« Puis, comme un aveugle, je suis remonté
jusqu’aux jasmins
Du printemps humain tant usé »
Pablo Neruda
Hauteurs du Macchu Picchu (Seghers, 1978)
C‘est prés de deux siècles après le déni
d’humanité qui leur a été imposé de façon impitoyable et que l’histoire (ou les
histoires) officielle(s) n’ont fait que perpétuer en les enfonçant dans l’oubli
que « Les Algériennes du château
d’Amboise» nous parlent enfin. Elles (épouses, mère, belles-mères, belles-sœurs, domestiques…) qui emmurées, souffrantes jusqu’à la folie et
dépossédées du bien être de leurs très jeunes enfants nous expriment leur
tragédie et leur douleur, grâce à un travail remarquable, courageux et sage d’une
jeune auteure native d’Alger, Amel Chaouati.(1)
Ce livre simple et
poignant, son auteure l’a bâti à partir d’un choc émotionnel qui l’a poussée à mieux
entendre et faire de la lumière sur des voix dont les corps avaient disparu en
exil, anonymes, souvent dans la fosse commune sans même être portées au
registre des décès de l’état civil, loin de leur terre, de leur air et ciel d’Algérie
devenue « partie intégrante de la
France » selon la constitution de 1848 proclamée sous la
République du drapeau tricolore de Lamartine accompagnée d’innombrables
banquets et plantation d’arbres dits « de
la liberté »…
Un récit pluriel
Je suis d’autant plus
sensible à ce récit vivant d’histoire venant de France que je viens moi-même de
publier à Alger « Anna Gréki, les
mots d’amour, les mots de guerre», récit d’une voix poétique torturée et
embastillée à la prison de Serkadji construite en 1856 sur les restes d’un fort
ottoman aux abords de la Casbah d’Alger. Il est vrai que le récit d’Anna se
situe un siècle après l’ignominie faite à Abdelkader et sa smala emprisonnés (après Toulon et Pau) quatre ans durant dans la
localité d’Amboise. Mais quel qu’en soit le lieu, l’univers carcéral n’a pour seul
principe que de briser la dignité et l’humanité de la personne. Comme le
note Amel Chaouati, à Toulon, après une traversée de quatre jours et quatre
nuits sur une mer déchainée (qui rendit folles les femmes tout comme leurs
enfants en bas âge) l’Emir, d’abord séparé de ses domestiques, est emprisonné au
tout début de l’hiver 48 avec sa suite de 54 personnes au fort Lamalgue où ils sont
entassés à plus de dix par pièce « sévèrement
gardés par des militaires ». 40 autres personnes viendront s’ajouter
aux cinquante premières en avril 1848…
Au 21 ème
siècle, à Toulon le fort Lamargue est définitivement fermé… Mais sa
mémoire ?....
Ainsi en 1958, à
Serkadji, Anna est dans une cellule originairement prévue pour dix
emprisonnées. Elles seront en fait 40 à s’y entasser sur des paillasses, avec le
trou des wc inclus dans la cellule sans aucune forme d’isolation… Si je
mentionne ce détail c’est qu’Anna avait pour sœur Louisette Ighilahriz, qui sera elle même transférée plus tard
à Pau, où était passé l’Emir un siècle plus tôt. Amal Chaouati raconte, page
130, comment lors d’une de ses conférences à Alger elle rencontre la moudjahida Ighilahriz qui lui dit
« combien il est important de
raconter et écrire le rôle des Algériennes pendant la colonisation, oubliées,
ignorées la plupart du temps ». Louisette à qui j’apprends par
téléphone qu’elle est longuement citée dans ce livre d’Amel Chaouati me répond
que malgré l’âge et les béquilles elle va s’empresser d’aller l’acheter à la
librairie Victor Hugo… Déminer la mémoire,
aurait dit le poète Djamel Amrani, ami d’Anna Gréki, lui qui avait d’ailleurs ainsi
intitulé un de ses recueils publié à l’ENAL en 1983 (« Déminer la mémoire ») où il
écrivait ce court et étrange poème :
« Ici
meurt l’arbre qui me dépossède comme un exil
Feuillages vastes de bourgeons.
