dimanche 13 novembre 2016

Passage à la manufacture d’armes de l’Emir Abdelkader à Miliana

C’était un samedi

Partis très tôt de Blida par l’autoroute avec Denis Martinez –artiste peintre-  et sa compagne Dominique nous atteignîmes, après avoir bifurqué par Boumedfaa, le col du Candek dans la brume. Là nous attendîmes notre guide Lotfi pour aller (via l’ex village alsacien de Margueritte) vers Miliana…

Denis Martinez au col du Candek appelant au téléphone notre guide…
(photo Abderrahmane Djelfaoui)

… A un des virages de la route, la bâtisse de pierre apparait sous l’imposante masse de la montagne minière du Zaccar. Construite sur deux grands étages, elle est ceinturée de hauts arbres et entourée d’une multitude de petits vergers arboricoles parcourus de séguia d’eau vive; vergers où l’on trouve des grenadiers, des plaqueminiers, des cerisiers, des figuiers, et nombres d’humbles et basses maisonnettes aux toit de très vieilles tuiles rouges…

Vue générale de la manufacture d’armes, (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Notre guide, Lotfi Khoautmi, dentiste de son état, nous montre la ligne des remparts, plusieurs centaines de mètre plus haut, sur laquelle s’étage la ville de Miliana qui domine la vallée du Chéliff (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Deux portails d’entrée en bois sur la façade principale de la fonderie d’armes élevée de briques rouges jointes
grâce à un mélange de poudre de marbre… (photo Abderrahmane Djelfaoui)


Benyoucef Abbas, Conservateur du musée de la fabrique d’armes nous fait les honneurs de la visite et des explications. 
Alors que la fabrique avait été laissé en ruines et à l’abandon, il en  a supervisé les travaux de fouilles 
et de reconstruction qui se faisaient en même temps.


Etat de la manufacture en ruines jusqu’en 2005



Reconstitution de l’atelier de forge : le marteau pression avec autour les moules en métal ou taillés dans la roche


Le mécanisme qui entraine la frappe du grand marteau



Ouvriers martelant le métal (reconstitution)


Répliques des armes à feu fabriquées dans l’atelier




Fantassin de l'armée de l'Emir Abdelkader


Au coeur de l'étandard de l'Emir, tissé au fil d'or...


Copie de l’étendard entier de l’Emir


Après avoir visité la bibliothèque et la salle de travail qui a été spécialement aménagée par le musée pour les écoliers juste à l’étage au-dessus des ateliers et dont les fenêtres donnent sur la vallée du Cheliff, nous sommes passés par un couloir de communication vers la maison d’habitation.
Cette belle demeure à étages autour d’un patio ouvert sur le ciel et la montagne du Zaccar servait d’hostellerie à des ouvriers et aux gardiens qui assuraient la sécurité des lieux. A l’origine cette habitation appartenait à la famille Cherchali qui l’a mise à la disposition du lieutenant de l’Emir Abdelkader, Ben Allal fils de sidi Mbarek de Koléa qui supervisait l’ensemble des activités de la manufacture depuis sa fondation en 1837.

Avec Denis Martinez et Dominique à la rambarde de bois sculpté du premier étage


Signature du Livre d’Or du Musée de la manufacture d’armes de Miliana en présence de  Benyoucef Abbas, conservateur 
et le Dr Brazi Toufif, artiste et collectionneur à ses heures


A l'issue de notre visite nous avons remercié notre guide, Lotfi Khouatmi en lui dédicaçant "Anna Gréki, les mots d'amour, les mots de guerre" (autre époque, autre combat) dont le portrait de couverture représentant Anna Gréki est signé par Denis Martinez....
Sincèrement j'avoue avoir imaginé à cet instant le lieutenant de l'Emir AEK, Ben Allel Sidi M'Barek arrivant vers nous et nos voitures dans ses bottes de cuir, la main en signe de paix et de bonne chance....





Abderrahmane Djelfaoui

dimanche 6 novembre 2016

Emprisonnées au « château » d’Amboise…

« Puis, comme un aveugle, je suis remonté jusqu’aux jasmins
Du printemps humain tant usé »

Pablo Neruda
Hauteurs du Macchu Picchu (Seghers, 1978)



C‘est prés de deux siècles après le déni d’humanité qui leur a été imposé de façon impitoyable et que l’histoire (ou les histoires) officielle(s) n’ont fait que perpétuer en les enfonçant dans l’oubli que « Les Algériennes du château d’Amboise» nous parlent enfin. Elles (épouses, mère, belles-mères, belles-sœurs, domestiques…) qui emmurées, souffrantes jusqu’à la folie et dépossédées du bien être de leurs très jeunes enfants nous expriment leur tragédie et leur douleur, grâce à un travail remarquable, courageux et sage d’une jeune auteure native d’Alger, Amel Chaouati.(1)


