« Issiakhem et Van Gogh entre
génie et folie ». Tel était le titre de la conférence donnée samedi 11
avril, au centre diocésain Pierre Claverie d’Oran, par le Professeur des
universités Benamar Médiene. Une conférence inédite tant par l’ambition de ses
perspectives d’analyse que par la multiplicité précieuse d’informations en
matière d’histoire de l’art concernant deux géants de la peinture moderne :
Vincent Van Gogh au 19 ème siècle et M’Hamed Issiakhem au vingtième…
C’est une part de leur histoire tragique à l’extrême, tarraudée
par une inlassable quête errante nouée elle-même d’une maladie
dépressive ; tel est l’essentiel de la vie de ces deux artistes d’espaces
et de temps différents dont les destins ne se croisent pas moins de façon
réelle….
Avant d’entrer dans le vif du sujet et son mystère, Benamar
Médiene a toutefois tenu , avec une chaleureuse modestie, à rappeler qu’il avait une pensée fraternelle
pour Monseigneur Claverie dont le centre diocésain porte aujourd’hui le nom ;
Pierre Claverie avec lequel il avait diné un soir de 1991 alors que le
conférencier était à cette époque membre du Conseil national de la culture… Peu
avant que Pierre Claverie ne soit assassiné à la porte même du diocèse dont il
avait la charge…
Le centre
Pierre Claverie d’Oran
Le conférencier dira ensuite sa fierté légitime d’avoir,
après de longues années, pu aboutir à la publication d’une biographie de Kateb
Yacine parue chez Robert Laffont, en France, puis chez Casbah éditions, en
Algérie, ayant pour titre : « Le cœur entre les dents »… Cela
pour annoncer que le temps de l’art et de la mort n’est pas le temps
chronologique ou calendaire « habituel », mais plutôt le temps exceptionnel
de rencontres, de croisements, de dévoilements, d’impulsions et de fusions
toujours vécus dans la contemporanéité, dans la marche même du présent …
Autoportrait, ou la face cachée émergeant
dans le miroir.
Pour comprendre le croisement de vie artistique des peintres
Van Gogh et Issiakhem, Benamar Médiene recourt dans sa démonstration à une
série d’autoportraits réalisés par les
deux artistes. Les similitudes sont frappantes et fortes. A plus d’un demi
siècle de vie l’un de l’autre, la présence physique des deux personnalités est
quasi immédiate ; rien de décoratif tant leur présence est enracinée tel
un chêne dans la toile ; présence directe, rayonnante et interpellatrice comme
si elle relevait d’un réel poétique magique, mais aussi d’une fierté dense et
d’une souffrance à peine tue …
Pour expliciter cette aura peu commune qui se dégage de leur
être, Benamar Mediene remonte le fil individuel de la vie de chacun, le liant
par différents aspects généraux ou de détails à son contexte d’époque si
différent de celui de nos jours… Ainsi de l’internement psychiatrique de Vincent
Van Gogh durant un an à Saint Rémy de
Provence après qu’il se soit coupé l’oreille gauche au rasoir (jamais
retrouvé, d’ailleurs….); un vieil asile où il va peindre des dizaines de toiles
des champs vus de la fenêtre de sa chambre, des oliviers également ainsi que
nombre d’iris du jardin de cet hôpital privé géré par le docteur Rey…
De la région de la Provence qui est pour lui d’un soleil « jaune
pur », il fait le rêve d’y
travailler et y vivre comme de convaincre ses amis Paul Gauguin, Henri Toulouse
Lautrec et d’autres de venir s’y installer et l’accompagner. Mais presque personne ne répond à son appel. Toulouse-Lautrec préfère continuer à vivre ses
nuits dissolues dans les cabarets de Paris jusqu’à ce que l’alcool et la
syphilis le tuent à 37 ans…. Seul Gauguin, brutal certes, mais ayant une grande
tendresse pour Van Gogh, le rejoindra un temps ; mais une violente
brouille verbale sur une question artistique les sépare vite… Il se coupe
l’oreille… Son frère Théo le convainc de se rendre à l’asile ; l’y
accompagne…
« Folie » :
c’est le seul terme pour caractériser cet état– avec celui de démence- que l’on
en a au siècle de la révolution industrielle et de la grande colonisation. A
cette époque avoir la masse cervicale malade c’est être incurable. On est fou à
lier. On interne … Il n’y a pas de traitement psychologique, pas de traitement par
la parole. Le malade, isolé, est abruti de laudanum (teinture alcoolique
d’opium)…
Cette « folie » nous paraitrait aujourd’hui d’autant
plus « incompréhensible » au vu du contexte familial aisé et cultivé,
nourri d’art et de spiritualité d’une famille simple et pacifique,
ouverte et libérale dans laquelle a vécu le jeune Van Gogh. Elève sérieux, ne
