Bonjour (ou plutôt : bonsoir, vu le décalage horaire) Kai Krienke.
Le net rend des services insoupçonnés et pourtant devenus évidents, comme notre
entretien, n’est ce pas ?... Alors, quel rapport y a-t-il entre Brooklyn,
New York et Jean Sénac l’Algérien ?
New York est le centre
culturel, littéraire et artistique des Etats-Unis ainsi que la Mecque du
mouvement Beat des années 50 et 60. Il y a eu la Harlem Renaissance, et tous
les écrivains et poètes Afro-Américains chers à Sénac. Vu d’ici Sénac est un
Beat algérien. Je vis moi-même à Brooklyn, ainsi que mon directeur de thèse,
Ammiel Alcalay, qui est critique et poète et qui fait partie de cette
génération d’intellectuels qui ont émergés dans les années 60 et 70.
Ammiel Alcalay, qui travaille depuis longtemps sur les
poètes dit « Beats », est un habitant de Brooklyn depuis de longue
date. Donc je dirais qu'il y a un lien par l'intermédiaire d'une certaine
culture et d'une communauté de poètes qui vivent à Brooklyn. ….
Tu viens justement d’éditer un livre de documents socio-historiques et
littéraires sur Sénac. Peux-tu nous situer cette édition ?....
Oui, c’est un livret en
deux parties publié par la revue annuelle « Lost & Found ». La
revue est dirigée par Ammiel Alcalay professeur au département d’Anglais au
Graduate Center de la City University de New York (université publique de la
ville de New York), ainsi qu’à Queens College (également partie de CUNY) où il
enseigne au sein du lDépartement de langues et de
cultures classiques, asiatiques et moyen-orientales.
« Lost & Found » publie principalement des
travaux inédits d’archives sur la « Nouvelle Poésie Américaine » (New
American Poetry) des années 50, 60 et 70, comprenant William S. Burroughs,
Langston Hughes, Amiri Baraka, Muriel Rukeyser, Robert Duncan, Joanne Kyger,
Jack Spicer, Charles Olson, Jack Hirschman et d’autres. Ce sont des
contestataires de l'ordre établi qui ont trouvé dans la poésie un espace
politique pour un autre langage, un peu comme Sénac. Quand j'ai commencé à
travailler sur Sénac, ayant étudié tous ces poètes, j'ai trouvé que Sénac avait
plus de lien avec la New American Poetry qu'avec ce qui se faisait ailleurs.
Ainsi Sénac pênètre le Nouveau monde, les USA, par le nouveau siècle…
Oui, si l’on veut. Jean Sénac est le premier poète
non-Américain de la série (la 5ème depuis 2009).
Mais c’est évidemment un travail sur la vie active de Sénac
, c'est-à-dire durant la deuxième partie du 20ème siècle. C’est comme cela que les deux livrets que je
publie comprennent une sélection de lettres échangées entre Sénac et Mohammed
Dib, entre 1951 et 1953, une sélection de notes prises par Sénac lors des
« Rencontres de la Jeune Poésie Algérienne de Constantine » en
1972 et à peu près un tiers de son
manifeste « Le Soleil sous les armes », publié en 1957. Tous les
documents sont traduits du français à l’anglais et présentés par moi-même. Les
lettres entre Sénac et Dib tout comme les notes de Constantine viennent des
archives personnelles de Hamid Nacer-Khodja. Les autres proviennent soit de la
Bibliothèque nationale d’Alger, soit des archives des Fonds Littéraires
Méditerranéens de la Bibliothèque de l’Alcazar à Marseille, en France.
Jean Senac photographiéé par Denis Martinez
Peux-tu nous détailler plus précisément ces trois séries de documents
et à quoi elles correspondent dans voie littéraire et poétique de Jean
Senac ?
Ces trois séries de documents représentent trois étapes dans
la trajectoire de Sénac tout comme dans celle de la poésie algérienne dont il
est inséparable :
- d’abord, la période coloniale et le défi de créer une jeune littérature proprement algérienne, révélée et promue par des revues comme « Soleil », « Terrasses » et d’autres . Cette partie est composée de séries de lettres inédites que Sénac échange avec le romancier Mohammed Dib bien avant la guerre (1951-1953) ; l’objet en est le lancement d’une nouvelle revue littéraire. Sous l'ombre de la guerre de libération qui éclatera en 1954 , Sénac veut réunir de jeunes écrivains et de plus anciens dans une tentative visionnaire de forger une nouvelle culture algérienne réunissant toutes les composantes d’alors à l’exclusion de la fraction coloniale.
