Nous
avons rencontré le petit fils de Mohamed
Lakehal, Abderrahmane Lakehal et lui avons posé simplement la question : Comment
s’est fait le livre d’anthologie poétique de son grand père ?...
…Un
jour de juin 2014, dit-il, j’étais dans un festival de musique andalouse où je
connaissais nombre de musiciens dont l’un est un parent, Dhimen. En discutant à
la fin du récital, il me dit : « Toi
tu passes ton temps à faire des louanges à Baba Sidek. Mais, on ne le connait
pas. Qu’est-ce qu’il a fait ?... » J’ai répondu que je ne savais
pas. « Mohamed Lakehal était
pourtant connu dans le monde de l’andalou, mais on ne le connait plus au point
que même son nom n’est presque plus cité. Tu vas même sur Internet, tu écris
Mohamed Lakehal : rien ne sort !... ». Mahmoud Benmerabet,
éditeur, était avec moi. Sur le champ il
me fait remarquer que cette situation relève de ma faute… « Oui, parce que tu devrais faire un livre ».
Mais
qu’allais-je dire de mon grand père, un homme très réservé, comme l’étaient les
gens de l’ancien temps ?...
Abderrahmane
Lakehal me présentant le double ouvrage patrimonial de feu son grand père,
Mohamed
Lakehal (photo : Abderrahmane Djelfaoui)
Mon grand père est mort en 1967, alors que n’avais que 14 ans… De plus
je n’est jamais été vraiment versé dans
la musique andalouse que j’aime bien… Une fois, après 1962 alors que nous
habitions à Sidi M’Hamed –mon grand père était l’oukil de Sidi M’Hamed- , Belcourt,
et pendant qu’il n’y avait que lui et moi à la maison, il avait tiré sa kouitra et s’était mis à en jouer. Assis
à coté de lui, j’écoutais…
Il m’a demandé : « Abderrahmane,
tu aimes l’andalou ? ». J’ai répondu 2videmment oui ; je n’avais
que huit ou dix ans et tout le monde aimait , me semblait-il, l’andalou à
l’époque. C’est l’unique fois où j’ai vu mon grand père en train de gratter El
Kouitra… Pour en revenir à Mahmoud Benmerabet qui me pressait de faire un livre
je répondais qu’il y avait à la maison des masses de documents écrit en vieil
arabe que mon grand père avait laissé… J’en ai rassemblé deux boites de très
courts écrits sur des carnets, de notes, de feuilles volantes… Devant cette
masse de documents d’une autre époque
Benmerabet a suggéré de faire appel à Abdelhadi Boukoura, chef
d’orchestre de l’association Les Beaux Arts d’Alger…
Abdelhadi Boukoura
Pourquoi
Abdelhadi Boukoura ?
Parce que Boukoura est connu et que son Association Les Beaux Arts est
en vogue et a un public, répond Abderrahmane Lakehal. Abdelhadi est donc venu
inspecter les documents dans les boites. En m’en montrant un d’entre eux
il dit: « Regarde ! Pour ce
poème ton grand père donne l’indication précise de comment il faut le chanter… »
En fait mon grand père réécrivait des poèmes anciens qu’il avait sa vie durant
entendu et enregistré dans sa tête. D’après Mémed Benchaouch qui l’avait formé,
mon grand père avait une mémoire d’éléphant. Ce
qu’il entendait, il le retranscrivait. Tout ce qu’il avait entendu dire
en matière de poésie orale par flen
ou par flen, il l’avait répertorié.
L’apport du grand père c’est d’abord d’avoir écrit tous ces poèmes
appartenant à notre patrimoine oral et dont certains pans auraient pu
disparaitre. C’est que mon grand père avait fait partie entre les deux guerres
mondiales de l’une des premières associations de musique andalouse,
l’Association El Hayet, où il tenait el Kouitra, avec Mahieddine Lakehal qui en
était chef d’orchestre et son président (Mahieddine est décédé en 1940).Le
second apport de mon grand père est d’avoir donné le tempo pour chanter ces poèmes. C’est ainsi qu’on le reconnait en tant que musicologue.
Et Boukoura de me dire : « Mais tu as là un trésor ! ». Il me propose de faire
d’abord transcription graphique de l’écriture maghribi dans les lettres arabes que nous connaissons ; par exemple
el qaf qui n’a qu’un seul point
dessus, etc. Puis d’ajouter :
« Il faut que nous fassions un CD pour montrer que ces poèmes peuvent être
chanté»… Des poèmes qui s’adaptent d’ailleurs très bien aux styles Haouzi et ‘Aroubi.
