mardi 21 juin 2016

Tragédies d’Amour, Résistance et Poésie

Le hasard des temps, des rencontres et des programmations de ce ramadhan a fait que deux soirées culturelles successives organisées par l’ADPE d’Alger (Association pour le développement et la promotion de l’entreprise) ont eu pour thème l’Amour impossible, l’Amour vécu dans l’adversité, le feu et le sang... Deux soirées où  deux figures féminines vives de notre patrimoine immatériel ont été évoquées avec tendresse et ferveur. Anna Gréki, d’abord   poétesse du 20ème siècle. Hiziya ensuite devenu le poème populaire et légendaire que l’on sait d’une héroïne 19 ème siècle qui a donné lieu à des chants interprétés par les voix remarquables des Ould Abdel Hamid Ababssa, Klifi Ahmed, Rabah Driassa ou Rédha Doumaz….


Croisement de circonstances et lieux de plénitude.

Si Hiziya est connue pour avoir  passionnément aimée et être décédée à l’âge 23 ans sur le versant sud de l’Atlas saharien, dans la région de l’oued Djedi, à environ à une centaine de kilomètres au sud est de Biskra, sait-on que Anna Gréki passa moins d’un siècle plus tard le meilleur de son enfance à Menaa,  à moins de 100 kms au nord est dans le massif de l’Aures ?...

 Et est-ce que l’on se rend compte du lien géographique de proximité qui lie ces deux lieux légendaires, mythiques entre eux ?  Bien que Sidi Khaled se trouve dans la steppe et Menaa en rude montagne, il y a moins de 100km entre eux à vol d’oiseau … Sidi Khaled, comme son nom l’indique est une ville de pèlerinage où, dit-on, est enterré le prophète Sidi Khaled Ibn Sinan el Absi (de la célèbre tribu de Abs d'où le poète esclave Antar ibn Shaddad était issu) …. Menaa quant à elle, une bourgade où l’administration coloniale construisit  une petite école élémentaire en 1915 à l’intérieur de la zaouïa des Beni Abbas datant du XVIIè siècle, -à moins de 30 mètres de sa mosquée Moul essbil fondée sur des ruines romaines ...

Mausolée de Sidi Khaled (wilaya de Biskra)

Menaa telle q’a du la vivre Anna Gréki enfant dans les années 30 (avant la deuxième guerre mondiale)


Enfant, Anna Gréki a certainement  assistée à des fêtes au son de la ghaïta et du def où des poétesses locales ou venues de plus loin élevaient des chants héroïques ou funèbres sur les nobles faits des rebelles et bandits d’honneur tel celui sur Messaoud Ben Zelmat.

« Sur les monts du Zellatou
« Mon bien aimé / Tient ses ennemis à genoux […]   
« Mon bien aimé /Messaoud Ben Zelmat […]
« De jour comme de nuit / Tout le pays est à lui
« Du Mellagou à l’Ahmar Khaddou
« Il est le lion dans son domaine […]
C’est ainsi qu’il est / Et que je l’aime […] »

Des chants forts qui sont la résistance et préparent à la résistance ; des chants qui marquent à vie…
Ces points de croisement étant signalés, se rend-t-on compte enfin de la jeunesse inouïe des deux héroïnes ? Anna Gréki décédée à l’âge 35 ans, Hiziya à 23 ?...


ANNA GREKI/ SID AHMED INAL


Dans mon exposé au siège de l’ADPE sur Anna Gréki, je soulignais que : « Pour comprendre la fougue et la droiture de cette jeune femme qui subjugua tant d’esprits et de cœurs, née à Batna en 1931 il faut savoir qu’elle décrocha son bac à Skikda (ex Philippeville) à seize ans une année après mai 45 ... Et surtout qu’à vingt deux ans, étudiante en Lettres modernes,  elle est follement amoureuse en Sorbonne d’un brillant étudiant en Histoire, Ahmed Inal, natif du vieux Tlemcen, qui mourra officier de l’ALN et secrétaire du commandement de la zone 5 au maquis de cette même région en octobre 1956, à l’âge de vingt cinq ans …  Cinq mois après la disparition dans des circonstances affreuses de son aimé, Ahmed Inal, Anna Gréki sera elle aussi suppliciée par les paras à la villa Susini puis incarcérée à Serkadji où elle écrira l’essentiel de son recueil « Algérie Capitale Alger »


Dans ce recueil cinq longs poèmes d’Anna sont consacrés à Ahmed Inal. Dans l’un d’eux, « A cause de la couleur du ciel », elle écrit :

« Pour Ahmed Inal

« Arrogant tel un très jeune homme
 Il ressemble à la liberté
Il ressemble tellement à la liberté
Ce ciel tendre plus qu’un oiseau ce ciel adulte
Que j’en ai la gorge serrée –ciel de vingt ans
Qui veut aller nu triomphant comme une insulte »…

