jeudi 30 avril 2015

Jean Sénac à Brooklyn, New York… Un entretien virtuel avec le chercheur américain Kai Krienke


Bonjour (ou plutôt : bonsoir, vu le décalage horaire) Kai Krienke. Le net rend des services insoupçonnés et pourtant devenus évidents, comme notre entretien, n’est ce pas ?... Alors, quel rapport y a-t-il entre Brooklyn, New York et Jean Sénac l’Algérien ?

New York est le centre culturel, littéraire et artistique des Etats-Unis ainsi que la Mecque du mouvement Beat des années 50 et 60. Il y a eu la Harlem Renaissance, et tous les écrivains et poètes Afro-Américains chers à Sénac. Vu d’ici Sénac est un Beat algérien. Je vis moi-même à Brooklyn, ainsi que mon directeur de thèse, Ammiel Alcalay, qui est critique et poète et qui fait partie de cette génération d’intellectuels qui ont émergés dans les années 60 et 70.

Ammiel Alcalay, qui travaille depuis longtemps sur les poètes dit « Beats », est un habitant de Brooklyn depuis de longue date. Donc je dirais qu'il y a un lien par l'intermédiaire d'une certaine culture et d'une communauté de poètes qui vivent à Brooklyn. ….

Tu viens justement d’éditer un livre de documents socio-historiques et littéraires sur Sénac. Peux-tu nous situer cette édition ?....


Oui, c’est un livret en deux parties publié par la revue annuelle « Lost & Found ». La revue est dirigée par Ammiel Alcalay professeur au département d’Anglais au Graduate Center de la City University de New York (université publique de la ville de New York), ainsi qu’à Queens College (également partie de CUNY) où il enseigne au sein du lDépartement de langues et de cultures classiques, asiatiques et moyen-orientales.


« Lost & Found » publie principalement des travaux inédits d’archives sur la « Nouvelle Poésie Américaine » (New American Poetry) des années 50, 60 et 70, comprenant William S. Burroughs, Langston Hughes, Amiri Baraka, Muriel Rukeyser, Robert Duncan, Joanne Kyger, Jack Spicer, Charles Olson, Jack Hirschman et d’autres. Ce sont des contestataires de l'ordre établi qui ont trouvé dans la poésie un espace politique pour un autre langage, un peu comme Sénac. Quand j'ai commencé à travailler sur Sénac, ayant étudié tous ces poètes, j'ai trouvé que Sénac avait plus de lien avec la New American Poetry qu'avec ce qui se faisait ailleurs.

Ainsi Sénac pênètre le Nouveau monde, les USA, par le nouveau siècle…

Oui, si l’on veut. Jean Sénac est le premier poète non-Américain de la série (la 5ème depuis 2009).

Mais c’est évidemment un travail sur la vie active de Sénac , c'est-à-dire durant la deuxième partie du 20ème siècle.  C’est comme cela que les deux livrets que je publie comprennent une sélection de lettres échangées entre Sénac et Mohammed Dib, entre 1951 et 1953, une sélection de notes prises par Sénac lors des « Rencontres de la Jeune Poésie Algérienne de Constantine » en 1972  et à peu près un tiers de son manifeste « Le Soleil sous les armes », publié en 1957. Tous les documents sont traduits du français à l’anglais et présentés par moi-même. Les lettres entre Sénac et Dib tout comme les notes de Constantine viennent des archives personnelles de Hamid Nacer-Khodja. Les autres proviennent soit de la Bibliothèque nationale d’Alger, soit des archives des Fonds Littéraires Méditerranéens de la Bibliothèque de l’Alcazar à Marseille, en France. 

Jean Senac photographiéé par Denis Martinez

Peux-tu nous détailler plus précisément ces trois séries de documents et à quoi elles correspondent dans voie littéraire et poétique de Jean Senac ?

Ces trois séries de documents représentent trois étapes dans la trajectoire de Sénac tout comme dans celle de la poésie algérienne dont il est inséparable :

- d’abord, la période coloniale et le défi de créer une jeune littérature proprement algérienne, révélée et promue par des revues comme « Soleil », « Terrasses » et d’autres . Cette partie est composée de séries de lettres inédites que Sénac échange avec le romancier Mohammed Dib bien avant la guerre (1951-1953) ; l’objet en est le lancement d’une nouvelle revue littéraire. Sous l'ombre de la guerre de libération qui éclatera en 1954 , Sénac veut réunir de jeunes écrivains et de plus anciens dans une tentative visionnaire de forger une nouvelle culture algérienne réunissant toutes les composantes d’alors à l’exclusion de la fraction coloniale.

