuité-continuité… Et la vie est ainsi faite, je crois. .. »
En dehors de la
compréhension, est-ce qu’il y a un plaisir à
construire-déconstruire-reconstruire ?...
« C’est une question à laquelle je ne peux pas
donner tout de suite de réponse…. Mas ce que je peux te dire, c’est que cette
manière de faire te permet de t’extérioriser… »
De te mettre à
l’aise ?
« Ah oui, de me mettre à l’aise…Par rapport à
mon coté négatif ; mes douleurs, mes trucs, c’est une sorte de
psychothérapie ; un coté thérapeutique…Mais déconstruire n’est pas
évident, ce n’est pas facile. Et construire, non plus ce n’est ni évident ni
facile. Alors tu te retrouves dans une situation entre deux ; entre la
construction et la déconstruction, une situation qui va t’apporter quelque
chose de singulier (je n’aime pas le mot « singulier »), mais de singulier...Quelque chose de pertinent
qui va t’amener à être un peu plus créatif, a aller vers des découvertes que tu
ne soupçonnes pas. Comme un enfant….
« En
fait, tu ne sais jamais où tu vas. Tu as l’impression que ce sont des
rencontres fortuites, des accidents… C’est le hasard…Et personnellement je me
retrouve émerveillé par tout ça…Et parfois je me dis que cet émerveillement
c’est même trop… »
Ce n’est pas normal
d’être émerveillé !
« Et si j’y arrive, est-ce parce que je suis
un peu isolé ? Heureusement qu’il y a la chaleur familiale…Mon beau frère,
ma frangine… Je ne sais pas…Ma préoccupation, en tout cas, c’est qu’avec ce
travail que je mène depuis des années, c’est d’arriver à faire le point et,
bien sur, d’exposer. Or pour exposer, ce n’est pas évident encore…Et je ne suis
pas du genre à exposer pour exposer… Et si même je devais être amené à faire
des expositions continues ou successives, quatre ou cinq, les unes qui se
suivent, c’est parce que c’est nécessaire par rapport au travail de création
accompli et la nécessité de communiquer entre moi et le public. Pas pour
seulement exposer…Il faut que le travail mérite d’être exposé. Voilà, c’est
tout.
« Sinon, le sentiment qui te travaille, comme je pense chez tout créateur, c’est celui de l’inquiétude. La peur de décevoir. Mais en même temps, je me demande : pourquoi ne pas décevoir ?... »
Ou choquer ?
« Choquer, oui et non. Quand un artiste arrive à choquer, c’est extraordinaire. Ce n’est vraiment pas facile de le faire. Mais attention, choquer dans quel sens ? Parce que les mots sont polysémiques…Dans choquer, il y a le coter perturber… »
Mettre en doute ?
« Bien sur ! On est continuellement en doute. D’où le point d’interrogation qui ne me lâche pas ! On a beau essayer de faire reculer le point d’interrogation, c’est comme l’horizon. C’est un vécu, et à un certain moment tu en as marre…Il faut savoir s’arrêter. Ne rien exagérer. Ce n’est pas bon ; parce qu’il ne faut pas s’enfermer dans un espace clos où on ne communique plus. Ce qui ne sert alors à rien. Au contraire : en sortir »…
Je laisse Azwaw et sa famille dans leur très vielle maison qui a vu passer des générations de parents, d’amis, d’alliés, de connaissances, d’artistes, de curieux et autres… J’entends au loin sonner la cloche du tram qui traverse Bordj El Kifan, ex Fort de L’eau… L’autoroute d’entrée sur la ville est bien entendu bondée comme d’habitude. La mer est calme. Allez savoir pourquoi : je pense aux cigognes vues il y a presque deux semaines dans les petits villages de Oued Salem et Tnenda, là bas plein ouest sur la route de Relizane, vers Oran…
nid de cigognes à Tnenda (Photo Abderrahmane Djelfaoui)
Entretien et photographies :
Abderrahmane Djelfaoui
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