Par ailleurs Mohamed Lakehal avait aussi
écrit des poèmes, dont un de quatre à cinq pages à l’occasion d’une visite dans
les années 30 qu’il fit à Cheikh Larbi Bensari à Tlemcen où il raconte le long
voyage depuis Alger et comment se passa cette soirée mémorable où Mahieddine
Bachtarzi , son ami, arriva en retard…
Mais quelle cartographie a-t-on du patrimoine poétique
traditionnel chanté ou pas ?..
[A
ce moment de l’entretien, je me dois de faire un point de situation sur cette
question du patrimoine. Mon meilleur souvenir de jeune universitaire est sans
conteste « La poésie arabe maghrébine d’expression populaire » de
Mohamed Belhelfaoui publié par Maspéro en 1973… C’était la rare somme que je
connaissais et qui était surtout accessible dans les librairies d’Alger … Un
livre à couverture verte où figuraient 17 qassidate traduites en français avec
le texte arabe qui leur faisait face, et que je conserve depuis plus de
quarante ans…
Le
second (qui avait été précédé par « Les Grands Maitres Algériens du Cha’bi
et du Hawzi » de Rachid Aous en 1996) est « Le recueil des poèmes des
noubates de la musqiue Sanaa » de Sid Ahmed Serri en 2002 que lui-même
m’avait offert. Le clou (et c’était une
sorte d’innovation) est que ce livre était accompagné d’un CD d’une heure de
musique….
Depuis
les anthologies en arabe ou blingue se sont heureusement multipliées. Je ne peux les citer toutes, mais je signale
toutefois une réedition fort interessante, celle que fit le CRASC d’Oran du
livre « El kenz el meknoun fi chi’r el melhoun » (Le trésor enfoui du
Melhoun) paru en 1928 à Alger sous la signature de Mohamed Kadhi… Un recueil de
plus de 60 qassidates en arabe voyellé…
On
sent donc bien que l’interet pour ce
patrimoine et, surtout, les recherches
et les fouilles le concernant sont de plus en plus fructueux… ]
Dans ce contexte, l’avantage du livre en
deux tomes de Mohamed Lakehal est de mettre à nouveau un important corpus de
poèmes anciens et de régions d’algérie diverses à la disposition des chanteurs
chaabi, haouzi,’andalou, etc. pour qu’ils puissent les interpréter. Cet immense
réservoir qui a pu etre reconstitué, comme en témoigne le petit fils de Mohamed
Lakehal, à partir des carnets et cahiers d’écoliers de l’imam musicologue est ainsi disponible pour tous les
publics : mélomanes, chercheurs ou amateurs. Il existe parmi tous ces écrits, un poème exceptionnel
de Bensmain datant de 1780-85 où il raconte l’histoire d’une bataille dans les
Balkans opposant les turcs et les armées de la tsarine de toutes les
Russies.... Bensmain qui a participé à cette bataille en a fait un long poème
de prés de 300 vers après son retour en Algérie (« Ad3iou bnassr –Priez pour la victoire » et se trouve dans le
tome deux de l’ouvrage.
L’autre ambition de la mise à jour de ce patrimoine, poursuit le petit
fils de Mohamed Lakehal, est que certaines choses soit remises dans leur état
original. Pourquoi ? Il y a par exemple un poème dédié à une femme dont
tout le monde connait la chanson « Sifat
Echm3a, El Qandil ou eTriya… » («Toi
qui brille comme une bougie, une lanterne, un lustre… » dont les gens
de Tlemcen disent qu’il a été écrit par Bensahli ; les gens d’Alger par
Benameur ; d’autres évoquant
d’autres poètes encore. Or nous avons trouvé dans les écrits de mon grand père
le nom de l’auteur et sa date dans le calendrier Hijri… C’était quelqu’un de Dellys du nom de Sid Ahmed Ben el
Ounes ; en date de 1271 qui correspond à l’année 1855… De la même manière,
tous les poèmes de l’ouvrage sont signés, rares ceux qui sont anonymes… Lors d’un
enregistrement du CD Nouredine Saoudi, anthropologue, musicologue et chanteur que
j’admire énormément (il vient d’être nommé à la tète du nouvel opéra d’Alger)
m’avait dit que bon nombre de ces poèmes n’ont pas été chantés…
Certains de
ces poèmes dans les notes de mon grand père sont accompagnés de signes qui
permettent de les chanter de telle ou telle manière dont les spécialistes de la
musique andalouse reconnaissent les techniques de Mohaqmed Lakehal pour marquer
le tempo : zidane, maya, istikhbarate,
khrajate, etc. De ce point de vue Abdelhadi
Boukoura a fait un travail formidable parce qu’il a pu mettre en chansons des
poèmes inédits, des poèmes de toute splendeur quand on écoute le CD.
