C’est à quelques encablures des belles plages de Ain
Taya que je suis allé à la rencontre de Mohamed Saddek Daoud.
Daoud Mohamed Saddek à son domicile (photo
Abderrrahmane Djelfaoui)
Mais avant d’en venir à sa formation dans les arts traditionnels ainsi qu’a l’amitié respectueuse qui le liait
fortement à Mostefa Bendebagh, à Mohmamed Temmam et à d’autres artistes
algérois, nous avons inciter notre hôte à aller vers les lointains souvenirs de
sa jeunesse à la Casbah, et cela devant une table bellement servie pour le
café…
Car peut-on comprendre aujourd’hui l’essence d’une vie presque
entièrement consacrée à la décoration traditionnelle sur bois (coffres à
mariées, coffrets à bijoux, miroirs, berceaux, petites tables, étagères),
poteries (derbouka, bokala, qol….) et enluminure sans que l’on ne prenne
d’abord en compte ce qu’était la vie publique et domestique de ces objets dans
la vieille cité populaire, industrieuse et rayonnante malgré les adversités
qu’était la Casbah ?...
Mohamed Saddek Daoud n’a pas l’habitude de se mettre au-devant… Il
sourit, serre et tourne une main dans l’autre puis se met peu à peu à parler….
« Je suis né en 1933 à la casbah,
pas loin de Sidi Abderrahmane. Mon père avait là une maison. J’ai d’ailleurs
été à la garderie d’enfants du jardin Marengo, qui se trouvait sous Sidi
Abderrahmane, en 1937-38 avec ma sœur. J’ai fait aussi l’école primaire au haut
de la rampe vallée, ainsi que l’école coranique avec ses planchettes à écrire à
la rue de la Casbah… »
Et comme s’il retrouvait soudain l’espièglerie enfantine à plusieurs
décennies de distance, Mohamed Sadek sourit à l’évocation de laver à l’eau leurs
planchettes, hors de la classe et de la vue du cheikh. Les gamins en
profitaient alors pour allonger au maximum ce temps de récréation, question d’être
loin de toute récitation…
Pour comprendre, il faut effectivement avoir vécu ces moments d’enfance
où il fallait aller très tôt matin à l’école coranique avant de se diriger
ensuite, à l’heure précise, vers la cour de l’école « française »…
Une école coranique (photo APS)
Jeune je rencontrais souvent prés
la maison de grandes personnes connues et
respectées parmi lesquelles El Ankis ou Momo (Himoud Brahimi) habillé de
vêtements traditionnels et son éternel petit couffin à la main… Il y avait un
peu plus bas que chez nous la famille d’Ahmed Hocine (qui deviendra le
directeur de la Cinémathèque algérienne, mais n’était qu’étudiant au lycée
Guillemin alors) et sa jeune sœur Baya Hocine que j’ai connu toute gamine
durant la seconde guerre mondiale avant qu’elle ne soit emprisonnée à Serkadji
durant la guerre de libération malgré qu’elle soit mineure … »
Chaque maison de la Casbah
vivait d’entraide et de solidarité.
« Pour la plupart des
casbadjis de cette époque, vivre à la Casbah c’était vivre en famille dans une
grande pièce, une grande chambre. Il y
avait bien sur des différences de moyens d’une famille à une autre, mais dans
la plupart des maisons trônait au fond de la pièce familiale le « bonk el
qobba », un lit élevé sur pieds, avec une coupole recouverte de tissu. Le
lit de fer forgé était doré ou argenté. Sous ce lit, existait un grand espace
qui faisait office de dépôt. Par exemple quand la famille avait fini de manger,
on enlevait « la meida » (ou la « skampla », autre table
basse, octogonale) pour la ranger sous « bonk el qoba » ; on
dégageait comme ça de l’espace. Le lit était surélevé d’à peu prés un mètre
cinquante. Dessous il y avait donc tout
un volume pour le rangement domestique.
