lundi 18 avril 2016

Mohamed Lakehal, renaissance d’un patrimoine au-delà de la mort…

Nous avons rencontré le petit fils de  Mohamed Lakehal, Abderrahmane Lakehal et lui avons posé simplement la question : Comment s’est fait le livre d’anthologie poétique de son grand père ?...
…Un jour de juin 2014, dit-il, j’étais dans un festival de musique andalouse où je connaissais nombre de musiciens dont l’un est un parent, Dhimen. En discutant à la fin du récital, il me dit : « Toi tu passes ton temps à faire des louanges à Baba Sidek. Mais, on ne le connait pas. Qu’est-ce qu’il a fait ?... » J’ai répondu que je ne savais pas. « Mohamed Lakehal était pourtant connu dans le monde de l’andalou, mais on ne le connait plus au point que même son nom n’est presque plus cité. Tu vas même sur Internet, tu écris Mohamed Lakehal : rien ne sort !... ». Mahmoud Benmerabet, éditeur, était avec moi.  Sur le champ il me fait remarquer que cette situation relève de ma faute… « Oui, parce que tu devrais faire un livre ».

Mais qu’allais-je dire de mon grand père, un homme très réservé, comme l’étaient les gens de l’ancien temps ?...

Abderrahmane Lakehal me présentant le double ouvrage patrimonial de feu son grand père,
Mohamed Lakehal (photo : Abderrahmane Djelfaoui)


Mon grand père est mort en 1967, alors que n’avais que 14 ans… De plus je n’est  jamais été vraiment versé dans la musique andalouse que j’aime bien… Une fois, après 1962 alors que nous habitions à Sidi M’Hamed –mon grand père était l’oukil de Sidi M’Hamed- , Belcourt,  et pendant qu’il n’y avait que lui et moi à la maison, il avait tiré sa kouitra et s’était mis à en jouer. Assis à coté de lui, j’écoutais…


Il m’a demandé : « Abderrahmane, tu aimes l’andalou ? ». J’ai répondu 2videmment oui ; je n’avais que huit ou dix ans et tout le monde aimait , me semblait-il, l’andalou à l’époque. C’est l’unique fois où j’ai vu mon grand père en train de gratter El Kouitra… Pour en revenir à Mahmoud Benmerabet qui me pressait de faire un livre je répondais qu’il y avait à la maison des masses de documents écrit en vieil arabe que mon grand père avait laissé… J’en ai rassemblé deux boites de très courts écrits sur des carnets, de notes, de feuilles volantes… Devant cette masse de documents d’une autre époque  Benmerabet a suggéré de faire appel à Abdelhadi Boukoura, chef d’orchestre de l’association Les Beaux Arts d’Alger…

Abdelhadi Boukoura

Pourquoi Abdelhadi Boukoura ?

Parce que Boukoura est connu et que son Association Les Beaux Arts est en vogue et a un public, répond Abderrahmane Lakehal. Abdelhadi est donc venu inspecter les documents dans les boites. En m’en montrant un d’entre eux il dit: « Regarde ! Pour ce poème ton grand père donne l’indication précise de comment il faut le chanter… » En fait mon grand père réécrivait des poèmes anciens qu’il avait sa vie durant entendu et enregistré dans sa tête. D’après Mémed Benchaouch qui l’avait formé, mon grand père avait une mémoire d’éléphant. Ce  qu’il entendait, il le retranscrivait. Tout ce qu’il avait entendu dire en matière de poésie orale par flen ou par flen, il l’avait répertorié.
L’apport du grand père c’est d’abord d’avoir écrit tous ces poèmes appartenant à notre patrimoine oral et dont certains pans auraient pu disparaitre. C’est que mon grand père avait fait partie entre les deux guerres mondiales de l’une des premières associations de musique andalouse, l’Association El Hayet, où il tenait el Kouitra, avec Mahieddine Lakehal qui en était chef d’orchestre et son président (Mahieddine est décédé en 1940).Le second apport de mon grand père est d’avoir donné le tempo pour chanter ces poèmes. C’est ainsi qu’on le reconnait  en tant que musicologue.
Et Boukoura de me dire : « Mais tu as là un trésor ! ». Il me propose de faire d’abord transcription graphique de l’écriture maghribi dans les lettres arabes que nous connaissons ; par exemple el qaf qui n’a qu’un seul point dessus, etc.  Puis d’ajouter : « Il faut que nous fassions un CD pour montrer que ces poèmes peuvent être chanté»… Des poèmes qui s’adaptent d’ailleurs très bien aux styles Haouzi et ‘Aroubi.