L’itinéraire
de l’homme de musique andalouse commence avec son grand père imam…
S’il avait le métier musical dans le sang, moi je n’ai connu mon grand
père qu’ en tant qu’Oukil de Sidi M’Hamed.
Lors des fêtes de l’Aïd, notre maison de Belcourt ne désemplissait pas ;
un grand nombre des gens d’Alger venaient lui rendre visite et lui exprimer
leurs vœux. Ma mère me disait qu’elle passait une semaine entière à faire des
gâteaux par centaines de pièces ! C’est dire sa renommée et le respect
dont il jouissait…
Il était né le 19 avril 1892 à la Casbah dans une maison qui fait
l’angle entre la rue Nfissa et la rue du regard. Il est né dans un milieu très
cultivé puisque son père était le Bach‘Adel à la Mahkama malékite
d’Alger ; il était l’adjoint au Cadi et traitait les dossiers avant que le
Cadi ne se prononce. Vers 1908 le frère de Mohamed Lakehal étant mort à l’âge de 8 ans et sa mère ne pouvant
rester à la Casbah, ils ont aménagé dans une nouvelle maison à Belcourt, rue
Marey, juste à coté des Café Nizière.
L’un des maîtres à penser de Mohamed Lakehal était mon arrière grand
père Chikh Bakir Khodja El Kamel, muezzin, imam, qui avait eu pour élève Omar
Racim. Mon grand père disait souvent en
famille, (peut etre reprenait-il ce que disait son grand père) qu’il descendait
du poète Sidi Lakhdar Benkhlouf de
Mostaganem. Il correspondait avec un
Lakehal de Fès avec lequel nous aurions, disait-il, des liens familiaux.
C’était le Maghreb…
Mon arrière grand père avait écrit plusieurs livres dont le plus fort
portait sur les droits de la femme dans l’Islam. Il l’avait publié pour
contredire un décret de la colonisation
française avant le tout début du 20ème siècle qui édictait qu’aucune
enfant de sexe féminin ne devait à cette époque, aller à l’école… Chikh El
Kamal faisait partie de la Nahda el
islamiya. Quand Mohamed Abdou est venu à Alger en 1903 il a été également
reçu dans sa maison de la deuxième El ‘Aquiba, en montant sur Cervantès, Dar
Chikh El Kamal.
Recueil
d’œuvres du Cheikh El Kamel, rassemblés par l’université d’Alger
Un autre maître de mon grand père avait été le Mufti Boukandoura. Il y avait également Sfindja de qui il a
beaucoup appris. Bachtarzi disait de mon grand père dans ses mémoires qu’il est
« le dernier représentant des grands
mélomanes de la musique andalouse du vingtième siècle ».
Mohamed Lakehal était un homme du culte, et cela était la base
essentielle puisqu’il a été mouedden
puis imam de la mosquée Sidi M’Hamed de 1947 à 1967. Il faisait ce qu’on
appelait El Mouloudiyate, c’est à
dire des poèmes de louange à Dieu, qui invoquaient aussi le Prophète Muhammad lors
des fêtes du Mouloud. On a retrouvé dans ses archives des programmes de visite,
où avec d’autres il allait faire des mouloudiyates
à Djamaa El Kbir, Sidi M’Hamed, Sidi Abderrahmane, etc, durant toute une
semaine en présence de tous les grands de la musique andalouse (dont Mohamed
Fakhardji, Sid Ahmed Serri, Ahmed Benchaouch, etc…). Ces louanges au Divin
étaient faites en mode andalou.
C’est cela l’environnement dans lequel Mohamed Lakehal a évolué.
