Le hasard des temps, des rencontres et
des programmations de ce ramadhan a fait que deux soirées culturelles
successives organisées par l’ADPE d’Alger (Association pour le développement et
la promotion de l’entreprise) ont eu pour thème l’Amour impossible, l’Amour
vécu dans l’adversité, le feu et le sang... Deux soirées où deux figures féminines vives de notre
patrimoine immatériel ont été évoquées avec tendresse et ferveur. Anna Gréki,
d’abord poétesse du 20ème
siècle. Hiziya ensuite devenu le poème populaire et légendaire que l’on sait d’une
héroïne 19 ème siècle qui a donné lieu à des chants interprétés par les voix
remarquables des Ould Abdel Hamid Ababssa, Klifi Ahmed, Rabah Driassa ou Rédha
Doumaz….
Croisement de circonstances et lieux de
plénitude.
Si Hiziya est
connue pour avoir passionnément aimée et
être décédée à l’âge 23 ans sur le versant sud de l’Atlas saharien, dans la
région de l’oued Djedi, à environ à une centaine de kilomètres au sud est de
Biskra, sait-on que Anna Gréki passa moins d’un siècle plus tard le meilleur de
son enfance à Menaa, à moins de 100 kms
au nord est dans le massif de l’Aures ?...
Et est-ce que l’on se rend compte du lien
géographique de proximité qui lie ces deux lieux légendaires, mythiques entre
eux ? Bien que Sidi Khaled se
trouve dans la steppe et Menaa en rude montagne, il y a moins de 100km entre
eux à vol d’oiseau … Sidi Khaled, comme son nom l’indique est une ville de
pèlerinage où, dit-on, est enterré le prophète Sidi
Khaled Ibn Sinan el Absi (de la célèbre tribu de Abs d'où le poète esclave
Antar ibn Shaddad était issu) …. Menaa quant à elle, une bourgade où
l’administration coloniale construisit une petite école élémentaire en 1915 à
l’intérieur de la zaouïa des Beni Abbas datant du XVIIè siècle, -à moins de 30
mètres de sa mosquée Moul essbil
fondée sur des ruines romaines ...
Mausolée de Sidi Khaled (wilaya de Biskra)
Menaa telle q’a du la vivre Anna Gréki enfant dans
les années 30 (avant la deuxième guerre mondiale)
Enfant, Anna Gréki a
certainement assistée à des fêtes au son
de la ghaïta et du def où des poétesses locales ou venues de plus
loin élevaient des chants héroïques ou funèbres sur les nobles faits des
rebelles et bandits d’honneur tel celui sur Messaoud Ben Zelmat.
« Sur
les monts du Zellatou
« Mon
bien aimé /
Tient ses ennemis à
genoux […]
« Mon
bien aimé /Messaoud
Ben Zelmat […]
« De
jour comme de nuit
/ Tout le pays
est à lui
« Du
Mellagou à l’Ahmar Khaddou
« Il est
le lion dans son domaine […]
C’est ainsi
qu’il est / Et
que je l’aime […] »
Des chants forts qui
sont la résistance et préparent à la résistance ; des chants qui marquent
à vie…
Ces points de
croisement étant signalés, se rend-t-on compte enfin de la jeunesse inouïe des
deux héroïnes ? Anna Gréki décédée à l’âge 35 ans, Hiziya à 23 ?...
ANNA GREKI/ SID AHMED INAL
Dans mon exposé au
siège de l’ADPE sur Anna Gréki, je soulignais que : « Pour comprendre la fougue et la droiture de cette jeune femme qui
subjugua tant d’esprits et de cœurs, née à Batna en 1931 il faut savoir qu’elle
décrocha son bac à Skikda (ex Philippeville) à seize ans une année après mai
45 ... Et surtout qu’à vingt deux ans, étudiante en Lettres modernes, elle est follement amoureuse en Sorbonne d’un
brillant étudiant en Histoire, Ahmed Inal, natif du vieux Tlemcen, qui mourra
officier de l’ALN et secrétaire du commandement de la zone 5 au maquis de cette
même région en octobre 1956, à l’âge de vingt cinq ans … Cinq
mois après la disparition dans des circonstances affreuses de son aimé, Ahmed
Inal, Anna Gréki sera elle aussi suppliciée par les paras à la villa Susini
puis incarcérée à Serkadji où elle écrira l’essentiel de son recueil « Algérie
Capitale Alger »
Dans ce recueil
cinq longs poèmes d’Anna sont consacrés à Ahmed Inal. Dans l’un d’eux, « A cause de la couleur du ciel »,
elle écrit :
« Pour Ahmed Inal
« Arrogant tel un très jeune homme
Il ressemble à la
liberté
Il ressemble tellement à la liberté
Ce ciel tendre plus qu’un oiseau ce ciel adulte
Que j’en ai la gorge serrée –ciel de vingt ans
Qui veut aller nu triomphant comme une insulte »…
Et dans un autre
poème de cette série, « Avant ton
éveil », elle poursuit du fond de sa sinistre cellule :
«« […] Vivant plus que vivant
Tu es l’eau pure où
je me baigne
Dans la Ville des Sources
Que je ne connais pas
Et je cherche à
jamais tes lèvres
Baiser secret et son pistil
« Vivant plus que vivant
Avec ton corps qui brille
Aux quatre cris de la douleur
Eparpillé déchiqueté torturé
Saignant sur la
terre orange
Où nous sommes nés »
Sid Ahmed Inal au maquis (photo Djaffar Inal)
HIZIYA / SIYED AU MILIEU 19ème
SIECLE
Hiziya,
Hiziya, Hiziya… Que de rêves et légendes à son propos… Sur sa belle et douloureuse
aventure d’amour, l’anthropologue et musicien Nourredine Saoudi a fait une
intervention à la fois riche, précise et d’une grande délicatesse. Il situera
d’abord la naissance de Hiziya dans
le cadre de la famille dominante des Bouakkaz, de la puissante tribu des
Dhouaouda qui dominent cette région agropastorale de Sidi Khaled.