Par ailleurs Mohamed Lakehal avait aussi écrit des poèmes, dont un de quatre à cinq pages à l’occasion d’une visite dans les années 30 qu’il fit à Cheikh Larbi Bensari à Tlemcen où il raconte le long voyage depuis Alger et comment se passa cette soirée mémorable où Mahieddine Bachtarzi , son ami, arriva en retard…

Mais quelle cartographie a-t-on du patrimoine poétique traditionnel chanté ou pas ?..

[A ce moment de l’entretien, je me dois de faire un point de situation sur cette question du patrimoine. Mon meilleur souvenir de jeune universitaire est sans conteste « La poésie arabe maghrébine d’expression populaire » de Mohamed Belhelfaoui publié par Maspéro en 1973… C’était la rare somme que je connaissais et qui était surtout accessible dans les librairies d’Alger … Un livre à couverture verte où figuraient 17 qassidate traduites en français avec le texte arabe qui leur faisait face, et que je conserve depuis plus de quarante ans…
Le second (qui avait été précédé par « Les Grands Maitres Algériens du Cha’bi et du Hawzi » de Rachid Aous en 1996) est « Le recueil des poèmes des noubates de la musqiue Sanaa » de Sid Ahmed Serri en 2002 que lui-même m’avait offert.  Le clou (et c’était une sorte d’innovation) est que ce livre était accompagné d’un CD d’une heure de musique….



Depuis les anthologies en arabe ou blingue se sont heureusement multipliées.  Je ne peux les citer toutes, mais je signale toutefois une réedition fort interessante, celle que fit le CRASC d’Oran du livre « El kenz el meknoun fi chi’r el melhoun » (Le trésor enfoui du Melhoun) paru en 1928 à Alger sous la signature de Mohamed Kadhi… Un recueil de plus de 60 qassidates en arabe voyellé…
On sent donc bien que l’interet  pour ce patrimoine et, surtout, les recherches  et les fouilles le concernant sont de plus en plus fructueux… ]

Dans ce contexte, l’avantage du livre en deux tomes de Mohamed Lakehal est de mettre à nouveau un important corpus de poèmes anciens et de régions d’algérie diverses à la disposition des chanteurs chaabi, haouzi,’andalou, etc. pour qu’ils puissent les interpréter. Cet immense réservoir qui a pu etre reconstitué, comme en témoigne le petit fils de Mohamed Lakehal, à partir des carnets et cahiers d’écoliers de l’imam musicologue  est ainsi disponible pour tous les publics : mélomanes, chercheurs ou amateurs.  Il existe parmi tous ces écrits, un poème exceptionnel de Bensmain datant de 1780-85 où il raconte l’histoire d’une bataille dans les Balkans opposant les turcs et les armées de la tsarine de toutes les Russies.... Bensmain qui a participé à cette bataille en a fait un long poème de prés de 300 vers après son retour en Algérie (« Ad3iou bnassr –Priez pour la victoire » et se trouve dans le tome deux de l’ouvrage.



L’autre ambition de la mise à jour de ce patrimoine, poursuit le petit fils de Mohamed Lakehal, est que certaines choses soit remises dans leur état original. Pourquoi ? Il y a par exemple un poème dédié à une femme dont tout le monde connait la chanson « Sifat Echm3a, El Qandil ou eTriya… » («Toi qui brille comme une bougie, une lanterne, un lustre… » dont les gens de Tlemcen disent qu’il a été écrit par Bensahli ; les gens d’Alger par Benameur ;  d’autres évoquant d’autres poètes encore. Or nous avons trouvé dans les écrits de mon grand père le nom de l’auteur et sa date dans le calendrier Hijri… C’était quelqu’un de Dellys du nom de Sid Ahmed Ben el Ounes ; en date de 1271 qui correspond à l’année 1855… De la même manière, tous les poèmes de l’ouvrage sont signés, rares ceux qui sont anonymes… Lors d’un enregistrement du CD Nouredine Saoudi, anthropologue, musicologue et chanteur que j’admire énormément (il vient d’être nommé à la tète du nouvel opéra d’Alger) m’avait dit que bon nombre de ces poèmes n’ont pas été chantés…
Certains de ces poèmes dans les notes de mon grand père sont accompagnés de signes qui permettent de les chanter de telle ou telle manière dont les spécialistes de la musique andalouse reconnaissent les techniques de Mohaqmed Lakehal pour marquer le tempo : zidane, maya, istikhbarate, khrajate, etc. De ce point de vue Abdelhadi Boukoura a fait un travail formidable parce qu’il a pu mettre en chansons des poèmes inédits, des poèmes de toute splendeur quand on écoute le CD.

