Le poète et éditeur français Francis Combes rappelle dans
l’introduction: « Les poètes et la guerre d’Algérie »,
recueil publié par la Biennale internationale des poètes du Val de Marne
en 2012 :
« En
1960 la revue Action poétique publia
un numéro spécial contre la guerre d’Algérie (qui fut avec le numéro
« spécial Chili », de 1971, celui qui connut la plus grande
diffusion : plus de six mille exemplaires… ce qui n’est pas rien pour une
revue de poésie, même dans les années 60) ».
Le nom d’Anna Gréki,
le 7ème sur la liste de haut en bas,
apparaît sur la
couverture de ACTION POÉTIQUE
Dans ce numéro 12 (décembre 1960) préparé par
Gilles Fournel, poète, ancien instituteur et, à cette époque, producteur et
animateur d’émissions culturelles et poétiques à l’ORTF, paraissent , entre
autres, des textes des poètes Guillevic, Lanza del Vasto, Pierre Seghers,
Antoine Vitez, Henri Deluy, Anna Greki (avec les poèmes Les nuits le jour dédié à la mémoire de Raymonde Peschard et L'espoir, dédié à Jacqueline Guerroudj), Charles
Dobzynski, Serge Bec, Alain LanceFranck Venaille, Youri, Yves Broussard, etc,
avec des dessins de Lapoujade, Corneille, Louis Pons et Michel Raffaelli .
Il faut quand même savoir qu’à cette époque où « la
guerre d’Algérie » n’était officiellement et légalement nommée que par la
formule « les événements d’Algérie » avec ses « actions de maintien de l’ordre», Gilles
Fournel avait déjà, en 1957, courageusement initié une anthologie qui avait
pour titre : Les poètes français contre la guerre,
avec les textes choisis des poètes Marc Alyn, Lily Bazalgette, Marcel Béalu, Pierre Béarn, Luc Bérimont, Jean Bouhier ... (publié à L'Orphéon, 1957)
*
D’Alger, je contacte par téléphone, le lundi
29 septembre 2014, Henri Deluy,
directeur de la revue Action Poétique
depuis 1958, considérée comme l’une des plus anciennes revues de poésie
française … se désole de ne pouvoir me dire grand-chose sur Anna Gréki. « Ce que je sais c’est que
j’avais reçu ces deux poèmes d’Anna par l’intermédiaire d’un courrier postal envoyé par Serge Bec. Nous savions par Bec qu’elle
était une personnalité. Pour nous ces poèmes étaient avant tout un témoignage
direct d’une personne, une poétesse, pleinement engagée dans le combat
libérateur de son peuple contre le colonialisme français »
LES NUITS LE JOUR
Pour
Raymonde Peschard
[…] Pourrais-je dire les nuits ourlées de néon
Sur la mer chatoyant de tous ses yeux de paon
Ces soirs bleus où la ville allume ses étoiles
Les étoiles douces comme des grains de plomb
-Et d’autres nuits noires claquant comme une voile
Sur les djébels muets aux poitrines trouées
Où coulent sur la chair des étoiles plombées
Pourrais-je dire les nuits creuses dans un jour
Alluvial parsemé de misères témoins
Nuits troglodytes dynamitées haletantes
Nuits suspendues à un regard d’enfant – brillantes
Bulles égrenées à la merci d’un coup de poing
Contre des murs d’un coup de pioche en plus en moins
Bulles lisses d’armes qui creuseront le jour
[…] Pourrais-je dire la nuit dans l’eau dans le froid
Dans l’attente dans la peur dans l’ignorance
-Et si le jour attendu ne se levait pas-
Pourrais-je dire les nuits passées en confiance
Dans ces demeures taciturnes où la joie
D’être chez soi infuse lentement à la
Façon d’une verveine d’un thé à la menthe
Je ne parle que des nuits quand c’est dans un lait
Roux d’automne
Alors que le ciel à fleur de terre
N’est qu’un humus mousseux où crépite la joie
Quand c’est d’un plein soleil nerveux qu’elle a glissé
Dans la nuit plate suivant une étoile douce
Qui a travers la tête blonde de Thaous
Fit croire en plein midi que la nuit est dans l’air
Je parle des nuits car il n’existe qu’un jour
C’est celui-là qui fut frappé dans sa montée
D’une balle en plein front en plein cœur d’un combat
Sur les hautes plaines du Nord Constantinois