Ce livre simple et poignant, son auteure l’a bâti à partir d’un choc émotionnel qui l’a poussée à mieux entendre et faire de la lumière sur des voix dont les corps avaient disparu en exil, anonymes, souvent dans la fosse commune sans même être portées au registre des décès de l’état civil, loin de leur terre, de leur air et ciel d’Algérie devenue « partie intégrante de la France »  selon la constitution de 1848 proclamée sous la République du drapeau tricolore de Lamartine accompagnée d’innombrables banquets et plantation d’arbres dits « de la liberté »…



Un récit pluriel

Je suis d’autant plus sensible à ce récit vivant d’histoire venant de France que je viens moi-même de publier à Alger « Anna Gréki, les mots d’amour, les mots de guerre», récit d’une voix poétique torturée et embastillée à la prison de Serkadji construite en 1856 sur les restes d’un fort ottoman aux abords de la Casbah d’Alger. Il est vrai que le récit d’Anna se situe un siècle après l’ignominie faite à Abdelkader et sa smala emprisonnés (après Toulon et Pau) quatre ans durant dans la localité d’Amboise. Mais quel qu’en soit le lieu, l’univers carcéral n’a pour seul principe que de briser la dignité et l’humanité de la personne. Comme le note Amel Chaouati, à Toulon, après une traversée de quatre jours et quatre nuits sur une mer déchainée (qui rendit folles les femmes tout comme leurs enfants en bas âge) l’Emir, d’abord séparé de ses domestiques, est emprisonné au tout début de l’hiver 48 avec sa suite de 54 personnes au fort Lamalgue où ils sont entassés à plus de dix par pièce « sévèrement gardés par des militaires ». 40 autres personnes viendront s’ajouter aux cinquante premières en avril 1848…

Au 21 ème siècle, à Toulon le fort Lamargue est définitivement fermé… Mais sa mémoire ?....


Ainsi en 1958, à Serkadji, Anna est dans une cellule originairement prévue pour dix emprisonnées. Elles seront en fait 40 à s’y entasser sur des paillasses, avec le trou des wc inclus dans la cellule sans aucune forme d’isolation… Si je mentionne ce détail c’est qu’Anna avait pour sœur Louisette Ighilahriz, qui sera elle même transférée plus tard à Pau, où était passé l’Emir un siècle plus tôt. Amal Chaouati raconte, page 130, comment lors d’une de ses conférences à Alger elle rencontre la moudjahida Ighilahriz qui lui dit « combien il est important de raconter et écrire le rôle des Algériennes pendant la colonisation, oubliées, ignorées la plupart du temps ». Louisette à qui j’apprends par téléphone qu’elle est longuement citée dans ce livre d’Amel Chaouati me répond que malgré l’âge et les béquilles elle va s’empresser d’aller l’acheter à la librairie Victor Hugo… Déminer la mémoire, aurait dit le poète Djamel Amrani, ami d’Anna Gréki, lui qui avait d’ailleurs ainsi intitulé un de ses recueils publié à l’ENAL en 1983 (« Déminer la mémoire ») où il écrivait ce court et étrange poème :

« Ici meurt l’arbre qui me dépossède comme un exil
Feuillages vastes de bourgeons.
Force irréductible
dans l’éclairage des cailloux.
Ma peau parasitée
avant l’apparence de la vie.
uerre muette
 au carrefour des partitions »…

Rapport d’un médecin militaire.

Dépêché en urgence à Amboise, le docteur Alquier ausculte plus d’un an après leur emprisonnement toutes les femmes malgré leur résistance. Son rapport (page 104 et 105 du livre d’Amal Chaouati) est terrible.

« Les maladies  que j’ai observées et dont j’ai pris note après examen de chacun des individus composant la population arabe sont les suivantes :
-scrofules et engorgement lymphatique chez les femmes et enfants ;
-rachitisme chez plusieurs de ces derniers ;
-névralgie diverse et hystérie chez plusieurs femmes ;
-rhumatismes musculaires et articulaires et quelques névralgies chez les hommes ;
-dartres et diverses irruptions cutanées chez le plus grand nombre, de tout âge, de tout sexe et de toute couleur ;
-plusieurs ophtalmies et deux cas de cataracte ;
-un sacro-hydroche ;
-un enfant ayant le pied bot ;
-une vaste tumeur, présumée hydatique dans la capacité de l’abdomen ;
-verrue épigastre chez une femme, fille de treize ans et demi.
Bon nombre de ces affections que je viens de souligner se sont développées depuis le mois de mai 1849 époque à laquelle j’avais été chargé de visiter les Arabes du château. En effet les engorgements scrofuleux se sont multipliés. Les rhumatismes surtout ont augmenté de nombre et presque tous les enfants nouveau-nés tendent au rachitisme. La santé générale de cette population a d’ailleurs notablement baissé ».
Telle est la vie de château !

Le château d’Amboise… aujourd’hui… restauré


Quatre des 25 stèles conçues en 2005 par l’artiste Rachid Koraichi,
taillées dans des pierres extraites près d'Alep  en Syrie et gravées d'hymnes à la paix et à la tolérance extraits du Coran,
à la mémoire des personnes mortes en exil.