L’itinéraire de l’homme de musique andalouse commence avec son grand père imam…

S’il avait le métier musical dans le sang, moi je n’ai connu mon grand père qu’ en tant qu’Oukil de Sidi M’Hamed. Lors des fêtes de l’Aïd, notre maison de Belcourt ne désemplissait pas ; un grand nombre des gens d’Alger venaient lui rendre visite et lui exprimer leurs vœux. Ma mère me disait qu’elle passait une semaine entière à faire des gâteaux par centaines de pièces ! C’est dire sa renommée et le respect dont il jouissait…
Il était né le 19 avril 1892 à la Casbah dans une maison qui fait l’angle entre la rue Nfissa et la rue du regard. Il est né dans un milieu très cultivé puisque son père était le Bach‘Adel à la Mahkama malékite d’Alger ; il était l’adjoint au Cadi et traitait les dossiers avant que le Cadi ne se prononce. Vers 1908 le frère de Mohamed Lakehal étant  mort à l’âge de 8 ans et sa mère ne pouvant rester à la Casbah, ils ont aménagé dans une nouvelle maison à Belcourt, rue Marey, juste à coté des Café Nizière.
L’un des maîtres à penser de Mohamed Lakehal était mon arrière grand père Chikh Bakir Khodja El Kamel, muezzin, imam, qui avait eu pour élève Omar Racim.  Mon grand père disait souvent en famille, (peut etre reprenait-il ce que disait son grand père) qu’il descendait du poète Sidi Lakhdar Benkhlouf  de Mostaganem.  Il correspondait avec un Lakehal de Fès avec lequel nous aurions, disait-il, des liens familiaux. C’était le Maghreb…
Mon arrière grand père avait écrit plusieurs livres dont le plus fort portait sur les droits de la femme dans l’Islam. Il l’avait publié pour contredire  un décret de la colonisation française avant le tout début du 20ème siècle qui édictait qu’aucune enfant de sexe féminin ne devait à cette époque, aller à l’école… Chikh El Kamal faisait partie de la Nahda el islamiya. Quand Mohamed Abdou est venu à Alger en 1903 il a été également reçu dans sa maison de la deuxième El ‘Aquiba, en montant sur Cervantès, Dar Chikh El Kamal.

Recueil d’œuvres du Cheikh El Kamel, rassemblés par l’université d’Alger



Un autre maître de mon grand père avait été le Mufti Boukandoura.  Il y avait également Sfindja de qui il a beaucoup appris. Bachtarzi disait de mon grand père dans ses mémoires qu’il est « le dernier représentant des grands mélomanes de la musique andalouse du vingtième siècle ».
Mohamed Lakehal était un homme du culte, et cela était la base essentielle puisqu’il a été mouedden puis imam de la mosquée Sidi M’Hamed de 1947 à 1967. Il faisait ce qu’on appelait El Mouloudiyate, c’est à dire des poèmes de louange à Dieu, qui invoquaient aussi le Prophète Muhammad lors des fêtes du Mouloud. On a retrouvé dans ses archives des programmes de visite, où avec d’autres il allait faire des mouloudiyates à Djamaa El Kbir, Sidi M’Hamed, Sidi Abderrahmane, etc, durant toute une semaine en présence de tous les grands de la musique andalouse (dont Mohamed Fakhardji, Sid Ahmed Serri, Ahmed Benchaouch, etc…). Ces louanges au Divin étaient faites en mode andalou.
C’est cela l’environnement dans lequel Mohamed Lakehal a évolué.


