…Il a existé à Mostaganem, bien avant ma naissance, un marché que
visitaient nos grands parents et parents
dans la vielle cité de Tigditt: « Souk enssa » que d’autres nommaient
« Souk el Djem3a » (le souk du vendredi), raconte Mostefa
Abderrahmane, comédien ayant côtoyé de prés Ould Abderrahmane Kaki ainsi que
son frère Maazouz, devenu photographe
(primé par l’UNESCO) puis humble et talentueux vidéaste de films documentaires
sur la mémoire de notre 20ème siècle qui ne cessent de nous
interpeller…
Un souk, dit-il où les bonnes femmes venaient tout simplement acheter
et vendre, ce qui n’était qu’un prétexte pour communiquer entre elles dans le
plaisir, le bonheur et la convivialité.
Ce marché s’était tenu d’abord tous les
vendredi à Souika, prés d’une place publique, sur un espace mitoyen du
cimetière de Sidi Maazouz el Bahri qui reste lui-même une des légendes de la
ville, parce que, dit-on, andalou venu par la mer jusqu’à Moustghanem où il trouva
refuge, vécut, mourut et y fut enterré…
Tigditt s’appelait encore couramment El
Qahira il y a quelques décennies pour avoir donné naissance à une belle élite sportive,
culturelle, artistique et politique parmi lesquels Azouz Bouadjaj, Ould
Abderrahmane Kaki, Mohamed Khadda, Abdallah
Benanteur, Bensaber Djamel, Mustapha Chograni, Abdelkader Benmokadem, Mohamed
Chouikh, Allal Bachali, Osmane Fethi, etc, etc.
Ensuite ce souk enssa s’est
déplacé de Souika a Dar el Hana, quartier populaire des pauvres d’entre
les pauvres (« el guelil i 3aoun el guelil », où le pauvre aide le
pauvre). On continua à l’appeler : souk enssa-souk el djem3a. Et toutes
les pauvres gens de la ville et des alentours, des douars, des villages (parce
que Mostaganem est entouré de dizaines, sinon de centaines de douars), venaient
là échanger, commercer, se rencontrer, se dire la bonne parole. Et c’est là que
je rencontrais souvent Kaki homme de théâtre et amoureux du cinéma dans la
foule de souk enssa… Durant l’année
1990, après le passage de « Fin de partie » à Avignon, adaptée par
Ahmed Haroun et que j’avais mis en scène à Mostaganem, je l’ai convaincu sans
peine de l’interviewer sur sa pratique théâtrale dans le souk même, où il
évoqua Samuel Beckett et le théâtre de l’absurde tout en discutant avec un
vendeur ou un autre. Malgré une caméra amateur, on en a tiré un film de 45
minutes comprenant d’ailleurs des extraits filmés de sa pièce « Fin de
partie » et qui a beaucoup circulé…
Quatre photogrammes
extraits du film où l’on voit Ould Abderrrrahmane Kaki évoluer à l’aise avec
les jeunes vendeurs,
un
fume-cigarette et une canne en mains…
Et ce souk enssa , comme de très nombreuse autres activités régulières dans le pays, au nord et au sud, à
l’est comme à l’ouest, a été interdit à partir du début des années 90 sous les
prétextes de hlal et hram, etc. Situé
dans le quartier pauvre et « chaud » de Dar El Hana, la masse des
jeunes omnibulés par les slogans extrémistes du FIS firent totalement déserter
cet espace. Les femmes avaient peur de
sortir. Les institutions de la ville étaient aux mains du parti islamiste. L’espace
fut divisé en lots qui finirent pour la plupart en locaux commerciaux ou en
logements de fonction. L’occupation du terrain par les femmes en tant que souk ne
fut plus qu’un souvenir pour ceux et celles qui étaient en âge de s’en
rappeler. Rappel amer. Souk virtuel…
Mais
qu’est-ce venait faire là Kaki avant la « décennie noire »?...