- deuxièmement la période de la guerre, et le rôle de la poésie comme véhicule de résistance . Cette partie du livre est une sélection de passages du manifeste de Sénac «  Le soleil sous les armes » écrit à Paris en 1957 . Le manifeste s’adresse à la fois aux  publics algériens et français , ainsi qu’à son ancien ami Albert Camus ( dont il est séparé par des différences politiques concernant l’appréciation de cette guerre et ses objectifs ).  « Le soleil sous les armes » est une tentative réponse poétique à la violence déchirant les deux sociétés  durant cette guerre.
 
- la période post-Independance enfin et le début d’une crise sociale, politique et culturelle importante parmi les jeunes poètes algériens, tant de langue française que langue arabe. Cette troisième série de documents comprend des notes manuscrites de Sénac prises lors d’une rencontre de Jeunes poètes algériens à Constantine, en 1972, dix ans après l’indépendance….



Un Mandala de Sénac

Ceci étant, il faut dire que bien que clairement situé en Algérie, Sénac était un citoyen du monde et a pris ses modèles poétiques chez Walt Whitman , Arthur Rimbaud , Vladimir Maïakovski , Federico Garcia Lorca , les Beats , et le mouvement des Arts Nègres . 
Ces documents uniques représentent les genres et les modes d'intervention distincts , de la correspondance personnelle , depuis l’adresse politique jusqu’à la médiation publique des poètes , et permettent de focaliser l'attention sur une figure culturelle majeure du 20 ème siècle, mais malheureusement encore en grande partie inconnue. 

Je crois qu’en dehors d’une collection de poèmes traduits et édités par Katian Sainson et David Bergman publié en 2010, puis maintenant le mien il n'existe rien d'autre aux USA sur Sénac… 


Il n’y a pour l’instant aucun ouvrage disponible en Anglais sur Sénac destiné au large public. Oui, c'est un terrain à construire, tant il est mal connu pour l'instant. Ma thèse de doctorat intitulée « Jean Sénac et le langage commun d’une poétique révolutionnaire » (Jean Sénac and the Common Language of Revolutionary Poetics), soumise en 2015, est à ma connaissance une première aux Etats-Unis et j’espère pouvoir la publier d’ici quelques années.

A mon sens Sénac est non seulement un poète central en Algérie, mais un des grands poètes du 20ème siècle. En travaillant sur ma thèse, je me suis rendu compte que Sénac était très proche d’esprit d’un grande nombre de poètes américains eux-mêmes méconnus eu sein d’une certain culture américaine, celle des Beats ; mais aussi avant eux de poètes sortis de la guerre froide et désirant produire un langage poétique nouveau. Beaucoup étaient, comme Sénac, homosexuels, et revendiquaient une liberté de corps comme une liberté d’action politique.

Et de ton itinéraire personnel que peux-tu nous dire ?

Pour la petit note biographique, je suis moi-même né à New York, j’ai grandit en Suisse, et suis retourné vivre à New York en 1998 pour y poursuivre mes études universitaires à NYU (New York University). J’ai continué mes études de doctorat à la City University de New York, en littérature comparée, me dédiant principalement à la poésie américaine du 20ème siècle avant de découvrir tout à fait par hasard le travail de Jean Sénac. En fait, je suis tombé sur Sénac tout à fait par hasard : en parlant avec un collègue universtaire qui m'avait parlé de sa correspondance avec Camus. A l'époque je connaissais encore très peu l'Algérie et même Sénac. Mon premier voyage en Algérie en 2010 et ma rencontre avec Hamid Nacer-Khodja à cette époque ont été décisifs dans mon choix de me dédier pleinement à Sénac, et par son intermédiaire à la poésie algérienne. Je sens que cette double appartenance suisse et américaine me permet d’une certaine façon de créer un pont entre Sénac et l’Amérique.

Pour le reste je vis à Brooklyn avec mes deux enfants, et j’enseigne la littérature dite « mondiale » à Bard Early College (école secondaire de niveau universitaire) dans le Queens.

Kai Krienke et Hamid Nacer-Khodja portant son petit fils à Djelfa
(Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Kai Krienke dans les gorges de la Chiffa
(Photo Abderrahmane Djelfaoui)

L'interview à la une du quotidien  "reporters"



Entretien réalisé par Abderrahmane Djelfaoui



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