… J’ai été invité à venir à Tizi Ouzou puis
à Alger pour parler d’un livre publié sous ma direction qui vient juste de
paraitre : « Mohand Tazrout. La
vie et l’œuvre d’un intellectuel algérien ». Dans ce livre collectif ma
part a été de décrire Mohand Tazrout tel que je l’ai connu comme mon beau père…
Pour comprendre cette relation, je dois
dire que mon rapport à l’Algérie remonte à mon enfance passée dans le Dahra à
Sidi Ali (ex Cassaigne, où mon père était médecin de campagne) et dans l’ouest
algérien. Il faut aussi dire que lorsque j’ai commencé mes études supérieures en
France à sciences po en 1947 j’ai rencontré là Jacqueline Tazrout qui était la
fille de Mohand Tazrout, homme que j’ai bien connu ; enfin au fait que je
me suis vivement intéressé au conflit
qui se déroulait dés 1954 sur le sol algérien. Si je suis parti très tôt d’Algérie,
l’Algérie m’aura très vite rattrapée ! J’ai ainsi une relation personnelle
forte avec tous ces thèmes …
Depuis
2000 je suis revenu plus souvent en Algérie où j’ai des amis, et j’ai été
surpris de constater qu’en Algérie on s’intéressait à Mohand Tazrout (mort en
1973) lequel de son vivant avait été peu connu mais qui est maintenant
redécouvert avec même la réédition de certains de ses livres. J’ai appris que
des articles (de Kaddour M’Hamssadji) et des conférences (de Slimane Benaziez) ont
été réalisés à son sujet. Des récits également ont été faits sur son existence
dont certains sont d’ailleurs parfois fantaisistes selon lesquels, après
avoir été institutuer à Teniet El Had il serait parti à 20 ans faire un voyage autour
du monde, en Egypte, puis en Iran où il aurait appris le persan, en Russie
juste avant la révolution soviétique où il aurait apprit le russe, et serait
même allé en Chine pour ne revenir en Europe qu’en 1917… On n’avait jamais entendu parler de ces choses
là dans la famille ; il s’était d’ailleurs engagé en tant que tirailleur
algérien dés le début de la guerre en 1914 et blessé et fait prisonnier pendant
deux ans, jusqu’en 1916, au camp de Sussen où les allemands mettaient les
prisonniers en provenance d’Afrique du Nord où ils essayaient par la propagande
de les convaincre qu’ils étaient les amis des Arabes et des Turcs.... Il a
d’ailleurs été naturalisé français par un
décret du 1er juin 1914 qui lui a donné le statut personnel
français…
C’est
pour ces raisons établies par des archives que je me suis intéressé à connaitre
de manière plus profonde et précise la personnalité de mon beau père.
C’est
ainsi qu’avec d’autres personnes qui ont travaillé sur Tazrout, d’une manière
extrêmement sérieuse et documentée en France comme en Algérie, nous avons
élaboré un livre de plusieurs regards croisés sur lui.
Mon
regard d’abord, qui est celui de son gendre, suit de prés son existence et tient
compte à partir des discussions que j’ai eues avec lui de l’évolution de ses
positions sur les rapports entre la France et l’Algérie au fil des grands
évènements de l’histoire.
Le
deuxième regard est celui d’une chercheuse malheureusement disparue
aujourd’hui, Nedjma Abdelfattah Lalmi, qui a fait un article complet et
extrêmement documenté que nous reprenons dans ce livre sur ses activités de
germaniste ; Mohand Tazrout s’était effectivement spécialisé dans la
langue allemande, il est allé jusqu’à la licence, il a présenté l’agrégation et
est devenu professeur d’allemand et spécialiste des études germaniques en
France. Il a traduit le philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936) en
français, une traduction qui reste une référence jusqu'à aujourd’hui. Il
rencontrera même Spengler pour lui demander des éclaircissements sur certains
passages obscurs de son livre pour mieux le traduire. Tazrout a été dans le
même temps un grand spécialiste de la sociologie allemande dans les années1920-1930 et a écrit de nombreux articles dans la Revue Internationale de Sociologie.
Spengler, auteur
de « Le Déclin de l’Occident »
Puis
il y a une troisième approche qui est celle d’un historien algérien, Sadek Sellam
qui est allé chercher dans les archives, a réédité certains de ses livres comme « L’Histoire politique de l’Afrique du Nord » aux éditions Alem
El Afkar, Alger, en 2012 et
« L’Algérie de demain », en
s’intéressant à son évolution politique sur le conflit algérien. Enfin le
dernier regard est celui d’Idir Tazrout, un des lointains descendants de Mohand
qui est journaliste et qui a participé à l’organisation il y a deux ans d’une
journée consacrée à Mohand Tazrout à la Bibliothèque nationale d’Alger ainsi
qu’à la confection d’un film documentaire de court métrage sur cet intellectuel
qui a commencé à se faire connaitre entre les deux guerres mondiales.
Affiche de la
rencontre d’avril 2015 à la Bibliothèque nationale d’Alger
C’est
à partir de ces regards croisés et à partir de l’exhumation d’archives
importantes que nous avons réalisé ce livre de prés de 300 pages qui apporte
des éléments nouveaux permettant de lever un bon nombre d’incertitudes qui
existaient sur le parcours de vie de Tazrout.