- deuxièmement la période de la guerre, et le rôle de la poésie comme véhicule de résistance . Cette partie du livre est une sélection de passages du manifeste de Sénac « Le soleil sous les armes » écrit à Paris en 1957 . Le manifeste s’adresse à la fois aux publics algériens et français , ainsi qu’à son ancien ami Albert Camus ( dont il est séparé par des différences politiques concernant l’appréciation de cette guerre et ses objectifs ). « Le soleil sous les armes » est une tentative réponse poétique à la violence déchirant les deux sociétés durant cette guerre.
- la période post-Independance enfin et le début d’une crise
sociale, politique et culturelle importante parmi les jeunes poètes algériens,
tant de langue française que langue arabe. Cette troisième série de documents
comprend des notes manuscrites de Sénac prises lors d’une rencontre de Jeunes
poètes algériens à Constantine, en 1972, dix ans après l’indépendance….
Un Mandala de Sénac
Ceci étant, il faut dire que bien que clairement situé en Algérie, Sénac était un citoyen du monde et a pris ses modèles poétiques chez Walt Whitman , Arthur Rimbaud , Vladimir Maïakovski , Federico Garcia Lorca , les Beats , et le mouvement des Arts Nègres .
Ces documents uniques représentent les genres et les modes d'intervention distincts , de la correspondance personnelle , depuis l’adresse politique jusqu’à la médiation publique des poètes , et permettent de focaliser l'attention sur une figure culturelle majeure du 20 ème siècle, mais malheureusement encore en grande partie inconnue.
Je crois qu’en dehors d’une collection de poèmes traduits et
édités par Katian Sainson et David Bergman publié en 2010, puis maintenant le
mien il n'existe rien d'autre aux USA sur Sénac…
Il n’y a pour l’instant aucun ouvrage disponible en Anglais
sur Sénac destiné au large public. Oui, c'est un terrain à construire, tant il
est mal connu pour l'instant. Ma thèse de doctorat intitulée « Jean Sénac
et le langage commun d’une poétique révolutionnaire » (Jean Sénac and the Common Language of
Revolutionary Poetics), soumise en 2015, est à ma connaissance une première
aux Etats-Unis et j’espère pouvoir la publier d’ici quelques années.
A mon sens Sénac est non seulement un poète central en
Algérie, mais un des grands poètes du 20ème siècle. En travaillant sur ma
thèse, je me suis rendu compte que Sénac était très proche d’esprit d’un grande
nombre de poètes américains eux-mêmes méconnus eu sein d’une certain culture
américaine, celle des Beats ; mais aussi avant eux de poètes sortis de la
guerre froide et désirant produire un langage poétique nouveau. Beaucoup
étaient, comme Sénac, homosexuels, et revendiquaient une liberté de corps comme
une liberté d’action politique.
Et de ton itinéraire personnel que peux-tu nous dire ?
Pour la petit note biographique, je suis moi-même né à New
York, j’ai grandit en Suisse, et suis retourné vivre à New York en 1998 pour y
poursuivre mes études universitaires à NYU (New York University). J’ai continué
mes études de doctorat à la City University de New York, en littérature
comparée, me dédiant principalement à la poésie américaine du 20ème siècle
avant de découvrir tout à fait par hasard le travail de Jean Sénac. En fait, je
suis tombé sur Sénac tout à fait par hasard : en parlant avec un collègue
universtaire qui m'avait parlé de sa correspondance avec Camus. A l'époque je
connaissais encore très peu l'Algérie et même Sénac. Mon premier voyage en
Algérie en 2010 et ma rencontre avec Hamid Nacer-Khodja à cette époque ont été
décisifs dans mon choix de me dédier pleinement à Sénac, et par son intermédiaire
à la poésie algérienne. Je sens que cette double appartenance suisse et
américaine me permet d’une certaine façon de créer un pont entre Sénac et
l’Amérique.
Pour le reste je vis à Brooklyn avec mes deux enfants, et j’enseigne
la littérature dite « mondiale » à Bard Early College (école secondaire de
niveau universitaire) dans le Queens.
Kai Krienke
et Hamid Nacer-Khodja portant son petit fils à Djelfa
(Photo
Abderrahmane Djelfaoui)
Kai Krienke dans les gorges de la Chiffa
(Photo Abderrahmane Djelfaoui)
L'interview à la une du quotidien "reporters"
Entretien
réalisé par Abderrahmane Djelfaoui
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