C’est celui-là qui va retomber en éclats
Briseurs de nuits roidies – et les ensoleiller
J’oublie les nuits mais il n’existe qu’un jour
Raymonde Peschard
Par Mustapha Boutadjine
Paris 2012 – Graphisme-collage, 100 x 81
Par Mustapha Boutadjine
Paris 2012 – Graphisme-collage, 100 x 81
EL AMAL
Pour
Jacqueline
Le Tribunal permanent des Forces Armées
En Algérie a condamné à mort l’Espoir
Quand pour la énième fois tombe le soir
Avec son inéluctable saveur de paix
Pour la énième fois l’Espoir a pris ton visage
Ton nom après tant de noms tant de visages
Perdus parlant tant de langues d’un cœur commun
Parlant de corps navrés pour le bonheur commun
Tu as la simplicité de l’indispensable
Côte à côte avec ta rivière responsable
Cailloux brillants de tes paroles herbes folles
De tes yeux Tu as
conquis le droit à la parole
Tu dis à mots précis ce qu’il t’a fallu taire
Longtemps dans le délire noir de leur colère
Armée Tu dis
simplement ce qu’il t’a fallu faire
Pour que fleurisse un sang dévoré de misère
Tu te sers des mots pour dire la vérité
De ces villes explosives comme un printemps
Inédit – la vérité des buissons plombés
Que le combattant obscur cache dans son sang
Sang paysan sang citadin sang d’Algérie
Qui vient de France aussi sang de partout sang sombre
Pour que le seul cœur batte à ne jamais se rompre
Celui d’un peuple puissant et énigmatique
Tendre comme une femme qui soigne des fleurs
Tu dis à douce voix des mots accusateurs
Ces balles que tu as du leur tirer au cœur
Pour que vive ce pays qui sait son honneur
Forte comme une femme aux mains roussies d’acier
Tu caresses tes enfants avec précaution
Et quand leur fatigue se blesse à ta patience
Tu marches dans leurs yeux afin qu’ils se reposent
Cartes battues le ciel est une réussite
A l’heure juvénile où se parfait l’espoir
Propagande des
journaux colonialistes alors que Jacqueline Guerroudj est emprisonnée à
Serkadji dans la même cellule qu’Anna Gréki, Djamila Bouhired, Fadela Dziria, Louisette
Ighilahriz, Baya Hocine, Nassima Heblal,
Eliette Fatma Zohra
Loup, Zahia Kharfallah, Zhor Zerari, etc…
Djamila Amrane
(photo Abderrahmane Djelfaoui)
Djamila Amrane (Danielle Mine) dont la mère (Jacque
Guerroudj) se souvenait de ce jour de 1956 sur la plage de Ain Taya qui lui
déclamait des poèmes … « [Anna Gréki] avait déjà un regard
et une âme de poète avec lesquels elle séduisait mes enfants, et en particulier
ma fille ainée qui la suivait partout. Je la revois assise sur la plage, au
cœur d’une jupe en corolle, ses cheveux flottant sur ses épaules, les yeux
perdus en mer, laissant couler le sable entre ses doigts, et contant une
histoire à ma fille. Image romantique, limpide et éclatante » (Djamal Amrani, Anna Gréki ou le miroir brisé, dans
l’hebdomadaire Révolution Africaine
du 28 janvier 1988 - rubrique MEMOIRE)
*
Quant
à Serge Bec son nom est sur la même couverture d’Action Poétique « guerre d’algérie » de 1960…
L’nterviewant
en mai 2002 (chez lui dans le sud de la France, à Apt, en présence de sa femme
Annette) ce poète et écrivain occitan qui avait introduit Anna Gréki dans Action poétique, il me précise qu’il
avait déjà écrit des poèmes entre 1957 et 1959 au moment où il était appelé du
contingent à la Sénia, prés d’Oran.
Le poème qui suit est extrait de son recueil
bilingue occitan/français: « Memoria de la carne / Mémoire de la chair » (Editions :
Institut d’Etudes Occitanes. Collection « Messages ». 1960)
Manuscrit de Serge
Bec de la page de garde de son livre
qu’il m’envoya
d’Apt à Alger (photo Abderrahmane Djelfaoui)
Mon poing arrache le soleil
Planté dans la chair traitre du jour
Comme il ferait d’une pomme d’amour
Pendant ce temps les paroles ont le prix du sang coupé
La guerre s’est clouée dans la bedaine du peuple
La guerre s’enrichit
Et ne cesse d’hypnotiser les oiseaux de son corps.
