Le 15 mars 1962, quatre jours
avant la proclamation du cessez-le-feu, Mouloud Feraoun avec cinq de ses
collègues Ali Hammoutène, Marcel Basset,
Salah Ould Aoudia, Max Marchand et Robert Eymard sont assassinés par un
commando de l’OAS dans les locaux des
Centres Sociaux éducatifs de Ben Aknoun. Le lendemain on récupérera 109
douilles de 9 mm sur les lieux de ce carnage…
Un an après, Le 14 mars 1963,
« Les Lettres Françaises »,
grand journal que dirigeait et animait
Louis Aragon (membre du comité central du PCF), publiait un conte inédit ainsi
qu’un très rare poème de Mouloud Feraoun écrit peut être au début de l’année
1960.
Etrange poème que « Voilà
que se prennent les mains ». Tragique par son rythme et par ce qu’il
signifie « indirectement », presque a demi-mot, d’impossible entente… Un poème rare, puisqu’on ne connait de
Mouloud Feraoun que deux poèmes seulement. Celui-ci et un autre, plus court,
écrit à son retour de Delphes, en Grèce, après un séjour de formation
pédagogique en groupe…
Ayant demandé à son fils Ali si son père aurait laissé d’autres
manuscrits de poèmes, Ali fut clair et net en me répondant il y a plus d’un an
qu’on ne connaissait dans toute l’œuvre de son père (quatre romans, deux livres
de chroniques, un essai de traduction poétique, un ouvrage de correspondances
et des contributions dans plusieurs revues) que ces deux seuls poèmes écrits et
signés de lui. Mais comment en être absolument
surs au vu du travail poétique à l’œuvre dans les 23 vers ci-dessus et qui
rappelle les rythmes et chants de certains grands poètes français du 19ème
siècle? Deux poèmes donc qui avaient été transmis aux « Lettres françaises » par les soins
de l’écrivain Emmanuel Roblès qui
connaissait très bien l’auteur et sa famille.…
« Le
voyage en Grèce »
Au moment où s’ouvre la Conférence d’Evian, Mouloud Feraoun va voyager
en Sardaigne puis en Grèce entre mai et juin 1961 dans le cadre d’un groupe des
Centres Socio éducatifs fondés sur une idée de Germaine Tillon et où il a été
nommé inspecteur depuis une année ; pratiquement depuis l’explosion de la
première bombe atomique française au Sahara…. Ce voyage a du l’aérer, pour un
laps de temps, vu la terrible atmosphère de peur, de confusion et de violence
au sein de la population française d’Algérie qui sentait que la partie était
perdue pour elle… Une période où Feraoun se sent surveillé, épié, mis en ligne
de mire. Il sort peu, travaille beaucoup mais pressent que le pire est à venir…
C’est donc dans ce contexte délétère et pourri qu’il s’envole pour « Le voyage en Grèce » …
Dés l’approche en avion des iles grecques, il écrit:
« La Grèce nous apparut sous
un ciel clair, comme nous l’avions toujours imaginé [Nous :
l’instituteur de Tizi Hibel…] : des
montagnes grises couvertes de maquis, des rochers nus, des falaises, des iles,
des cotes profondément échancrées et cette mer bleue qui pénètre partout :
les Iles Ioniennes, le Péloponnèse, le golfe de Corinthe, les Cyclades au loin (…)
et les maisons du Pirée, ont la blancheur
des villes sans fumée (comme dans…) les contreforts désolés qui barrent
certains horizons du sud algérien »…
Mais ce sera surtout à Janina (Ioannina) prés de la frontière
Albanaise, que les « retrouvailles »
avec la terre natale seront les plus marquantes pour Feraoun. « Il fallut tout de suite deviner que Janina
signifiait jardinet, diminutif de « jenan » qui est « le
jardin », en arabe, en turc, en kabyle »… Et de s’écrier
presque en faisant le parallèle entre ce qu’il reste d’une des plus
brillantes civilisations d’Europe et sa terre d’Afrique sous la férule guerrière
de l’armée coloniale française :
« Mais voyez ces villages
perchés sur les crêtes ou s’étalant à flanc de coteau, on serait tenté de les
appeler Taguemount, Agouni ou Taourirt. Les terres alentour y sont
soigneusement travaillées, les lopins bien délimités, les ressources
scrupuleusement recensées. J’ai vu, dans ces villages pauvres, des gosses
couleur de brique courir pied nus derrière leurs chèvres, des femmes portant le
bidon d’eau sur la tête, des vieilles juchées sur le bourriquot tenant devant
elles le sac bourré d’herbe ou le fagot de bois sec. J’ai vu de minuscules
maisons de pierre tout à fait semblables aux nôtres, dans un village sans
électricité et sans eau où la place publique figurait assez bien la djema et je
me suis assis sur une dalle pour écouter M. le Maire nous faire part de quelque
projet mirifique qui allait apporter le progrès dont rêvent tous les
montagnards et qui n’arrive jamais à eux »…
Projet mirifique de la colonisation ! Bien évidemment. Comment, à
ce moment étouffé de l’histoire, dire mieux que ces bouts de phrases, d’un
français littérairement lisse, qui réussissent à passer avec simplicité et
intelligence les mailles de la censure d’une guerre que ses responsables obnubilés
nommaient eux les « évènements
d’Algérie » tout en orchestrant des défilés de voitures et
klaxons pour l’« Al-gé-rie
fran-çaise »?...