Humaniser l’Histoire

« Ce matin je prends la route en direction d’Amboise. Là-bas, j’ai rendez vous avec l’Histoire. Ma fille m’accompagne, je tiens particulièrement à sa présence. La veille, je lui ai expliqué avec des mots simples que notre promenade sera différente de celles que nous faisons habituellement. Elle m’a regardée avec curiosité. En guise de réponse, elle m’a adressé le plus beau sourire ».
Telle sont les premières phrases du premier chapitre ouvrant « Les Algériennes au château d’Amboise » de Amel Chaouati…
En fait une des clefs de la force et du charme de ce livre est dans cette démarche même de l’auteur, dans son écriture personnalisée croisée de façon intime aux flux vociférant de l’histoire apparemment lointaine... Chapitre après chapitre, ce parti pris consistant à donner à voir en même temps que le récit historique sa propre position d’auteure et la nature de son regard (ses émotions, le choc de ses lectures, sa peur, sa colère, ses rencontres solidaires inattendues en France même et sa détermination malgré bien des embuches à réaliser le projet du livre…) ne se dément pas. Comme elle le disait en substance dans une émission de la télévision où nous passions ensemble pour présenter nos livres (comme d’ailleurs en d’autres interviews dans la presse) : « ce travail en permettant de rendre la voix à ces femmes oubliées, voix qui m’assaillaient, ce travail m’a finalement apaisée… »
Il faut certainement d’abord lire ce petit livre pour pouvoir ensuite sereinement en discuter la démarche franche et simple.
Un sujet sur lequel il y a beaucoup à échanger, beaucoup à méditer tant il est la consécration heureuse d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire, de la vivre et sereinement la partager.

Avec Amal Chaouati, auteure et psychologue à l’émission consacrée à voix de femmes dans l’histoire


Abderrahmane Djelfaoui

(1(1)     Amel Chaouati est présidente de l’association Le Cercle des Amis d’Assia Djebar qu’elle a fondée en 2005.

lundi 31 octobre 2016

Fenêtre singulière (et plurielle) au Salon International du Livre d’Alger (SILA)…

Dimanche 30 octobre 2016, de 14 à 18 heures 30….

Les  séances de dédicace au SILA d’Alger ce ne sont évidemment pas uniquement que des signatures et des ventes. Loin de là !  Elles sont surtout (et cela l’a été pour moi) l’occasion de rencontres nombreuses, chaleureuses, inattendues, bruyantes, pleines de rires parfois et d’autres de retrouvailles et remontées vertigineuses d’images et d’étonnements dans notre mémoire brinquebalante et kaléidoscopique….

Comme tout espace d’exposition, le stand de livres de Casbah éditions dispose d’une grande entrée donnant sur les larges allées du pavillon central. C’est cependant de « la fenêtre » que vont venir les bonjours et sourires de la plupart des connaissances et amis…


Et avant même que les chaises et les tables ne soient ici installées pour les auteurs, voilà qu’apparait Othmane Flici, directeur bien connu à la belle barbe des éditions El Othmania, situées à quelques stands de là , hors cadre... Et la discussion sur le cru livresque de l’année de s’engager avec la journaliste Thouraya Ayad de la Chaine 3 en présence de Anissa Améziane qui supervise avec une dextérité souriante le stand Casbah déjà fourmillant de visiteurs de tous âges et de toutes origines…. Au fond du cadre, une foule monte aux étages d’autres stands…

avec Hab le Hibou

Je m’installe à peine, le cartable à mes pieds, que l’un des premiers à venir me demander une dédicace n’est autre que le célèbre Hab le Hibou de Facebook… Comme quoi (alors que le monde ne cesse de circuler à l’extérieur) la littérature n’est peut être qu’une virtualité de plus à la vie au sens noble du terme.

Felix Colozzi entre Mouloud Achour et moi même

Une autre figure émerge de l’histoire et vient nous serrer la main à moi et Mouloud Achour, écrivain et directeur d’édition à Casbah ; c’est Felix Colozzi, compagnon de Fernand Yveton, Hachelah et de Jacques Salor d’Alger républicain durant la guerre de libération nationale… Arrêté puis emprisonné à la sinistre prison de Lambése puis ailleurs jusqu’en 1962, je l’avais rencontré en 2014  alors que je travaillais à mon livre. Anna Gréki : il ne connaissait pas, par contre Colette Grégoire (alias Anna Gréki), oui, il en avait entendu parler… Félix est l’auteur de « Mémoires de prison », un livre édité aux éditions El Kalima à l’occasion du 60ème anniversaire du 1er novembre 1954…

Benmerabet, éditeur

Après l’éditeur Rachid Khettab qui passait allant vers son stand et que je n’eus pas le temps de photographier, coucou !.. C’est Benmerabet, un autre éditeur d’Alger, qui me dit avoir tiré cette année l’ensemble de l’œuvre du penseur islamique Malek Bennabi, intégralement en français. En l’écoutant je me rappelle du projet de livre du plasticien Mustapha Nedjai et moi-même qu’il devait publier mais resté dans les tiroirs au vu des coupes budgétaires décidées par l’Etat cette année suite à la chute des prix du pétrole brut… Il sourit : l’espoir fait vivre

Petite fille entre les couvertures de mes deux livres parus chez Casbah….