Autour
de ce livre, j’ai donc fait une conférence à la maison de la culture de Tizi
Ouzou le mardi 29 novembre et nous avons profité de cette occasion pour, la
veille, faire avec mes amis universitaires de Tizi Ouzou et avec Idir Tazrout
une excursion jusqu’au village très escarpé de Mohand Tazrout, son village
natal qui s’appelle Tazrout, situé dans la commune des Agrhribs où il y a
encore sa maison en ruine, mais pour laquelle il y a maintenant un projet de
réhabilitation et de rénovation dans le cadre du patrimoine.
Toute
la famille et descendance des Tazrout est là dans ce village de montagne, chacun
avec sa maison. On sent que la terre joue un rôle essentiel dans la culture de
ce pays.
Mohand Tazrout
avec sa chéchia rouge sur la tète en 1953
J’ai
aussi pu voir l’école où Mohand Tazrout avait été formé par deux instituteurs
français auxquels il était très attaché, les époux Janin, cela parallèlement au
fait que le père de Mohand lui avait dispensé un solide enseignement du Coran. Je
me suis rendu compte qu’il fallait une bonne demie de marche entre la maison et
l’école, un parcours que nous avons fait à notre tour dans les pas de l’enfant
que fut Mohand Tazrout…
Nous
avons été reçus par le maire des Aghribs qui s’intéresse aussi à l’évènement.
C’était pour moi une journée sympathique et fantastique ! D’ailleurs
plusieurs de ces personnes que nous avions rencontrées dans ce village de
montagne sont descendus le lendemain matin en ville pour assister à ma
conférence à la Maison de la culture de Tizi Ouzou…
La longue maturation d’une Algérie
retrouvée…
Pour
moi la connaissance du parcours de vie et parcours intellectuel de Mohand Tazrout s’est faite par étapes. Arrivant à la
retraite et me réinvestissant sur la question algérienne j’ai d’abord écrit un
livre de souvenirs, un livre autobiographique qui s’intitule « Itinéraire d’un fonctionnaire engagé »
publié chez Dalloz en 2008 où je parle
de mon enfance algérienne et où j’évoque déjà en deux ou trois pages le
personnage de Tazrout.
Un
peu plus tard, je me suis investit davantage avec le voyage que nous avons fait
ensemble comme tu t’en souviens dans l’ouest algérien, avec un nouveau livre où
je reprends et j’approfondis mes souvenirs de l’Algérie tout en portant un
jugement sur son évolution et sur sa situation actuelle. Ce livre paru en 2014 s’intitule
« L’Algérie retrouvée »
publié chez Bouchène à Paris et Médias Plus à Constantine.
*
[J’écrivais moi-même sur ce livre il y a prés
de deux ans dans le quotidien reporters:
« Cet ouvrage est écrit par un auteur français de haute formation,
rigoureux, intègre et décontracté. Jacques Fournier, d’obédience socialiste
aura été au long de sa carrière ancien membre du Conseil d’Etat
et Président de deux entreprises publiques : Gaz de France et la SNCF…
L’auteur nous apporte en huit chapitres
un éclairage inattendu sur nombre d’aspects méconnus de la colonisation
terrienne dans le constantinois (à l’époque de ses grands parents maternels
portant le nom allemand de Messerschmitt) ; sur la région
pauvre et rebelle du Dahra où il a passé son enfance; sur la mise en
perspective d’autres faits vécus à l’âge adulte lors de la guerre d’Algérie,
mais également une réflexion de première main sur l’expérience de
décolonisation dans l’autre grand pays du Maghreb qu’est le Maroc des
années 50/60…
« …
Au cœur du livre, notamment entre les pages 75 et
87, nous apprenons qu’au fil de l’avancée de sa carrière dans la haute
administration française durant les années 50/60, Jacques Fournier aura
« traversé » à de nombreuses et fugitives reprises une Algérie où il
a pourtant vécu dix ans de sa vie sans la connaitre. Il y revient en tout cas avec une vision et
des préoccupations imposées par le mouvement réel de l’histoire qui sont à
l’opposé des préoccupations aveugles de ceux que l’on nomme « les
pieds-noirs » .
« Et
de souligner sereinement (page 103) : « Je retrouve en Palestine
contemporaine, dans un contexte certes différent mais avec les mêmes données de
base, toutes les formes revêtues dans le passé par la présence française en
Afrique du Nord ».