Kaki venait s’y ressourcer, répond
Abderrahmane Mostefa. Autrement dit être il voulait être en contact avec les
humbles gens qu’il évoque dans ses pièces tout comme Abdelkader Alloula le
faisait de son coté dans ses pièces. Il venait là écouter la bonne parole,
comme on dit. Il achetait ce faisant un peu de grain d’orge (dchicha), un peu de figues, du raisin…
Le théâtre de Kaki est un théâtre où ne rencontre que d’humbles gens. Les gens
simples. Ceux qui l’ont inspiré… C’est comme ça qu’un jour téléphonant à Kaki
pour savoir où il serait pour le rencontrer, il me dit : Souk enssa. Ce qui supposait que je
prenne le bus communal pour m’y rendre, qu’on appelait « le taxi
communal ». Kaki y allait souvent
seul. Parfois je l’accompagnais en véhicule, à l’époque où j’avais un véhicule.
On se baladait dans ce souk. Un jour j’ai dit à un ami caméraman : prends
une caméra, n’importe, et suis-moi dans ce souk. C’était merveilleux ! Le
travail d’une journée.
Kaki était très connu pour avoir monté
« En attendant Godot » à Mostaganem avec sa troupe El Garagouz dans laquelle
j’avais moi-même joué alors que j’étais comédien sous la direction de son frère
Maazouz Ould Abderrahmane qui est décédé au Canada il y a trois ans... Kaki avait
également monté plus tard « Fin de partie »… Je suis donc allé le
chercher chez lui, à la rue 34 où il habitait à Tigditt et nous sommes allés à
pied au souk. Et je l’ai fait parler, oubliant tous deux la caméra…
Au souk, alors qu’on y voit des
centaines de pauvres gens de Tigditt et des alentours vendre ou faire leurs
petits achats, personne n’a fait attention à nous ni à la petite caméra. Kaki
était à l’aise. Il était parmi les siens ; c’était la grande mise en
scène. Il était né dans un quartier populaire et il y était resté profondément
attaché aussi bien à ses gens qu’a ses traditions ; à sa halka…. Un jour il m’avait dit :
« J’ai fais pas mal de capitales
dans ma vie ; j’ai traversé pas mal de pays mais Mostaganem c’est mon port
d’attache »…
Autre chose, avant même que ce souk enssa de Tigditt ne se déplace
ailleurs en ville puis par la suite au village de Mesra, il y avait aux
alentours toute une effervescence culturelle. Il y avait la célèbre école
Jeanmaire, la toute première école « indigène » de Tigditt…
Il faut à ce propos rappeler qu’au moment
où l’OAS terrorisait la ville de Mostaganem, les trois quarts des algériens
abandonnant leurs habitations dans la ville européenne ou alentours ont basculé vers la Casbah de Tigditt. Je me
rappelle qu’on vivait là à plus de
trente par maison ! Les gens ont été sauvés et adoptés par Tigditt ! Malgré le terrorisme, la placette de la
vieille ville regorgeait de cafés populaires ; de troubadours ;
d’orchestres châabi….On croisait des hommes de théâtre, des dockers, des
pécheurs, des animateurs du mouvement scout, toutes sortes de personnalités,
etc. Tigditt et la zaouia Alaouia donnaient
une seconde vie à Mostaganem.
Il y avait juste à coté un cinéma
mythique, le Cinélux, cinéma de
quartier où on avait vu pratiquement
tous les films, ceux de Charlie Chaplin (qu’on appelait Charlot), les péplums
en cinémascope, les films de guerre, tous les westerns sans lesquels on ne
pouvait pas respirer… Le Cinélux organisait même des séances spéciales pour les
femmes… Kaki qui y allait très souvent m’avait dit dans une interview que je
lui avais faite lors d’un
déplacement avec lui à Oran en 1987: « … si j’ai fais du théâtre, c’est que je ne pouvais pas faire de films.