Puis arriva le doyen des écrivains algériens : Kadour M’Hamsadji (83 ans) avec son épouse pour dédicacer son dernier roman. Malgré l’état de ses yeux qui ne lui permet plus de distinguer à distance, on lui donnerait au moins dix ans de moins…

Kaddour M’Hamsadji dédicaçant « La quatrième épouse »


Entre deux ouvrages signés (il aurait aimé que son roman eut été doté d’une jaquette…) il m’informe de la vente dédicace de plusieurs dizaines de livres qu’il a faite la veille à Boufarik dans la Metidja, au lycée même où il fut élève après la seconde guerre mondiale et où il eut pour professeur d’arabe (dialectal, tient-il à, préciser) Mostefa Lacheraf… M’Hamssadji se rappelle encore et encore bien d’autres faits et souvenirs lointains et les raconte. Il m’étonne notamment, en me regardant un moment, pour me dire : « eh bien à te regarder et entendre ta voix ainsi que ta manière de te tenir, tes gestes, je jurerais que tu es le sosie parfait de Emmanuel Roblès que j’ai bien connu…. » J’en reste plus qu’étonné, ébahi de sentir que Roblès (auteur de « Cela s’appelle l’aurore » en 1952) est là parmi nous….

Puis apparu un camarade tout droit sorti des années soixante dix-quatre vingt, années de fac, de cinémathèque et de ciné-clubs… Venu de Constantine… Et de convoquer tous les amis communs de cette ville, les moments phares, ce qui fut et demeure en mémoire malgré vents et marées…

Où il faudrait évoquer à haute voix une phrase de William Faulkner sur le passé qui ne passe pas,
mais dont je ne me souviens plus de la structure exacte….

Fugitif passage de l’historien et archiviste Fouad Soufi. Bonne humeur !


Et parmi nous, à la table faisant l’angle du mur, cachée de « la fenêtre » d’où ne cessent d’émerger revenants et leurs histoires, un ancien diplomate, auteur atypique, inclassable et ayant courageusement travaillé sur un sujet pointu-pointu s’il en est. Il s’agit de Hocine Maghlaoui…



Puis entre lui et la suite apparut l’ami Abdesslam Zemmouri qui m’informe qu’il s’envole mardi pour le Nouveau Monde, plus exactement pour participer au marathon de New York. Rien que ça. Et avant de partir il lui faut une dédicace pour un ami et une autre pour lui… Je lui en fournis une troisième pour un ami habitant au centre de Paris, Jacques Fournier, retraité et écrivain lui-même originaire d’Algérie, du Dahra où son père était médecin de campagne à Cassaigne, actuel Sidi Ali …

Abdesslam Zemmouri : courir dans 48 heures le marathon à travers New York !

Puis le Hoggar et les Touaregs furent « là » par le fait de la présence de madame Farida Sellal venue signer son beau livre « Imzad » ainsi que la réédition de son poignant récit de vie « Farès »…

Mme Farida Sellal



Bien d’autres femmes se présentèrent aux dédicaces, les miennes comme celles de mes collègues de cet après midi. Pour moi l’étonnement fut intense et complet de voir arriver Nora Maidi-Kasse et son mari de Djelfa, elle et moi qui avions pour ami commun Hamid Nacer-Khodja… Mais également Yamina Yami venant des hauts plateaux de la région de Tiaret, Imène Nesrine Kerdel en Master des sciences du langage à l’université de Blida, Naima Guelai juste sortie de Natexis à Dar el Beida, un fleuriste de Birmandraes qui livrera son livre à Malika du Havre, Amel Benyaa qui gère avec son père la galerie d’art Benyaa aux Sources ou Leila Taleb (veuve de l’historien Taleb Biendab) venant de Paris… Encore faut-il , pour faire court, que je mette entre parenthèses bien d’autres personnes, simples ou « de la haute » comme on dit, qui ne cessèrent de succéder dans notre espace ; le notre au sens du leur et mien, mien, mien confondu…

Je ne saurais terminer sans évoquer l’image exemplaire de Mohammed Benotsmane, professeur de français dans une école primaire mixte d’Etat à Ouled Salama, prés de Blida, et poète « amateur depuis peu » comme il se définit, depuis qu’il vient de découvrir la poésie de Yahya El Ouahrani, alias Jean Sénac….