pratiquait-il pas le français, l’anglais et l’allemand ? Dés l’enfance il
aspire à devenir un missionnaire afin de servir avec bonté les autres, notamment
les pauvres, « les mangeurs de pommes de terre » qu’il peindra plus
tard… A 16 ans sa famille le met en apprentissage dans une firme internationale
de vente de tableaux d’art à La Haye
puis à Londres… Des centaines , sinon des milliers d’œuvres, vont passer
directement par ses mains qu’il prend, regarde, analyse, évalue, et participe
même à leur encadrement pour le marché européen de l’art. Lui qui ne vendra
pratqiuement aucune de ses propres toiles de son vivant…
Projection d’un des autoportraits de
Van Gogh à sa sortie de l’asile
Photo: Abderrahmane Djelfaoui
On comprend alors que ces autoportraits soient la
matérialisation fébrile et maitrisée d’une volonté de se voir au plus profond
de soi jusqu’à s’y perdre tragiquement… Une manière qui croise étrangement la
légende de Narcisse qui voyant son reflet dans l’eau (son être en miroir… son
désir et sa présence en « direct »...) s’en approche encore et encore
jusqu’à chuter dans l’eau et se noyer comme le rapporte la mythologie grecque il
y a des milliers d’années…
L’enfance
broyée…
En fait, de décennie en décennie, après le début du
vingtième siècle, les historiens d’art ont peu a peu remonté vers ce qui
pourrait être la faille primordiale de l’artiste.
Vincent naît un 30 mars, une date qui jour pour jour
correspond à celle de son frère ainé, mort un an auparavant et qu’on avait
nommé… Vincent ! « Vincent Van Gogh se considérait-il comme un fils
de substitution ? », se demande Benamar Mediene… Cette blessure
secrète, irrévocable, il la portera sa vie durant qu’il voyage, qu’il étudie,
qu’il peigne, aime ou sombre dans la détresse immense. Incompris. Solitaire.
Déchu… Ce n’est que vingt ans après sa mort que les toiles de Vincent Van Gogh
sortiront de l’oubli pour commencer une carrière universelle…
Autre paradoxe, autre grande ligne de fracture. Alors que Van
Gogh se tue d’une balle à la poitrine un 27 juillet 1890, Le 27 juillet 1943,
alors qu’il joue avec ses deux petites sœurs, dont Yasmine qui dessinait un
avion avec un morceau de charbon de bois, M’Hamed Issiakhem dégoupille
inconsciemment « la bague magique » d’une grenade. Elle explose…. Les
deux sœurs et un neveu vont mourir. La plus jeune agonisera une semaine entière
prés de son lit…. Son geste les a tués…. C’est lui ! Et sa mère le
considérera comme tel… Quel humain pourrait vivre avec un tel fardeau,
insupportable ? D’autant que suite à cette explosion on va d’abord couper
les doigts de l’adolescent. Puis sa main, puis le bras gauche…
Autoportrait de M’Hamed Issiakhem en
« Beau jeune homme élégant »
(photo Abderrahmane Djelfaoui)
L’enfance de M’Hamed Issiakhem fut pourtant celle d’un
enfant heureux dans une famille aisée durant la colonisation. Son père était
propriétaire de hammams. M’Hamed suivit une scolarité brillante et remarquée.
L’enfant était déjà très doué pour le dessin ; il reçoit même pour cela un
premier prix à l’âge de treize ans… Le père ne lui fera pas moins suivre
« ses classes » aux bains à ses côtés parce qu’il entend destiner son
fils à gérer plus tard l’affaire familiale et à devenir une sorte
« d’industriel » des bains de la ville de Relizane et de sa région…
C’est dans ce hammam, aux dires de Benamar Mediene qui en
reçu l’aveu, que M’Hamed Issiakhem affirme qu’il a apprit la peinture,
c'est-à-dire à observer les différentes attitudes des corps, les différences
entre les individus, les atmosphères chargées de vapeur, les murs ruisselants
de gouttelettes, les lumières diffuses d’où il tirera sa vie entière l’effet de
sfumato qu’il privilégie comme fond pour
peindre les personnages de ses toiles. Remontant à
Léonard de Vinci, le sfumato est une
technique « qui laisse une certaine incertitude sur la
terminaison du contour et sur les détails des formes quand on regarde l’ouvrage
de près, mais qui n’occasionne aucune indécision, quand on se place à une juste
distance » …
Immense vie créative d’un individu
éclaté et violent
A 20 ans, en 1947, M’Hamed Issiakhem quitte sa famille pour
Alger. Il s’inscrit d’abord à la Société des beaux arts d’Alger puis rejoint
l’Ecole des beaux arts où il est vite remarqué, malgré son terrible handicap,
par le miniaturiste Mohammed Racim et le peintre Sauveur Galiéro qui le
prennent en charge, l’initient aux fondements du véritable travail artistique,
ses techniques, ses secrets ainsi que l’application et la nécessaire patience
pour faire aboutir l’œuvre.