Et dans un autre poème de cette série, « Avant ton éveil », elle poursuit du fond de sa sinistre cellule :

«« […] Vivant plus que vivant
Tu es l’eau pure où je me baigne
Dans la Ville des Sources
Que je ne connais pas
Et je cherche à jamais tes lèvres
Baiser secret et son pistil

« Vivant plus que vivant
Avec ton corps qui brille
Aux quatre cris de la douleur
Eparpillé déchiqueté torturé 
Saignant sur la terre orange
Où nous sommes nés »

Sid Ahmed Inal au maquis (photo Djaffar Inal)



HIZIYA / SIYED AU MILIEU 19ème SIECLE


Hiziya, Hiziya, Hiziya… Que de rêves et légendes à son propos… Sur sa belle et douloureuse aventure d’amour, l’anthropologue et musicien Nourredine Saoudi a fait une intervention à la fois riche, précise et d’une grande délicatesse. Il situera d’abord la naissance de Hiziya dans le cadre de la famille dominante des Bouakkaz, de la puissante tribu des Dhouaouda qui dominent cette région agropastorale de Sidi Khaled.
Née approximativement en 1852, c'est-à-dire au milieu d’un siècle noir pour les Algériens qui sont conquis par le fer et le feu, Hizia bent Ahmed Belbey n’en était pas moins d’une rare beauté au point où les filles la jalousaient et l’enviaient, et les hommes succombaient à son charme, désirant l’épouser, en voulant surenchérir sur la dot.




Mais le cœur de Hiziya était pris, elle était amoureuse de son cousin Saïyed, orphelin recueilli dès son enfance par son oncle, puissant notable de la tribu et père de Hiziya. Sayed était d’ailleurs un prestigieux cavalier qui avait tout pour plaire. Fille de grande famille Hiziya est : « louange et chanson … »
"Lorsqu'elle marchait, droit devant elle, [..] elle était admirée de tous."
La force d’amour de cette jeune femme est telle qu’il est dit que son œil est « une balle meurtrière dans une cartouche de cuivre syrien semblable à celle qui détermine la qualité du guerrier »…
Et le poète de développer une description physique sensuelle l’amante :

« Elle a la denture d’ivoire et la bouche enjôleuse.
« Sa salive est comparable au lait de brebis qui en devient miel du désir »…
« Que de noces avons-nous connu, où son cheval, Al Azreg, caracolait comme un possédé dans les champs moissonnés »…
Ainsi la fusion est totale et le poème ne craint pas de décrire l’intime :

« Biyadi dart el wucham fi sdar  um haram… « : « De ma main j’ai marqué en son sein le plus pur tatouage indélébile inscrit sur l’épaule de la belle »

Hizia et Saïyed vivent une passion enflammée et troublante. Ils se marièrent et un mois après leur union, la jeune femme décède à Oued Tell, vers 1878 à une cinquantaine de kilomètres de Sidi Khaled, d’un mal inconnu, alors qu’elle revenait avec sa tribu d’un séjour saisonnier dans le Nord.
Elle avait 23 ans…
Tout, puis le né           ant… Saïyed inconsolable. Meurtri par la douleur, d’autant plus qu’il perdra aussi son cheval, il va errer seul des jours et des jours avant d’aller retrouver vers la fin de l’année 1878 le grand poète Mohamed Ben Guitoun afin qu’il écrive un poème à la mémoire de sa bien-aimée.
Le maître du melhoun écoute attentivement l’histoire de Saiyed. Ben Guittoun, lui-même de cette fascinante région de Sidi Khaled, va l’immortaliser dans un grand poème devenu une des plus belles histoires d’amour que va populariser la tradition orale d’est en ouest et du sud au nord :

«Offrez-moi votre compassion oh belles gens pour la reine des femmes.
Le tombeau est sa demeure.
Et un feu ardent brûle en moi !
Ma souffrance est extrême.
Mon cœur s'en est allé, avec la svelte Hizia.
Hélas ! Plus jamais je ne jouirai de sa compagnie. »

Saïyed s’exilera loin de sa tribu, solitaire et malheureux dans l’immensité du désert jusqu'à sa mort.

Les tombes de Hiziya et de sa mère… à Sidi Khaled

Voilà donc au moins deux grandes figures de notre patrimoine qui attendent que des romanciers modernes, des essayistes, des cinéastes, des dramaturges, des conteurs, des dessinateurs de BD talentueux,  etc, etc, leur donnent une vie nouvelle auprès des millions et millions de jeunes qui les méconnaissent… (ce qui n’est pas vraiment une toute autre histoire….)

Abderrahmane Djelfaoui


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