Mohammed Benotsmane

Enfin, le jour ayant déjà avalé toute sa salive, j’eus le privilège de dédicacer le dernier exemplaire de « Anna Gréki, les mots d’amour, les mots de guerre », à une amie au nom très sonnant de Djédjiga qui arriva très tard à cause d’une circulation furieuse dans Alger et ses environs et qui dut m’attendre sous le ciel noir à la grille de la foire (le SILA) où on l’avait quand même autorisée à stationner… Je signai sous le regard amusé du couple M’Hamssadji que je devais raccompagner à leur domicile…
Voilà pour une fraction de SILA
Peut être une autre vendredi prochain, inchallah



Abderrahmane Djelfaoui




mardi 18 octobre 2016

SIRIUS, la palette poétique

C’est comme si par un coup de baguette magique un opticien se mettait à vous offrir du chocolat. Du coup vous voyez mieux ! Imaginez encore un plein soleil de petite pluie, ou un café noir qu’on vous sert non pas avec une goutte de fleur d’oranger mais avec la petite fleur blanche elle-même qui surnage et tournoie doucement sur la crème et son arôme… Ces toutes petites choses de la vie qui font de votre étonnement un réel et pur plaisir…


Aussi quand Valentina Ghanem m’eut proposé cette idée au téléphone, c’est je crois le soleil en personne qui a du être étonné de la brillance de mes yeux. Faire une lecture poétique dans sa galerie d’art ! Avec tableaux aux murs et un parquet de bois lisse! Pourquoi pas ! Un peu comme le soleil et la rosée ! Fallait y penser et Valentina Ghanem avait bien vu, certainement bien sentie. Alors va pour Anna Gréki (la poétesse), « Anna Gréki, Les mots d’amour, Les mots de guerre » à la galerie Sirius à mi hauteur des pentes luxuriantes, aérées et lumineuses d’Alger….



Quand je me pose la question du rapport de sa galerie d’art à la poésie, je finis par trouver une réponse dans les expositions elles-mêmes, leurs titres, ce que ces titres évoquent en faisant planer notre imaginaire. L’ouverture de cette galerie, le 21 novembre 2014 (juste hier) s’était d’ailleurs faite sur de grandes toiles de Valentina, travaillées au couteau, et dont l’ensemble avait pour titre « Reflets d’Alger » ; ou, comme elle tint à me le préciser : « survol de mes tous premiers souvenirs de cette ville, souvenirs de bonheur qu’El Djazair la Blanche m’est si bien reçue et acceptée… » Une autre de ses expositions fut « Symphonie du désert », autrement dit : l’espace, le mouvement et tout l’inattendu de leur poésie…



Il y eut bien sur d’appréciables expositions collectives et individuelles dont les auteurs avaient pour noms : Bourdine, Djemai,Nacib, Sergoua, Mizo, Alexandra Gillet…
Nous savons presque tous qu’ouvrir une galerie d’art nécessite de savoir la gérer et bien compter, d’être diplomate malgré toutes les ingratitudes, d’être consciencieux, esthète, historien de l’art, physiquement solide, intuitif dans la recherche des valeurs et surtout bien connaitre le milieu réel et les habitudes des artistes « pour ne pas rater une graine de ce qui est important »…. Processus complexe, éprouvant et malaisé à conduire ce dont on ne se rend pas suffisamment compte.
Je dois dire que Valentina Ghanem, en sus d’un press book très riche, varié, étonnant (dont une belle lettre de Mansour Abrous), reçoit depuis l’ouverture de sa galerie des demandes d’expositions d’artistes lui parvenant de Russie, de Bulgarie, d’Angleterre, d’Ukraine, d’Allemagne, de France tout comme de nombreux Algériens installés à l’étranger … Est-il besoin de commenter ?..
En attendant les surprises que cette douce passionnée nous promet pour novembre et le début de la nouvelle année, voilà déjà l’auteure de ALGERIE CAPITALE ALGER (Anna Gréki) invitée en guest-star sur Sirius, ce jeudi 20 octobre entre 16 heures et 19 heures…



Ses poèmes y seront lus, déclamés et le livre biographique que lui consacre Abderrahmane Djelfaoui, publié cet automne aux éditions Casbah (Anna Gréki, les mots d’amour, les mots de guerre) y sera spécialement dédicacé.

Alors Marhaba à toutes et à tous et que le plaisir soit partagé !

Le portrait d’Anna Gréki dessiné par Denis Martinez



Abderrahmane Djelfaoui


·         Galerie SIRIUS, Jeudi 20 octobre de 16h à 19h.
139 , Bd Krim Belkacem, Telemly. 
Tel. 0559 707 132.



dimanche 16 octobre 2016

De Nanterre à la Seine :L’inoubliable triade d’Octobre 61…

Il est des hasards qui font resurgir des moments d’histoire telle une chute d’eau qu’on ne s’attend pas à voir dévaler des centaines de mètres à la verticale …

Ainsi de ce vénérable voisin de quartier, Nadir, bien connu 720 lgs de la banlieue sud d’Alger parce qu’il n’a cessé  a 70 ans d’âge de planter laborieusement et sans fléchir des arbres mimosas et des cyprès pour égayer l’espace commun ; les protéger jeunes pousses contre les stationnements sauvages, les enfants terribles, la saleté du plastique, des canettes et autres innommables détritus…