Avec
l’aide de l’ami cinéaste Mostefa Abderrahmane de Mostaganem, j’accompagnais
moi-même le 7 mai 2005 Jacques Fournier à Sidi Ali dans ses pathétiques
retrouvailles d’un village d’enfance où le hasard lui fait d’abord
rencontrer le paysan Belhamiti qui fut soigné par son père soixante ans
auparavant ! Chaleureuse empoignade. Les deux hommes d’âge vénérable
bavardent au bord du champ, bord de la route… Puis Jacques Fournier demande
l’homme du pays ce qu’il a fait « après »…. Et l’autre de répondre,
fièrement : « Mon université fut le PPA [le Parti du Peuple
Algérien]»…. Belhamiti est aujourd’hui le doyen des moudjahidine dans le Dahra…
]
Jacques Fournier
avec le moudjahed Belhamiti à Sidi Ali (ex Cassaigne) mai 2005
« … Le Dahra, écrit-il page22, est une région montagneuse, relativement isolée,
dont on ne parle que rarement, même aujourd’hui. Elle a, surtout dans sa partie est, au-delà de Cassaigne, vers les agglomérations
qui s’appelaient alors Renault et Orléasnville, connu beaucoup de violences
pendant la conquête. Je ne l’ai appris
que bien plus tard, par des lectures.
C’est dans le Dahra qu’ont eu lieu dans les années 1840 les
« enfumades », massacres organisés de combattants et de leurs
familles réfugiées dans des grottes…. Mais je n’en ai jamais entendu parler ni
dans mes cours d’histoire ni ailleurs. Pas plus que je ne connaissais le nom de
Sidi Ali, qu’a retrouvé maintenant Cassaigne. Il est probable que ce nom était
présent dans la mémoire locale, mais je ne l’ai jamais entendu prononcer avant
1962.
« Est-ce un
hasard, si parmi les attentats qui ont marqué au 1er novembre 1954,
le début de la guerre d’Algérie, il y en a eu un à Cassaigne, au bordj, dans le
haut du village, là où se trouvaient réunis les trois symboles de la
colonisation : l’église, l’école et (c’est elle qui a été attaquée) la
gendarmerie ? »]
*
Après
ce livre donc, et rencontrant en Algérie même ceux qui travaillaient de leur
coté sur Mohand Tazrout, j’ai pris avec eux des contacts et nous avons décidé
de faire ce dernier ouvrage collectif. Cela a d’abord commencé par la réédition
des écrits de la dernière période où Mohand Tazrout prenait position sur le
conflit algérien, notamment un livre qui s’appelle « L’Algérie de demain » ; un livre que j’ai fourni moi-même
parce qu’il n’existe presque plus nulle part et qu’il m’avait dédicacé et où il
décrit comment il voit l’avenir de l’Algérie. Un livre qu’il avait publié en
1960-61, à un moment où l’indépendance n’était pas acquise, livre écrit sous un
pseudonyme de Moutawakkil. Nous avons réédité ce livre en France début 2016
avec une petite préface que j’ai rédigé et une introduction de Sadek Sellam.
Un livre dont l’ouverture, le prologue intitulé Fatihat est tout un programme puisque
Tazrout y écrit et affirme…
Algérien
Qui n’est rien,
Tu n’es pas un
vaurien,
Je veux que tu
sois demain
Le maître et non
le vilain
De ton corps, de
ta main,
De ton esprit
altier,
De ton âme en
entier,
Si
tu sais défier
Les tortures des
juges,
Les pièges des
transfuges,
Les ruses
sataniques de Gallus,
Les
fraternisations de Massus.
Ils ne peuvent
rien contre toi,
Ne peuvent rien
contre la loi
Du peuple fier
qui seul est roi,
Peuple oranais,
peuple algérois,
Et peuple du
constantinois.
Amen !
Comme une étrange ressemblance physique avec Messali El
Hadj
Des livres que nous espérons être très
bientôt disponibles en Algérie et pouvoir être ainsi entre les mains entre les
mains de toutes celles et ceux qui réfléchissent, méditent, s’inspirent et
créent eux-mêmes à partir des corpus et
des questions complexes de notre patrimoine immatériel
Propos recueillis par Abderrahmane
Djelfaoui
Soirée ADPE
Jacques Fournier a
été, mardi 29 novembre en soirée, l’invité de l’Association pour le Développement
et la Promotion de l’Entreprise (ADPE) à Alger où l’auteur a exposé avec une
exceptionnelle clarté les principaux aspects de son nouvel ouvrage sur Mohand
Tazrout ainsi que de ses souvenirs avec la famille de son beau père.
Jacques Fournier a
dédicacé un exemplaire de son ouvrage « Mohand Tazrout, la vie et l’œuvre d’un intellectuel algérien »
à l’ADPE le remettant aux mains de son vice Président Daoud Krimat.
Photo Abderrahmane
Djelfaoui
Dans une seconde
partie de la soirée, les souvenirs sur l’Algérie aidant, des échanges multiformes
et riches ont eu lieu sur l’évolution de la situation actuelle de l’Algérie en
tant que nation ainsi que de ses rapports nécessaires, difficiles et
contradictoires, avec la France. A ce sujet nombre de questions aigues ont été
abordées entre autres par deux experts pétroliers Mourad Preure et Hamid Krimat
sans faux fuyant dans la sérénité et la bonne écoute. Jacques Fournier a dans
ce contexte évoqué ses souvenirs de manager en tant qu’ancien Président de Gaz
de France et de la SNCF.
A l’issue de cette
discussion un méchoui était offert et partagé
en toute convivialité et bonne humeur.
Abderrahmane
Djelfaoui
BONNE Appétit !
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