Le cinéma était couteux et demandait trop de moyens… Et je me suis inspiré
de beaucoup de films de John Huston, notamment
La Sierra Madre avec Humphrey Bogart pour lancer ma
première pièce Cabane…»
Ould
Abderrahmane Kaki photographié en argentique par Abderrahmane Mostefa en en
1983 au square Boudjemaa,
au centre
ville de Mostaganem
Et pour en revenir à cette matinée
passée avec lui dans le souk, j’avais trouvé l’idée de le faire parler de
Samuel Beckett dans le souk ! C’était magistral. Il parlait de toute son
expérience du théâtre de l’absurde à Mostaganem dans les années 56-58 autour de
la pièce « En attendant Godot »… Il en parlait là en ce début des
années 90 tout en faisant ses courses… Il parlait de Beckett, puis un laps de
temps il demande à un jeune vendeur : cette
veste tu l’as vend combien ?... L’autre donne un prix. Kaki de
s’exclamer en rigolant: tu me prends pour un américain !... Puis il reprend passionnément son discours
interrompu sur Samuel Beckett, passe aux poètes troubadour et au Chi3r El Melhoun qu’il connaissait bien,
tout en ignorant totalement la caméra.
Et cette ballade dans le souk enssa nous a ramené sur son lieu de
prédilection qui est Gas3a Sidi M’Hamed El Mejdoub qui est aussi un autre
« gardien » de Mostaganem parmi les cinq marabouts mythiques qui
protègent la ville de cataclysmes, d’invasions et autres catastrophes…
Après cela nous sommes descendus au bord
de la mer, presque les pieds dans l’eau,
où il me raconte l’histoire extraordinaire de El Djoher ; un
personnage que l’on ne voit pas sur scène dans la pièce « Koul ouahed ou
hekmou » (Chacun sa justice) montée au TNA et qui avait fait de nombreuses
tournées… C’est l’histoire de El Djoher, fille d’un pauvre citadin qui,
endetté, voulu donner sa fille en mariage à un personnage âgé mais qui a de
l’argent. La jeune fille acceptera-t-elle…
[ Courte vidéo à voir :
C’est une parabole extraordinaire que le
théâtre de Kaki a fait joué avec des moyens minimes, sans décor ; une
scène nue, celle d’un théâtre pauvre,
Pour en revenir au souk enssa, ce souk a malheureusement disparu par le fait de la
bêtise des autorités Fis de l’époque. Et, du coup, nous enfants de Mostaganem,
notre souk a disparu… Cette disparition implique-t-elle la disparition de la
mémoire de Kaki elle-même ? Je ne le souhaite pas. Je ne le pense pas,
mais… Je le répète, pour Kaki c’était une sorte d’obligation qu’il aille en
visite à ce souk tous les vendredi matins. C’est pour ça que son appellation
balançait entre souk enssa-souk el djem3a… Il
me disait : « Je ne peux pas m’en empêcher »….
On a perdu Kaki. On a perdu Maazouz son
frère. On a perdu le souk des femmes de Tigditt , et voilà l’état dans lequel
nous sommes, presque un état d’orphelins aujourd’hui …
Mesra :
les femmes elles mêmes m’invitent à photographier
Ceci dit, j’apprends il y a une dizaine
d’années l’existence d’un nouveau souk
enssa à Mesra, une localité à prés de 12 kilomètres au sud-est de
Mostaganem.
Mais
bien avant de rencontrer ces femmes dont je n’avais jamais entendu
parler, j’allais déjà au souk des hommes qui se tenait chaque vendredi à Mesra.
Un souk archi connu et pratiqué non seulement par les gens de la localité mais
aussi par des gens venant de toute l’oranie, des hauts plateaux de Sougheur
dans la région de Tiaret et même de plus loin. Un souk à l’intérieur des terres
où l’on vend et on achète autant du poisson et du bétail que des voitures… J’y
allais un vendredi sur trois et offrais les semaines d’après les photos à ceux
dont j’avais fait le portrait. Parfois je ne les retrouvais plus. On me disait que
telle personne avait disparue. Morte…Je me débrouillais pour transmettre la
photo à la famille…
J’avais même réalisé un documentaire de
26 minutes « Ferjet El Meddah » (le spectacle du barde) sur des meddah qui, depuis Mehdia, des hauts
plateaux du Sersou ou de Rahouniya venaient là de la fin des moissons jusqu’à
l’automne avec un petit répis durant le ramadhan… J’ai tourné une séquence
mémorable, sous l’orage ! C’était l’époque où Israël avait attaqué Gaza
avec des bombes au phosphore. Les meddah
se suivaient pour chanter la Palestine sous l’orage devant un public inébranlable
et attentif à chaque mot, à chaque image…
Et un jour, en pleine période
terroriste, entre 95 et 98, j’apprends que des femmes de ce même village de
Mesra avaient leur propre souk qui se tenait dans un cimetière ancien de Sidi
Ben Dhiba….