Le journal est une apocalypse
Neuf cent fellaghas tués
Et les cadavres des petits soldats
Et les charniers qui trouent la lumière
La semaine fut généreuse
Ca fait le compte vous pouvez charger !
Je te dis que les batailles ont le pouvoir de la plus
terrible ivresse
Je te dis que les hommes sont faits pour la tuerie
Dans le vent du plateau sec
Les tribunaux militaires se sont levés tels des échafauds
Les magistrats de la première instance aiguiseurs de dernière
heure
Tu ne peux pas faire appel
Te tête est trop banale
Les jurés du lichen sauvage
Savent déjà que tu tomberas
Serge Bec, photo de
la couverture de son livre de poèmes en occitan :
« Siéu un
païs », Edisud, 1980
Il ajoutait dans ce même entretien de 2002
son irrépressible sentiment de l’amour et de haine contre la guerre en me
lisant l’extrait d’une autre d’interview :
« La
Méditerranée, je n’ai jamais cessé de l’aimer, comme la démocratie, comme la
femme. C’est la mer-femme. Physiquement : je ne me baigne bien que dans la
Méditerranée. Intuitivement : je me sens venir du fond des âges, de ces
terres méditerranéennes, du ventre des femmes méditerranéennes. Je suis aimanté
par le Sud ! Il était normal que la Méditerranée se confondit, en Algérie,
avec mon amour. Il est normal que la femme soit devenue pour moi le rempart
contre la guerre, contre les répressions, contre les totalitarismes, et qu’elle
tienne une grande place dans ma poésie » …
*
A quel moment exact et dans quel état d’esprit Colette
Grégoire, épouse Melki, décide-t-elle de se donner un nom et prénom d’écrivain
différents de ceux de son état civil
légal : ANNA GREKI?
Cette volonté de se forger pour elle-même un nom d’art
avec lequel elle respire –et va respirer de plus en plus amplement-, s’épanouir
en se consolidant par une rectitude inébranlable, est-elle en rapport avec la
préoccupation de ses inédits de 1952 (a vingt et un ans) de ne vouloir dire,
n’écrire que le vrai ?...
[…] je ne marchande pas mon amour
Je ne vends pas je dis la vérité
Qui n’est pas faite de pain béni et d’eau fraiche
Mais de franche lutte avec mes camarades
D’intelligence de corps avec mes camarades
Nous savons la valeur de la violence
Nous voila durs avec nous-mêmes durs
Car nous savons le prix de la tendresse
Et qu’elle se gagne et qu’elle se paie.
(Poème inédit extrait de la plaquette Hommage à Anna Gréki, édité à l’occasion
de l’hommage organisé à la salle des actes de l’université d’Alger par l’Union
des Écrivains Algériens, le vendredi 24 juin 1966)
Faire part conservé
par Djamila Amrane (Danielle Mine)
et qu’elle m’avait
permit de photographier chez elle en novembre 2014
Qu’est-ce donc qui dans ses noms de jeune fille
(Grégoire, fille d’instituteurs de l’institution Jules Ferry) ou d’épouse
(Melki, dont le mari issu d’un fonds juif berbère constantinois remontant à la
nuit des temps, - et qui deviendra brillant expert en finances à
l’indépendance-) qu’est ce donc qui pouvait éventuellement la gêner, la freiner dans l’infini
espace de sa vocation de poétesse, d’essayiste et de critique d’art?...
Questions qui mériteraient à elle seule une recherche de
longue haleine, questions d’autant plus préoccupantes que Colette continuera
longtemps à cultiver l’incognito quant à la personne sociale réelle qui se
dénomme Anna Gréki… Souvent des proches, des très proches, ne feront le
rapprochement que fortuitement, sur le tard, après coup, après la disparition
même d’Anna…
A
ce propos, l’écrivain Djamal Mati se souvient : « Dans un lycée prestigieux d’Alger… une
professeure de français… une salle de classe… des élèves chahuteurs, abusant de
la gentillesse de la femme. C’était, il y a longtemps, trop lointain pour ma
mémoire. Comme les rêves d’un enfant. Elle était belle et nous étions, j’en
suis sûr, tous, sous le charme de cette jeune femme, blonde... je crois. Oui,
belle et blonde. Cela avait duré... un, deux... six mois, plus ? Mes
souvenirs sont trop vieux.