Mouloud Feraoun n’annonçait-il pas la couleur, quelques paragraphes
plus haut en explicitant son objectif ? Il écrivait : « Il me fallait retrouver ici [en Grèce,
en Orient] à tout prix ma Kabylie natale,
ses villages accrochés aux sommets, ses rudes montagnards, ses ânes intrépides,
ses chèvres capricieuses, ses oliviers et ses figuiers », que la
guerre avait profondément défigurés…
Moins de deux mois après ce bref voyage, 121 intellectuels, écrivains
et artistes représentant l’élite de la
France et dont Feraoun, pour l’essentiel, connait bien les travaux, signent un
manifeste qui est un appel à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Parmi
eux : Maurice Blanchot, André Breton, Marguerite Duras, Jean Paul Sartre,
Simone de Beauvoir, Jérôme Lindon des Editions de Minuit, Pierre Boulez, André
Mandouze, Arthur Adamov….
Avec Ali Feraoun et sa fille, plus
d’un demi siècle après la disparition de
Mouloud Feraoun, sur la terrasse de la
maison familiale à Tizi Hibel ; village que l’on voit poindre du
brouillard à l’arrière plan.
« Mouloud Feraoun, un écrivain engagé ».
C’est le titre d’un ouvrage de prés de 400 pages qui vient enfin de
paraitre aux Editions Casbah, après avoir connu une première édition en 2013
chez ACTES SUD. L’auteur, José Lenzini, natif de Sétif, est bien connu pour de
précédentes biographies sur « Aurélie
Picard, Princesse tidjani », sur Barberousse, Camus, etc.
Ali Feraoun, fils de l’écrivain, explicite clairement dans la préface
le pourquoi, le comment et difficultés
de ce livre. A lire donc soigneusement cet écrit d’un témoin de premier plan,
aujourd’hui Président de la Fondation Mouloud Feraoun pour la culture.
Les trois derniers chapitres de cet
essai vivant et fort bien documenté concerne l’essentiel du propos de
notre article mais en l’intégrant mieux que nous dans les vents complexes et
terribles de l’époque, presque jour pour jour.
Qu’on en juge seulement par les dix premières lignes qui ouvrent le
récit de vie.
« -C’est une fille ou un
garçon ?
« L’employé attend,
porte-plume suspendu au-dessus du grand registre. Il regarde Arezki.
« -C’est un garçon. Il
s’appelle Mouloud. Mouloud Aît Chaabane des Aït Mahmoud.
« -Ca n’existe plus ce nom…
Tu le sais bien ! Le nom des Français c’est Feraoun ! C’est comme ça
qu’ils ont baptisé ta famille.
« -Mais notre nom véritable
c’est…
« L’employé fait glisser son
porte-plume sous la chéchia. .. »
Tout (ou
presque) est apparemment dit du « destin » du futur écrivain au jour
même de son inscription à l’état civil où le nom des siens lui est refusé…
Comment alors toute sa vie ne pas vouloir sortir de l’oppression et de la
misère ? Comment ne pas faire œuvre de résistance ? Ne pas agir,
écrire, enseigner et faire œuvre de lutte pour ouvrir la vie à un autre
monde ? A plus de justice. Plus de
lumière. Plus d’humanité et de vérité….
La
couverture du livre avec un portrait de l’écrivain réalisé par le peintre Denis
Martinez
Abderrahmane
Djelfaoui