Née approximativement en 1852, c'est-à-dire au milieu
d’un siècle noir pour les Algériens qui sont conquis par le fer et le feu,
Hizia bent Ahmed Belbey n’en était pas moins d’une rare beauté au point où les
filles la jalousaient et l’enviaient, et les hommes succombaient à son charme,
désirant l’épouser, en voulant surenchérir sur la dot.
Mais le
cœur de Hiziya était pris, elle était amoureuse de son cousin Saïyed, orphelin
recueilli dès son enfance par son oncle, puissant notable de la tribu et père
de Hiziya. Sayed était d’ailleurs un
prestigieux cavalier qui avait tout pour plaire. Fille de grande famille Hiziya
est : « louange et chanson … »
"Lorsqu'elle marchait, droit
devant elle, [..] elle était admirée de tous."
La force d’amour de cette jeune
femme est telle qu’il est dit que son œil est « une balle meurtrière dans
une cartouche de cuivre syrien semblable à celle qui détermine la qualité du
guerrier »…
Et le poète de développer une
description physique sensuelle l’amante :
« Elle a la denture d’ivoire et la bouche enjôleuse.
« Sa salive est comparable au lait de brebis qui
en devient miel du désir »…
« Que de noces avons-nous connu, où son
cheval, Al Azreg, caracolait comme un possédé dans les champs moissonnés »…
Ainsi la fusion est totale et le poème ne craint pas
de décrire l’intime :
« Biyadi dart el wucham fi
sdar um haram… « : « De ma main j’ai marqué en son sein
le plus pur tatouage indélébile inscrit sur l’épaule de la belle »
Hizia et
Saïyed vivent une passion enflammée et troublante. Ils se marièrent et un mois
après leur union, la jeune femme décède à Oued Tell, vers 1878 à une
cinquantaine de kilomètres de Sidi Khaled, d’un mal inconnu, alors qu’elle
revenait avec sa tribu d’un séjour saisonnier dans le Nord.
Elle avait 23
ans…
Tout, puis le
né ant… Saïyed inconsolable. Meurtri
par la douleur, d’autant plus qu’il perdra aussi son cheval, il va errer seul
des jours et des jours avant d’aller retrouver vers la fin de l’année 1878 le
grand poète Mohamed Ben Guitoun afin
qu’il écrive un poème à la mémoire de sa bien-aimée.
Le maître du
melhoun écoute attentivement l’histoire de Saiyed. Ben Guittoun, lui-même de
cette fascinante région de Sidi Khaled, va l’immortaliser dans un grand poème
devenu une des plus belles histoires
d’amour que va populariser la tradition orale d’est en ouest et du sud au nord
:
«Offrez-moi
votre compassion oh belles gens pour la reine des femmes.
Le tombeau
est sa demeure.
Et un feu
ardent brûle en moi !
Ma souffrance
est extrême.
Mon cœur s'en
est allé, avec la svelte Hizia.
Hélas ! Plus
jamais je ne jouirai de sa compagnie.
»
Saïyed s’exilera loin de sa tribu, solitaire et
malheureux dans l’immensité du désert jusqu'à sa mort.
Les tombes de Hiziya et de sa mère… à Sidi Khaled
Voilà donc au moins
deux grandes figures de notre patrimoine qui attendent que des romanciers
modernes, des essayistes, des cinéastes, des dramaturges, des conteurs, des
dessinateurs de BD talentueux, etc, etc,
leur donnent une vie nouvelle auprès des millions et millions de jeunes qui les
méconnaissent… (ce qui n’est pas vraiment une toute autre histoire….)
Abderrahmane
Djelfaoui
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