Krai Nadir Ben Arab

Nous avons commencé à nous connaître au fil des rencontres brèves et respectueuses, de cérémonies mortuaires de proches voisins, de rares mariages ou de problèmes délicats de proximité pour employer un terme à faible densité de violence… L’entrée de son bâtiment est toujours propre, parce qu’il la balaie et dit bonjour (ou y répond) à chaque passant.
Le peu que je savais de lui au fil des échanges sur le coût de la vie et les innombrables « riens » de la vie quotidienne de banlieue, est qu’il était originaire de Bordj Bou Arreridj et avait émigré très jeune comme des dizaines de milliers d’autres afin de gagner sa vie à la force des bras dans la région parisienne…
Quand des tas de gens n’arrêtent pas de claironner leurs « hauts faits de guerre », des bribes dites par Krai Nadir Ben Arab, je compris qu’orphelin il fut contraint de quitter sa dechra en 56 à l’âge de 15 à 16 ans pour faire là bas du terrassement, un travail physique épuisant… Mais il se souvenait aussi très bien, alors qu’il n’était encore que jeune ado, de Amirouche, le colonel Amirouche venant faire halte prés de leur hameau parce cette zone dépendait de lui. Il me disait, « allah yerhmou, il passait par Kessabia, El Haraz et ses montagnes. Les « frères » à l’époque m’ayant vu orphelin et ne possédant presque rien m’ont fait don d’une kachabiya. J’habitais encore la maison de mes parents qui était à l’ouest de Bordj, vers El Kassabia, les montagnes de Maillot, en direction de la wilaya de M’sila. » Il se souvient nettement des ces jours où l’armée de libération venait se restaurer dans leur dechra dont des gens comme Hadj Mohamed Ben Said et Graini Bachir du village s’occupaient (« Allah yerhamhoum ») de superviser ces opérations après que Amirouche eut fait faire à ses troupes un spectaculaire mouvement de marche en armes, une deux, une deux, devant la population émerveillée…
Mais devant l’escalade de la guerre et ne voulant pas que l’armée française ne l’habille en harki, Nadir se vit obligé en 1956 de partir loin ailleurs subvenir à sa vie. « Alors, j’ai coupé,  vers la France, directement vers Paris, en avion que m’avait payé mon grand frère allah yerhmou, qui avec  le déclenchement de la révolution était revenu de France aider et protéger ses enfants… »
Ainsi des bribes d’info et chaleureuses poignées de mains, lorsqu’un jour d’été, je ne sais plus sous quel prétexte, il me fit une véritable révélation : lui Nadir, le pacifique planteur d’arbres des 720 avait activement participé aux tragiques événements du 17 octobre 1961 au centre de Paris…

Nanterre, d’abord…

« Nanterre c’est à l’ouest de Paris. Il y avait là des bidonvilles comme il y avait des immeubles d’habitation ; mais les bidonvilles étaient les plus grands, les plus peuplés. Bien plus que le bidonville de Hai Eremli. Les gens en famille habitaient leurs cases et baraques seuls. Et il y avait ceux qu’on appelait « ezzoufriya », la main d’œuvre…

« En 56, les messalistes étaient puissants à Paris. La force et l’organisation c’était eux. Le Front a commencé à travailler tout petit et peu à peu. Mais très vite entre eux a commencé la mort. De temps à autre il y avait échange de tirs d’armes entre le Front et les Messalistes en plein dans les bidonvilles. Des accrochages de nuit et des bagarres. Il y eu beaucoup de morts des deux cotés… Le front avait constitué des forces de fidayines dans les baraques de Nanterre, avec à chacun une mission déterminée. A l’époque comme j’étai jeune on m’a attribué la responsabilité d’une cellule de cinq dont j’étais le sixième. Je percevais les cotisations, j’assurais les réunions ; je courais avec les frères pour distribuer les tracts ; on enrôlait aussi les gens qui ne travaillaient pas, on les faisait agir pour le Front… Et peu à peu tout s’organisa : cellules, groupes… Un commissaire de police qu’on savait haineux, on l’attaquait. Un traitre qui donnait les noms et les filières de l’organisation, on l’exécutait. Le Front s’implantait et devenait toujours plus fort au-delà de Nanterre, vers le 15 eme arrondissement, vers le 18 ème, Gennevilliers … Nanterre était le centre qu’on l’appelait « El Qahira » parce qu’il était le quartier général du Front de libération national.
« Jusqu’en 58 où il fut décidé de faire grève générale des 8 jours, de tout arrêter. Et nous les jeunes, le Front nous avait chargé de presser tous ceux qui voudraient quand même aller travailler, de les convaincre du contraire. Il ne fallait pas qu’il y ait une seule personne qui rejoigne son poste de travail durant 8 jours. Ceux qui refusaient étaient obligés de fuir Nanterre, surtout les messalistes… Ordre était venu du Front de ne pas faire moins que ce faisaient les Frères en Algérie même. Nous étions au courant de tout, cela faisait quatre ans de feu et de sacrifices ; la révolution était générale… 
« Passa l’année 58- 59 et ainsi de suite jusqu’à 1961, je suis devenu membre d’un groupe de volontaires (parfois armés) et chacun dans l’organisation devait réaliser la mission qui lui était dictée sans savoir ce qu’elle serait à l’avance. On t’affectait là où on avait besoin de toi. En même temps j’avais trouvé un emploi grâce à des connaissances de mon oncle dans une usine de goudron à Courbevoie, prés de la Seine…»

Est venu le 17 octobre….