M’Hamed Issiakhem.
Femme nue assise. 1949.
Crayon sur papier
En 1949 il réalise son premier autoportrait à la Gauguin qui
est exposé à la grande galerie d’Alger. Le jeune M’Hamed est sérieux,
travailleur, bien habillé et élégant… mais il ne tarde pas à rencontrer celui
qui sera son alter égo pour l’éternité, Kateb Yacine et lui donnera son surnom
d’œil de Lynx….
Bien des decennies plus tard, Kateb Yacine témoignera :
« … Je l'ai vu plus d'une fois, finir une toile en quelques heures, pour
la détruire tout à coup et la refaire encore, comme si son œuvre aussi était
une grenade qui n'a jamais fini d'exploser dans ses mains. En détruisant son
œuvre, dans un suprême effort de tension créatrice, comme pour briser le piège
ultime de la beauté, le peintre viole ses propres formes, car le démon de la
recherche le pousse toujours plus loin. Mais toute création commence
nécessairement par l'autodestruction… »
Si la vie de M’Hamed Issiakhem est une longue vie de
créateur instinctif et passionné, une vie de dessinateur et de caricaturiste
solidaire des causes justes, elle n’en est pas moins un calvaire. Elle est
une explosion à répétition, orageuse,
mauvaise et violente. Combien d’artistes ne sont-ils pas plaints de
provocations ou d’attaques directes contre eux de la part d’Issiakhem ?...
La cause en est évidemment et de façon principale le trauma de 1943… « Qui
peut vivre normalement après ça ? demande Bemamar Mediene, qui
ajoute : vivre avec des bouts de métal dans son corps et certainement
encore aujourd’hui, alors qu’il est enterré, avec des éclats dans le
squelette…. »
A 28 ans, M’Hamed Issiakhem est en traitement dans
l’immense clinique Laborde du docteur Jean Oury dans le Loir et Cher.
Psychiatre et psychanalyste, ami des poètes et des philosophes, le docteur Oury pratique « la nouvelle
psychiatrie » mise à jour par François Tosquelles, médecin réfugié de la guerre d'Espagne... L’institution s’étale sur des
centaines d’hectares. Là tous les patients travaillent. Issiakhem de
même…. Est-ce Khaled Benmiloud, étudiant en psychiatrie à cette époque, qui l’y
a emmené ?.... Le fait est que M’Hamed Issiakhem y entre et en sort, y
faisant des séjours plus ou moins fréquents.
Le docteur Oury l’autorisera même à venir en Algérie en permission de
sortie suite à l’information de l’arrestation de son frère Ferhat et de son
père par l’armée coloniale… C’est aussi que le docteur Oury est un pro-FLN…
1956 : il fait le portrait d’Ismael Ait Djafer, l’auteur de La
«complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par
son père» poème et terrible réquisitoire contre la colonisation écrit en 1951.
Portrait D'Ait Djafer par Issiakhem
Avant de clore sa conférence, Benamar Mediene il ne manqua
pas de citer le cas d’autres peintres « entre génie et folie », tel
Abdelouahab Mokrani….
M’Hamed Issialhem en chimiothérapie
Chimiothérapie
Dans cette rétrospective, magistralement donnée par Benamar
Mediene sans d’ailleurs pouvoir lire ses notes (il avait oublié ses bonnes
lunettes à domicile….), le conférencier donne à grands traits une image du
livre même qu’il prépare actuellement sur ce sujet. S’il s’est mis sérieusement
au travail sur Van Gogh depuis prés de dix ans, Benamar Mediene poursuit
l’analyse et la mise en lumière de M’Hamed Issiakhem depuis une trentaine
d’années.On apprendra d’ailleurs au cours du débat que notre conférencier est
souvent, ces dernières années, appelé en tant qu’ami proche de l’artiste et
historien de l’art à authentifier certaines de ses oeuvres mises en vente à
haut prix sur le marché international de l’art…
Benamar Mediene présentant son beau livre
Abderrahmane Djelfaoui
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