Mohamed
Lakehal jeune homme
Souvenir
quant à l’anecdote de la qassida « cassée »
…
Memed Benchaouch me racontait (se rappelle Abderrahmane Lakehal qui a
mené ce projet de livre) qu’un jour mon grand père avait donné une qassida et son tempo à un musicien chaâbi. Ce musicien, qui voulait se faire
valoir, alla voir El Anka et lui dit : « Regarde la belle qassida que Si
Mohamed m’a donné », mais El Hadj Anka piqué d’être ainsi interpellé
lui dit: « Tu sais la qassida qu’il
t’a donnée, elle n’est pas originelle (mqassra)…. » Or, dire d’un Bach Qassad tel que Mohamed Lakehal que
sa qassida est « non originelle,
triturée » c’est un déshonneur pour un homme d’une telle droiture… Le
vendredi suivant allant à Djamaa El Kbir où il était muedden, il passa au café Malakoff où tout le monde lui exprima son
vif contentement de le voir avec des salutations profondément respectueuses. El
Hadj Mrizek était du nombre et mon grand père lui demanda d’appeler El Anka. Quand
celui-ci arriva, il se trouva pris au dépourvu publiquement devant ce que rapportait Mohamed Lakehal. El
Ankane trouva rien à dire que: « Ya
Si Mohamed si je lui dit ça
c’est juste pour tu m’en donnes une très bonne à moi»… Avec un Si de
vénération et d’excuse…
L’autre
anecdote : mariage ou TSF ?...
A l’époque où mon grand père était déjà oukil de Sidi M’Hamed El Anka avec qui il avait de bonnes relations
lui demanda un jour devant tout le monde de lui donner une nouvelle qassida. Mais Baba Sidi de lui poser la
question : « Et qu’est-ce que
tu vas en faire? » « Pourquoi
tu me demandes ça, Si Mohamed », rétorque El Anqua qui ajoute : je la chanterais…. « Je suis d’accord que tu l’a chantes, dit
mon grand père. Si tu la chantes dans les
mariages, elle est à toi. Mais si c’est pour la chanter à la TSF alors je te la
vends »… C’était dit en plaisantant, mais déjà à l’époque la vie
marchande pesait d’un poids lourd… En
fait, mon grand père n’a jamais vendu un seul poème de sa vie. Son vœu le plus
cher était de faire connaitre et faire vivre au mieux le riche patrimoine
artistique de notre société. Pour lui les « marchands » au sens négatif, c’étaient les autres, les tenants
féroces de la colonisation…
*
Ceci étant, reste à plonger maintenant
dans cet océan poétique dont un certain nombre de noms illustres répertoriés au
sommaire de chaque tome laissent rêveurs… Ainsi d’un Bensahla de Tlemcen dont
la déclamation de l’amour platonique pour une femme finit par le mener dans les
geôles du Bey d’Oran !... D’un Benmssaib qui connut les affres des déceptions
de l’amour profane avant de se tourner définitivement vers l’amour divin… D’un Ahmed
Ben triki, kouroughli d’origine. Triade qui par la qualité de sa poésie a élevé
le genre Hawzi de langue dialectale à
un haut niveau.
Mais il existe également dans
cet ouvrage d’autres noms dont, en sus de leurs poèmes originaux fidèlement
retranscris, on aimerait connaitre les méandres de la vie et de la
création. Ainsi des Mustapha Labrit,
Cheikh Ahmed, Mohamed El Qamti, Ahmed Ben Mrad, Bouteldja, Benzoui, Benmessoud,
Ahmed Ben El Hadj et d’autres…
« Qu’avais-tu
donc hier belle aux yeux noirs ?... »
Comment cette belle et
foisonnante oralité a-t-elle pu nous parvenir malgré les terribles coups du
sort colonial qui ont complètement déstructurés l’imaginaire des Algériens et
leurs patrimoines ?.. Justement grâce à la probité, à la méticulosité et à
la ferveur désintéressée d’hommes tels Mohamed Lakehal qui n’ont cessé, leur
vie durant, de noter, transcrire, préserver par l’écrit, et transmettre ainsi
des pans entiers de mémoire vive fut-ce avec retard…
Tout ce que l’on peut espérer
aujourd’hui, en ce vingt et unième siècle si rapide et si menaçant à la fois,
c’est que tous les interprètes du chaabi
et d’autres genres musicaux dits classiques se saisissent de ce fonds riche
(celui de Lakehal, mais également de tous les autres) pour l’interpréter,le
déclamer et le porter aux quatre coins de nos consciences avides de beauté,
avides de renouveau fondé sur l’humain, l’amour, l’espoir.
Abderrahmane
Djelfaoui
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