Mohamed Lakehal jeune homme



Souvenir quant à l’anecdote de la qassida « cassée » …

Memed Benchaouch me racontait (se rappelle Abderrahmane Lakehal qui a mené ce projet de livre) qu’un jour mon grand père avait donné une qassida et son tempo à un musicien chaâbi. Ce musicien, qui voulait se faire valoir, alla voir El Anka et lui dit : « Regarde la belle qassida  que Si Mohamed m’a donné », mais El Hadj Anka piqué d’être ainsi interpellé lui dit: « Tu sais la qassida qu’il t’a donnée, elle n’est pas originelle (mqassra)…. » Or, dire d’un Bach Qassad tel que Mohamed Lakehal que sa qassida est « non originelle, triturée » c’est un déshonneur pour un homme d’une telle droiture… Le vendredi suivant allant à Djamaa El Kbir où il était muedden, il passa au café Malakoff où tout le monde lui exprima son vif contentement de le voir avec des salutations profondément respectueuses. El Hadj Mrizek était du nombre et mon grand père lui demanda d’appeler El Anka. Quand celui-ci arriva, il se trouva pris au dépourvu publiquement  devant ce que rapportait Mohamed Lakehal. El Ankane trouva rien à dire que: « Ya Si Mohamed  si je lui dit ça c’est juste pour tu m’en donnes une très bonne à moi»… Avec un Si de vénération et d’excuse…

L’autre anecdote : mariage ou TSF ?...

A l’époque où mon grand père était déjà oukil de Sidi M’Hamed El Anka avec qui il avait de bonnes relations lui demanda un jour devant tout le monde de lui donner une nouvelle qassida. Mais Baba Sidi de lui poser la question : « Et qu’est-ce que tu vas en faire? » « Pourquoi tu me demandes ça, Si Mohamed », rétorque El Anqua qui ajoute : je la chanterais…. « Je suis d’accord que tu l’a chantes, dit mon grand père. Si tu la chantes dans les mariages, elle est à toi. Mais si c’est pour la chanter à la TSF alors je te la vends »… C’était dit en plaisantant, mais déjà à l’époque la vie marchande pesait  d’un poids lourd… En fait, mon grand père n’a jamais vendu un seul poème de sa vie. Son vœu le plus cher était de faire connaitre et faire vivre au mieux le riche patrimoine artistique de notre société. Pour lui les « marchands » au sens négatif, c’étaient les autres, les tenants féroces de la colonisation…

*

Ceci étant, reste à plonger maintenant dans cet océan poétique dont un certain nombre de noms illustres répertoriés au sommaire de chaque tome laissent rêveurs… Ainsi d’un Bensahla de Tlemcen dont la déclamation de l’amour platonique pour une femme finit par le mener dans les geôles du Bey d’Oran !... D’un Benmssaib qui connut les affres des déceptions de l’amour profane avant de se tourner  définitivement vers l’amour divin… D’un Ahmed Ben triki, kouroughli d’origine. Triade qui par la qualité de sa poésie a élevé le genre Hawzi de langue dialectale à un haut niveau.
Mais il existe également dans cet ouvrage d’autres noms dont, en sus de leurs poèmes originaux fidèlement retranscris,  on aimerait  connaitre les méandres de la vie et de la création. Ainsi des Mustapha Labrit,  Cheikh Ahmed, Mohamed El Qamti, Ahmed Ben Mrad, Bouteldja, Benzoui, Benmessoud, Ahmed Ben El Hadj et d’autres…


« Qu’avais-tu donc hier belle aux yeux noirs ?... »

Comment cette belle et foisonnante oralité a-t-elle pu nous parvenir malgré les terribles coups du sort colonial qui ont complètement déstructurés l’imaginaire des Algériens et leurs patrimoines ?.. Justement grâce à la probité, à la méticulosité et à la ferveur désintéressée d’hommes tels Mohamed Lakehal qui n’ont cessé, leur vie durant, de noter, transcrire, préserver par l’écrit, et transmettre ainsi des pans entiers de mémoire vive fut-ce avec retard…
Tout ce que l’on peut espérer aujourd’hui, en ce vingt et unième siècle si rapide et si menaçant à la fois, c’est que tous les interprètes du chaabi et d’autres genres musicaux dits classiques se saisissent de ce fonds riche (celui de Lakehal, mais également de tous les autres) pour l’interpréter,le déclamer et le porter aux quatre coins de nos consciences avides de beauté, avides de renouveau fondé sur l’humain, l’amour, l’espoir.


Abderrahmane Djelfaoui






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