Force irréductible
dans l’éclairage des cailloux.
Ma peau parasitée
avant l’apparence de la vie.
uerre muette
au carrefour des partitions »…
Rapport d’un médecin militaire.
Dépêché en urgence à
Amboise, le docteur Alquier ausculte plus d’un an après leur emprisonnement toutes
les femmes malgré leur résistance. Son rapport (page 104 et 105 du livre d’Amal
Chaouati) est terrible.
« Les maladies
que j’ai observées et dont j’ai pris note après examen de chacun des
individus composant la population arabe sont les suivantes :
-scrofules et engorgement lymphatique chez les femmes et enfants ;
-rachitisme chez plusieurs de ces derniers ;
-névralgie diverse et hystérie chez plusieurs femmes ;
-rhumatismes musculaires et articulaires et quelques névralgies chez
les hommes ;
-dartres et diverses irruptions cutanées chez le plus grand nombre, de
tout âge, de tout sexe et de toute couleur ;
-plusieurs ophtalmies et deux cas de cataracte ;
-un sacro-hydroche ;
-un enfant ayant le pied bot ;
-une vaste tumeur, présumée hydatique dans la capacité de
l’abdomen ;
-verrue épigastre chez une femme, fille de treize ans et demi.
Bon nombre de ces affections que je viens de souligner se sont
développées depuis le mois de mai 1849 époque à laquelle j’avais été chargé de
visiter les Arabes du château. En effet les engorgements scrofuleux se sont
multipliés. Les rhumatismes surtout ont augmenté de nombre et presque tous les
enfants nouveau-nés tendent au rachitisme. La santé générale de cette
population a d’ailleurs notablement baissé ».
Telle est la vie de
château !
Le château d’Amboise… aujourd’hui… restauré
Quatre des 25
stèles conçues en 2005 par l’artiste Rachid Koraichi,
taillées dans des
pierres extraites près d'Alep en Syrie
et gravées d'hymnes à la paix et à la tolérance extraits du Coran,
à la mémoire des
personnes mortes en exil.
Humaniser l’Histoire
« Ce matin je prends la route en direction
d’Amboise. Là-bas, j’ai rendez vous avec l’Histoire. Ma fille m’accompagne, je
tiens particulièrement à sa présence. La veille, je lui ai expliqué avec des
mots simples que notre promenade sera différente de celles que nous faisons
habituellement. Elle m’a regardée avec curiosité. En guise de réponse, elle m’a
adressé le plus beau sourire ».
Telle sont les premières
phrases du premier chapitre ouvrant « Les
Algériennes au château d’Amboise » de Amel Chaouati…
En fait une des clefs de
la force et du charme de ce livre est dans cette démarche même de l’auteur,
dans son écriture personnalisée croisée de façon intime aux flux vociférant de
l’histoire apparemment lointaine... Chapitre après chapitre, ce parti pris
consistant à donner à voir en même temps que le récit historique sa propre
position d’auteure et la nature de son regard (ses émotions, le choc de ses
lectures, sa peur, sa colère, ses rencontres solidaires inattendues en France
même et sa détermination malgré bien des embuches à réaliser le projet du
livre…) ne se dément pas. Comme elle le disait en substance dans une émission
de la télévision où nous passions ensemble pour présenter nos
livres (comme d’ailleurs en d’autres interviews dans la presse) : « ce travail en permettant de rendre la
voix à ces femmes oubliées, voix qui m’assaillaient, ce travail m’a finalement
apaisée… »
Il faut certainement d’abord
lire ce petit livre pour pouvoir ensuite sereinement en discuter la démarche
franche et simple.
Un sujet sur lequel il y a
beaucoup à échanger, beaucoup à méditer tant il est la consécration heureuse d’une
nouvelle manière d’écrire l’histoire, de la vivre et sereinement la partager.
Avec Amal Chaouati, auteure et psychologue à l’émission
consacrée à voix de femmes dans l’histoire
Abderrahmane Djelfaoui
(1(1)
Amel Chaouati est
présidente de l’association Le Cercle des
Amis d’Assia Djebar qu’elle a fondée en 2005.
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