A ce niveau du récit, j’ajoute ici un autre témoignage humain reçu. Alors que je me trouvais récemment à la maison de la radio du boulevard des Martyrs pour une émission sur la poésie et les livres édités sur la révolution de Novembre, on y lut une lettre hommage à Ali Laroum, qui avait quitté Alger pour Paris en 1956 à l’âge de 18 ans… Né en 1939, décédé en 1995, Laroum fut militant actif des marches du 17 octobre à Paris qui fut sauvé in extremis de la mort grâce au sang froid de son ami…

 Paris années 60

Dans la lettre citée ci-dessus, un morceau éclaire d'ailleurs bien la situation dans laquelle se présentait la marche du 17 octobre.
« ... A la demande des syndicats de policiers, le préfet de police de Paris, Maurice Papon (politicien sous Vichy) instaure dès le 5 octobre un couvre-feu en demandant aux travailleurs algériens de ne plus circuler de nuit dans la capitale de 20h30 à 5h30.
« Pour protester contre ce couvre-feu discriminatoire, la Fédération de France du FLN appelle les français musulmans d’Algérie de Paris et de la région parisienne à manifester pacifiquement. Malgré l’interdiction de manifester par les autorités françaises, ils répondent à l’appel ainsi que femmes et enfants à partir de 20h30 – début donc de l’heure du couvre-feu.
« ... ils étaient pour la plupart des ouvriers, et ils se sont rendus à la capitale en costume du dimanche comme s'ils allaient à "un mariage ou à une fête". Pour certains, c'était la première fois qu'ils quittaient leurs bidonvilles. Plus de 30.000 Algériens seront accueillis par des milliers de policiers à Paris »…


Nadir de Ain Naadja reprend la parole…

« A cette époque, nous étions toute une semaine en réunion pour préparer la manifestation. Chacun dans sa cellule, groupe et section devait donner son avis pour savoir comment nous allions faire. Il fut arrêté que la manifestation serait pacifique, qu’il n’y aurait aucun type d’arme. La décision fut prise que les Algériens d’un bord à l’autre de toute la région parisienne  seraient sur les boulevards le 17 octobre à 19 heures. Sortant de mon travail avec mon cousin nous traversions le 15ème pour rejoindre par le métro de Denfert Rocherau le regroupement à l’Etoile. Sortant du métro de l’Etoile on a vu la police et les CRS prêts à la guerre qui empêchaient tout regroupement. Ils avaient déjà préparé les lieux où ils nous déporteraient ! Ils ont commencé à embarquer vers la porte de Versailles… Ne pouvant rien faire nous avons rebroussé chemin vers Nanterre. »

Matraques, armes à feu, crosses et noyades organisées

« … Du haut Nanterre comme à la gare de Nanterre c’était une foule immense de milliers de personnes qui à 19 heures se déversait dans la rue ! Hommes et femmes ! Et même des enfants portés par leurs parents. Une nuit de bouleversement. Et nous avons foncés malgré la pluie pour traverser main dans la main la Seine par le pont de Neuilly. Là on rencontre une force jamais vue ! Et ils ont foncé sur nous à coups de matraques ! Comme ils se sont rendu compte de la solidité de nos rangs, mains dans la main, et qu’on clamait haut et fort TAHYA FARHAT ABBAS, ALGERIE ALGERIENNE, ils ont tout bouclé ! Tout a été arrêté, fermé: le métro, les magasins, les cafés. Nous ne restions que nous, policiers et CRS face à face, aux prises ! Le premier rang de la marche est tombé sous les bales. Ces premiers, allah yerhamhoum, chouhada. On les voyait devant nous comme de la volaille qu’on égorgeait ! Ils se débattaient dans leurs râles… On  était obligé de reculer devant les policiers, les CRS et même l’armée avec des chars. Une puissance de frappe incroyable ! Les  femmes ensanglantées fuyaient ; on essayait de les aider de notre mieux. C’était horrible à voir ; une horrible nuit de pluie, sombre ! Il y avait la mêlée, les morts, les blessés, les fracassés, les estropiés et ceux qui avaient perdus leur œil, leur enfant, leur mari… Hajouj ou majouj… Il y aura ensuite tous les disparus, ceux qui auront été exécutés sans qu’on sache où ils les avaient jetés. Morts sans tombes !…
Il y avait pendant ce temps les marcheurs  d’Argenteuil qui se dirigeaient vers nous. A peine qu’on était en vue  que policiers et CRS ont commencé à les balancer du haut pont dans la Seine ! Certains avaient été ceinturés avant d’être jetés par-dessus le pont, d’autres directement matraqués, poussés, jetés. En cette seule nuit 500 personnes ont été noyées ! Dont un ami : Djelid Lakhdar de la même dechra que moi, avec qui je partageais la même chambre est mort chahid .On fuyait sous les balles tout en observant ce qui se passait là bas, de loin… »