A l’époque, faut-il le rappeler, on ne vivait pas dans des appartements. Dans chaque douéra ou dar 3rab, il y avait au
grand maximum pour chaque famille deux pièces pour vivre. Mais la plupart des
gens vivaient en famille dans une seule pièce. C’est comme ça qu’on sortait la
« meida » quand des gens venaient en visite à la maison. On la
mettait au milieu de la pièce ou dans la courette. Une fois les invités partis,
la « meida » et les ustensiles lavés et séchés repartaient sous le
lit de fer forgé… »
« Bonq el
Qoba », Dar Khdaouj El Amia. Au printemps les femmes en repeignaient le
fer forgé d’or ou d’argent et refaisaient le matelas de laine et les broderies
de la décoration. (Photo Abderrahmane Djelfaoui)
« Pour ranger d’autres affaires la pièce était pourvue de niches creusées
dans les murs, dans le style mauresque.
Une petite étagère en bois coupait la niche vers le haut. Puis il y
avait énormément de cuivrerie. « En-nhass », comme on disait. La
plupart des ustensiles ou objets de décor étaient en cuivre. Les jeunes filles
de la maison les astiquaient au moins une fois par semaine, ce qui s’appelle
astiquer comme il faut!..
Jarre
en cuivre . « Ecoute
ce chant de cuivre ciselé »,
Ecrivait le poète Bachir
Hadj Ali natif de Bir Djebbah
« La cuisine était un espace
extérieur à la pièce, dans la cour « El Mrah » qu’on se partageait en
commun où il y avait les ustensiles, le « kanoun » (petit four à
charbon en terre cuite) qui donnait à la nourriture un excellent gout parce
qu’elle y cuisait à petit feu. Il y avait aussi un petit fourneau à pétrole,
qu’on pompait. Pour revivre tout ça il faut revoir la série de films télé «Dar
Es-Bitar » …
Dar Es-Sbitar est une adaptation feuilletonnesque à la télévision faite
en noir et blanc et parlé en algérien par le réalisateur Mustapha Badie d’après
le roman de Mohamed Dib qui relate des évènements de 1939 …
« Au mois de Chaabane, avant
chaque ramadhan, tous les habitants de la maisonnée se réunissaient pour lancer
le blanchiment des murs. Et cela dans chaque maisonnée du quartier, ensemble.
Mais le travail de blanchiment à la chaux était fait par les femmes elles
mêmes. Les couleurs étaient soit le blanc, le vert pâle soit le bleu nylé… Cela
pouvait aussi se faire à l’occasion de mariages
et c’étaient toujours les femmes qui chaulaient la maison, la buanderie et la terrasse. Pour ces évènements comme pour
toute fête ou toute nécessité sociale, l’action est menée dans un mouvement d’entraide des gens de la maison et des
voisins. On ne faisait presque rien seul. Tout se faisait en commun. Par
exemple, c’était un point d’honneur de la famille ou même des voisins que d’aller
célébrer des mariages de leurs parents ou de parents de leurs voisins dans la
lointaine campagne (Metidja, le Sahel, ou plus loin encore) tant forts étaient
les liens humains entre les gens. Aujourd’hui on se contente de se souhaiter
familialement Saha 'Aidek par SMS…
« Pour ce qui est du bien
vivre, je me souviens bien de la « mracha », objet à main fait pour
asperger les invités avec du parfum qui servait à mettre quelques gouttes de
l’eau de fleur d’oranger dans le café…
« Les niches servaient aussi
à y mettre une gargoulette, « qolla » ou « qlilla » au
frais. On les décorait de poteries, de vases, de récipients en céramique. Je
vous l’ai déjà dis, Mostefa Bendebagh travaillait la surface de ces gargoulettes avec du jus de
caroube (« el kharroube »). Avec ce jus il traçait des dessins
d’abord invisibles, mais quand l’objet d’argile était plongé dans une bassine d’eau, apparaissait
alors de jolis dessins de couleur verte…. C’est qu’on n’avait pas à l’époque de
frigidaire. Sinon la « qola » était recouverte d’un sac de jute ou de
chiffon.
« Kola »,
décorée par Mohamed Saddek Daoud
(extrait du
catalogue collectif d’hommage à Mostefa Benfdebagh)
« Les étagères ou « mestra » : est un
élément décoratif et fonctionnel. Que
ce soit à l’entrée ou à l’intérieur de la pièce ces supports sont destinés à
recevoir des objets tels que cuivrerie, vases, quinquets ou chandeliers que les
gens aimaient beaucoup …Le bois de ces étagères pouvait être simplement ajouré,
sculpté ou joliment peint.