Vue
générale du Souk enssa de Mesra photographié en argentique par Mostefa
Abderrahmane
Là, j’avoue, ça m’a été difficile de
travailler au début. Je marchais et marchais dans cet espace d’une centaine ou
deux cent femmes que je ne connaissais pas. Je tournais, sans savoir comment
m’y prendre… Une femme en haik
m’avait remarqué. Une vendeuse parmi tant d’autres. Me voyant avec mon matériel
elle me demanda si je voulais prendre des photos… Et elle devint mon guide en m’introduisant
auprès des autres, moi qui craignais d’être rejeté. Elles m’ont accepté… Elles
achetaient et vendaient de tout : des poules, des étoffes, des parfums, de
la laine, des bracelets, des savonnettes, de l’encens, des œufs, de la semoule ;
tout ce qui concerne le ménage. Des femmes merveilleuses, dont je compris vite
que le principal objectif était de se rencontrer, d’échanger, de communiquer,
de s’écouter et se raconter plus que de vendre… Depuis, j’y allais presque tous
les jeudis matins très tôt jusque vers midi, heure où elles se dispersaient…
Femmes du pays en discussion conviviale entre elles photographiées
par Abderrahmane Mostefa
Un jour j’ai invité mon ami peintre
Hachemi Ameur à venir avec moi réaliser au crayon une série de croquis sur la
résistance de ces femmes courage, de ces femmes humbles, de ces femmes vivantes
et généreuses du peu qu’elles possédaient avant que la condamnation de hram (l’illicite !), condamnation
sans appel ne vienne mettre fin à cette riche tradition populaire ; elles
qui pourtant avaient des décennies durant résisté pacifiquement du mieux
qu’elles pouvaient… Un vrai malheur que la société à laisser faire sans
réagir…Le malheur du couperet des interdits, encore une fois…
Qu’en reste-t-il ? Plus riens,
sinon le témoignage de mes photos et les croquis de Hachemi Ameur. Et mes
photos étaient peu nombreuses, parce que en argentique ; je n’avais pas
alors les moyens de travailler avec un appareil numérique.
Souk enssa de Mesra vu par le plasticien Hachemi Ameur
Que dire en fin de compte de tout cela
des années après ?...
J’aurais souhaité que ce patrimoine
vivant, ces lieux de rencontre et de réelle civilité conviviale continuent
d’exister. J’aurais aimé voir les nouvelles générations s’y frayer un chemin,
regarder, écouter, demander, comprendre et en transmettre un peu comme l’avons
fait nous-mêmes. Alors pourquoi un tel gâchis, une telle cruauté ? Pour
moi ces souk enssa représentent une
perte terrible, une perte tragique et irréparable. A la place de riches
rapports sociaux on a coulé du béton ! Les villes ont perdues leur
âme ; défigurées. Et la dégringolade ou la descente dans l’abyme de la
médiocrité et de l’absurde a commencé longtemps avant, avec la disparition des
cinémas, des représentations théâtrales, des ciné clubs et tant d’autres activités
nécessaires à la vie. Et je n’apprends rien à personne en disant que cet état
de fait est loin d’être spécifique à Mostaganem et à sa région. Il concerne
tout le pays, tout son territoire, toutes ses mentalités…
Evidemment, les grands souks d’hommes ont
repris ces dernières années. De la cote méditerranéenne à la montagne, de la
mer à la plaine, ce sont des dizaines de souks qui ont repris vie et où on peut
voir à l’occasion de moussem un grand
nombre de troubadours, de meddah déclamer
leurs récits, leurs qacidate aussi
bien dans le genre comique, le genre dramatique ou le genre religieux. Mais les
souk enssa ont eux disparus.
Seule la
mémoire…. Photos Abderrahmane Mostefa
Propos recueillis à Mostaganem
par Abderrahmane Djelfaoui
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