La seconde nuit, nuit du 18 octobre…


« La deuxième nuit, ceux des baraques et bidonville sont sortis vers la gare de Nanterre. On passait devant le commissariat de Nanterre en scandant VIVE FERHAT ABBAS, VIVE L’ALGÉRIE ALGÉRIENNE, VIVE, VIVE, VIVE… Ils ont éteint toutes les lumières de la placette et ont placé les pièces d’armes face à nous. Et ils ont tiré ! Ceux du premier rang : Allah yerhamhoum. Tous, pas un n’est resté debout.. On a reculé ; en fuyant certains ont été électrocutés par la voie de chemin de fer. Devant nous les tirs des armes à feu… J’ai vu un bâtiment, je me suis engouffré avec un ami du Souf, que Dieu ait son âme –peut être est-il encore vivant…On ne pouvait pas répondre par les armes ; on ne pouvait que fuir la tuerie … Au moment de sortir, un fourgon de police passe. AH ILS SONT LA !... MAINS EN L’AIR ! J’ai entendu l’un d’eux : FAUT PAS TUER. ATTENDS ! Et vlan coups de crosse sur la tète. Le Soufi par terre. Avec mon visage ensanglanté et enflé ils nous ont emmenés au commissariat de Nanterre ; il était peut être trois heures du matin…



« Quand je me rappelle cette nuit j’en pleure. Ils ont commencé avec le robinet d’eau froide ! C’était le mois d’octobre !.. ALLER, NETTOYER ! ALLER ! Et je tombais… Ils nous ont tirés pour nous mettre  dans les toilettes. Jusqu’à peut être neuf du matin quand j’ai entendu : ENVOYER L’EAU ! Ils nous sortent des WC et l’un d’eux dit : POURQUOI LEUR FAIRE CA ? MIEUX VAUT LES TUER. C’était je crois le commissaire lui-même. J'ai entendu alors un adjudant répondre : NON,  PAS TUER... Et le chef de reprendre: ALLEZ, ENVOYEZ LES A PORTE DE VERSAILLES. ENVOYEZ CES CHIENS ! Hachek…Et nous n’étions pas les seuls, un grand nombre de frères avaient subis le même sort. Ils nous ont mis au sol dans le car sous leurs bottes. Versailles. Dans le bâtiment couvert de sports, plein de grillages et sans revêtement de sol que la terre,  on est accueilli par les frères. Il y avait foule de milliers d’Algériens parqués dans ces hangars pleins de poussière! Que des hommes, dans le froid. Pas de couches, pas de quoi se couvrir, rien à manger! Il y avait là même des gens nés de mère française et de père algérien ! Pour dire : il suffit que tu sentes un peu l’Algérien ! On avait nous-mêmes fait place aux blessés. Quatre jours passés là sans qu’on puisse distinguer le jour de la nuit. Avec notre sang qui coulait encore. Et si tu allais au WC les CRS en profitaient pour te donner des coups de crosse…Courage ; Dieu nous a donné la force de résister malgré tout. Ce n’est qu’au quatrième jour qu’est venue la Croix rouge et qu'on nous a donné quelques draps et des os à ronger…»
Krai Nadir Ben Arab insiste sur les procédures humiliantes de fichage (« leur contrôle ») dont la police usa sans limite envers les milliers des parqués à Versailles avant de les lâcher, petit à petit, plusieurs jours après les horreurs qu’ils subirent et continuèrent, pour les vivants, de subir dans leur mémoire… Une partie des hommes fut envoyée vers les prisons ; nombre d’autres furent expulsés en Algérie ; les autres comme nous, diminués, blessés étaient autorisés à rejoindre leurs baraques…
Mais là ne s’arrêta pas le 17 octobre, me dit-il, parce que le lendemain du 18, une autre manifestation de femmes eut lieu encore à Nanterre. « Elles sont sorties seules, alors que la plupart des hommes étaient arrêtes, blessés, elles sont sorties marcher dans la rue tout en cassant des assiettes…Et le quatrième jour nous avions cassé le couvre-feu ! C’était très important pour nous parce que la plupart nous travaillions dans la journée et ce n’est qu’avec la nuit que nous pouvions nous réunir, sortir et marcher, faire des rondes, transporter des tracts, faire d’autres opérations… Ils ont voulu nous étouffer et ils n’ont pas pu !» 
Une autre action de grande envergure menée par le FLN me dit enfin Nadir fut de ne pas laisser les manifestants blessés rejoindre leurs baraques de peur que les CRS, toujours enragés, n’aient le prétexte de les charger encore et les tuer. Le Front mis sur le champ au point un vaste réseau de prise en charge des blessés dans des familles algériennes le temps qu’ils guérissent, reprennent leurs forces et aient à nouveau une digne allure…
Krai Nadir Ben Arab m’avait dit le fond de son cœur, mais je sentais bien qu’il y avait encore un puits sombre qu’il lui faudrait peut être bien un jour éclairer lui qui n’a pas établi ses papiers d’ancien moudjahid mais ne garde sur qu’une carte d’immatriculation de la sécurité sociale de Nanterre datée de 1956, plastifiée, comme si elle datait juste d’hier…


Abderrahmane Djelfaoui