Etagère finement décorée par Mohamed
Saddek Daoud, accrochée au mur de son salon (Photo abderrahmane Djelfaoui)
« Le pourtour du sol de la
pièce était recouvert de banquettes en
bois sculptés ou décorées. Elles servaient de salon dans la journée et de
literie la nuit. Elles étaient décorées de coussins brodés (les femmes
brodaient beaucoup, point de croix, etc, etc) ; sinon le sol était
recouvert de peaux de mouton. C’était comme des fauteuils ; s’y assoir et
y passer du temps était un vrai plaisir. Ces peaux provenaient des bêtes du
sacrifice de l’Aïd El Kbir, etc. On les lavait, on les séchait sur les
terrasses ; elles étaient récupérées.
Au mur, il y avait des tableaux,
avec l’évocation de Dieu « Allah », ou du Prophète
« Mohamed ». Il y avait aussi à cette époque dans presque toutes les
maisons « El Bouraq », la monture mythique sur laquelle le Prophète
était monté au ciel. C’était un tirage qui se vendait beaucoup et que les gens
aimaient.
Image traditionnelle
représentant El Bouraq, cheval mythique (photo Abderrahmane Djelfaoui)
« Ceux qui pouvaient se le
permettre avaient un tableau de calligraphie. Il y avait aussi une photographie
souvenir du grand père ; on avait le respect de l’aïeul… Eventuellement un
certificat d’études, encadré était exposé. C’était quelque chose d’avoir atteint
le certificat d’études pour un indigène ! D’autant plus que les filles ne
dépassaient jamais les classes du primaire. Elles restaient à la maison en
attendant le mariage en faisant de la broderie et en préparant leur trousseau,
leur dot. Les femmes travaillaient énormément : ce sont elles qui
faisaient les tricots ou chandails, qu’on n’achetait pas. Elles faisaient
« mhirmet el ftoul », foulards filés… Il y avait par ailleurs
toujours dans les maisons de la Casbah, une machine Singer. On entendait toutes
les après midi les femmes pédaler leur machine à coudre : la chemise du
garçon, de la fille et même du mari ! Les gens n’étaient pas suffisamment
aisés. Il y avait une sorte d’autosuffisance. Même si le linge était vieux,
parfois rapiécé, il était propre et bien
repassé…. Je me souviens que les juifs qui habitaient la basse casbah ou Djamaa
Lihoud allaient comme nous au hammam ; ils parlaient l’arabe qu’on
parlait. Il y avait aussi bon nombre d’humbles
européens qui étaient venus s’installer là suite à la guerre d’Espagne…
« Pour en revenir aux intérieurs de la
Casbah où les hommes étaient absents toute la journée, y laissant les femmes,
les jeunes filles et les enfants, il faut savoir que les pièces étaient
décorées par des rideaux et des tentures
en bon nombre à la porte, à la petite fenêtre comme sur le lit principal,
« bonk el qoba ». Ces pièces étaient délicieusement silencieuses. Les
femmes, après le déjeuner, l’apres midi, se rencontraient sur les terrasses qui
donnaient pratiquement les unes sur les autres et à partir desquelles on avait
une vue superbe sur la baie d’Alger, son port, les mosquées, les mouettes…
« Je me souviens surtout des
pots de « Hbaq », de basilic. Toutes les maisons, tout le monde en
avait au moins un pot qu’on mettait dans un coin »…
Vue sur l’est d’Alger, son port, sa baie à partir d’une
terrasse de la Casbah (Photo Abderrahmane Djelfaoui)
Bien sur, même si Mohamed Saddek Daoud ne le dis pas directement, ou préfère
même le taire, il sait d’expérience que la vie d’alors pour lui, ses parents comme
pour ses voisins n’était pas toujours une partie de plaisir. Aujourd’hui
non plus d’ailleurs. Mais l’artisan décorateur et enlumineur qui continue à
travailler et peindre à son âge vénérable dans son appartement de Ain Taya ne
veut retenir de cette époque révolue que l’atmosphère de bonne entente et de
bienveillance humaine, réelle, simple et chaleureuse.
Abderrahmane Djelfaoui
(à suivre...)
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