Puis, une absence, longue absence. Elle fut remplacée.
Elle n’était plus revenue. Un jour, on nous avait appris qu’elle était morte.
Inexplicable pour des enfants. Étrangement, j’étais attristé... secrètement.
Djamel Mati, place
Maurice Audin, à la sortie de nos livres respectifs :
« Yoko et les gens
du Barzakh » (roman) et
« Anna Gréki,
les mots d’amour, les mots de guerre » (essai)
[Photographie Abderrahmane Djelfaoui]
« Cette minuscule tranche de vie est restée ancrée
en moi... [Poursuit Djamel Mati]les vagues de mes réminiscences la revoyaient,
parfois. Le temps a passé, des paquets d’années, il m’arrive, encore, de me
rappeler de cette charmante dame, comme d’un rêve éphémère, réveillé par les
coïncidences des rencontres — comme celle d’aujourd’hui.
Un soir, au hasard de mes ballades sur le sixième
continent, je la rencontre sur une page web. Une vieille photo, un nom, le
lycée où elle enseigna, la période, une année peut-être, ou moins, entre 1965
et 1966.
Elle s’appelait Anna Colette Grégoire, « Anna Gréki » : La
poétesse...
Rien que ça. »
Seules « ses sœurs », nécessairement – Colette
le sait – (et seulement si elles ont
lues Algérie Capitale Alger) vont la reconnaitre, ses quelques dizaines de
sœurs de prison et de privations à qui elle a lu en temps réel certains de ses poèmes, écrits depuis sa
paillasse … Elle qui avait fortement espérée s’entendre nommer Colette Inal si
l’enfer de la guerre n’en avait disposé autrement…
De quelle argile, de quelle grâce, nait un nom (composé ?) comme celui
d’Anna Gréki qui apparait avec la fraîcheur et l’évidence d’un beau ciel
d’exil hivernal ?...
On ne peut s’empêcher de prendre en compte dans ce court
nom ce qu’il pointe musicalement d’une antique civilisation méditerranéenne,
lieu d’érection que depuis les romantiques jusqu’aux dialecticiens du 20ème
siècle on nomma: « la patrie de l’enfance de l’art » …
Mais Anna Gréki en initiales, A.G., c’est aussi âgé (e)… comme s’il fallait, peut être
également, au deuxième ou au troisième degré, signifier une fin de
jeunesse, une fin de règne ou la fin d’un cycle…
Un nom qui va assez vite devenir le creuset d’une
légende, neuve… Au-delà de la résistante-militante physique des années
50 : devenir une des premières féministes de son époque… Comme si (plus
consciemment qu’inconsciemment) Grégoire ou Melki, n’auraient été que des
étapes ou des sas, dont elle se serait intérieurement
délivrée… telle le papillon-oiseau,
dans sa mue … Un nom que personne d’autre ne pourra partager. Un nom
sans ascendance… Un nom
luminescent ; elle qui a pourtant beaucoup côtoyé la mort et que la
mort ne cessera de serrer au plus prés jusqu'à gagner son corps, sa dépouille…
Comme si en ces dernières et courtes années de sa vie
depuis sa « sortie» de Serkadji-Barberousse elle avait une préscience
qu’elle devait « allègrement sauter » le siècle, en y abandonnant
beaucoup de son état civil imposé durant la période coloniale … L’intuition
d’exorciser ou de dépasser par son art la terrible pression des nuages noirs
qui s’accumulaient contre toute attente… L’intuition de savourer furtivement
mais à fond la caisse l’annonce d’un
autre temps, d’une autre temporalité … Mais là, nous nous projetons trot
tôt en avant, dans ce qui va advenir d’elle
en Avignon d’abord, puis à Tunis
avant qu’elle ne retrouve Alger à l’Indépendance, s’y installe, y vive, y
écrive, y peigne, y étudie, y voit tant et tant de films, y enseigne enfin
avant de décéder subitement une nuit de janvier 1966 à l’âge de 35 ans …
Abderrahmane Djelfaoui
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